Les Comédiens tragiques/Chapitre 19

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 248-251).

XIX

Alvan était mort. Dirigé par le hasard, le coup de son adversaire l’avait mortellement frappé. Il mourut au matin du troisième jour. On n’avait eu, dès le début, aucun espoir de le sauver, et ses atroces souffrances faisaient appeler une issue rapide par ceux qui auraient le plus ardemment souhaité le voir vivre.

La baronne avait été mandée en hâte près de lui dès qu’il était sorti de sa première syncope. Elle le soigna jusqu’à la fin et, toute à son rôle, reçut sans une larme ses dernières confidences. La mort seule libéra la main qu’il tenait dans la sienne. Il accueillit son destin en vaillant qu’il était. Si les affres et les tortures physiques de l’agonie avaient laissé plus de liberté à sa pensée, il aurait pu, lui aussi, s’étonner de l’ironie du sort et de l’étrange destin qui faisait, au nom d’une fille sans fond, tomber un homme comme lui sous le coup d’un enfant ! Il aurait pu adresser à la vie quelque raillerie suprême et goûter le triste parfum de cet adieu : c’est ainsi que nous nous résignons, quand le poids trop lourd de nos prétentions a fait sombrer le vaisseau de nos espoirs. Il passa sans transition de l’extrême angoisse à l’immobilité.

Le silence régnait dans la vaste demeure. Cette pâte humaine, si abondamment pétrie de bien et de mal, de révoltes et de généreuse colère, de passion pour l’avenir de l’humanité et de vanité personnelle, de magnanimité et de sensualité, de hauteur de jugement, de folle témérité, de chevaleresque et d’indompté, de solidité et d’incohérence, n’était plus que poussière.

Les deux hommes dont il était fait, le sauvage et le candidat à la vie rangée avaient, par leur lutte, amené sa destruction. Il périt de sa faiblesse, mais ce fut un fort qui tomba. Si sa fin fut sans gloire, la tache n’en suffit pas à obscurcir sa vie. Sa mort fut une dérision parce que le fauve qui s’agitait en lui l’y poussa seul. Un sang impétueux compromit en lui une belle intelligence. Ceux pourtant qui, jugeant les morts d’après le dernier chapitre d’une lamentable histoire, renouvellent à son sujet l’ordinaire imputation de fatalité et de destin accompli, ceux-là pourraient hésiter avant d’infliger l’épithète de sot ou de fou à un homme qui fut un ardent travailleur, objet de respect pour l’élite de son temps, chef reconnu de l’énorme armée laborieuse et qui, malgré les influences qui travaillaient en lui, commençait à se dégager de ses passions les plus viles pour brûler d’une flamme épurée, à l’heure même où un dernier coup de folie le poussait à la ruine. Il n’était pas non plus le dieu disparu que pleuraient les théories de travailleurs derrière un cercueil longuement promené de ville en ville par la baronne. Ce dernier mot de son histoire jette un voile de ridicule sur le zèle des fanatiques, les excès d’un culte ne parviennent qu’à vulgariser le géant qu’on prétend honorer : la vérité qui exige de justes proportions se venge d’une image trop idéalisée en la faisant grimacer, et laisse aux juges sagaces le soin de rétablir la balance entre deux excès. Pas plus qu’un imbécile ou un fou, Alvan ne fut un dieu à adorer ; sa tentation suprême, l’assaillant avant que ne fût calmée l’ardeur de son sang, fit de lui, aux yeux de la multitude simpliste, un comédien tragique, c’est-à-dire un chasseur de chimères, un songe-creux, un de ces pitres lugubres, dont on n’ose pas rire, mais que l’on dévisage, pour démêler ce qui, dans leur personnage, détonne d’avec la vie, car si l’on en devait juger d’après leur histoire, la vie serait une chose démoniaque, sujette tour à tour à des crises de bouffonnerie et à des plongeons dans l’abîme. La masse de l’humanité relève uniquement de l’ordre comique ; rares sont les natures assez hautes et assez complexes pour que deux Muses aient besoin de s’unir sous leur nom.

Le cadavre était encore chaud dans la tombe que l’autre comédienne tragique, la pauvre Clotilde, dépassant, pour la stupeur de ses compatriotes, comédie et tragi-comédie, mettait sa main dans celle qui avait tué Alvan. À vrai dire, la chose n’est pas inexplicable, pour qui se rappelle son caractère. Marko était un doux enfant ; ses parents la poussaient au mariage ; on lui avait montré la lettre adressée par Alvan au général et l’insulte qui la salissait. Outrage hideux et folle provocation ! Comment blâmer le prince Marko ? Qui, plus que lui, eût donné des preuves de noble bravoure ? Il s’était dressé pour défendre le nom et la réputation de celle qu’il aimait. Il représentait tout l’amour, la torche jamais éteinte de l’amour. Et il dépendait d’elle, pour le peu de vie qui semblait lui rester. À la face du ciel, il était innocent. Il était bon. La douleur de Clotilde l’avait plongée dans le néant, et du néant elle sortit glacée et exsangue, en songeant qu’elle pouvait faire le bonheur du noble jeune homme, le soigner dans ses derniers jours, trouver un rôle à remplir. Il lui serait de plus un refuge, au sortir de la maison paternelle. Elle ferma les yeux sur le passé, au nom de la bonté de Marko : la bonté, depuis son retour à la vie, c’était la vertu qu’elle prisait entre toutes, et peut-être croyait-elle que la seule alliance avec la bonté constituait une bonne action. Quelques mois plus tard, elle enterra le prince. De ce jour, ou peut-être, depuis le jour de son mariage, son cœur appartint tout entier à Alvan. Bien des années après, elle donna sa version personnelle de leur double histoire, sans s’épargner autant qu’elle le croyait elle-même. À la Providence, non plus qu’à ses parents, elle ne pardonna jamais. Mais comme nous lui devons quelque gratitude pour la leçon qu’elle nous donne, nous pouvons maintenant la laisser.