Les Comédiens tragiques/Introduction

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 7-9).


Le mot de « fantaisiste » prend dans les bouches anglaises un tel accent de dédain, qu’on pourrait y voir une arme réservée, par ses bons et durables services, au mépris de graves critiques pour les œuvres d’imagination. Mais à regarder de plus près, on s’aperçoit qu’en dehors des héros de romans et des poètes, nombreux sont ceux qui peuvent prétendre à l’épithète, et qu’entre toutes, l’une des premières places, sinon la plus éminente, revient à la Nature. Où qu’elle trouve à boire son soûl de soleil, elle procède en fantaisiste. Quant à ce vaisseau vagabond, au pilote ivre, à l’équipage rebelle et au capitaine forcené qu’on appelle Nature Humaine, le terme de fantaisiste ne lui sied pas moins étroitement qu’au crâne de l’impétueux bébé continental le bourrelet de paille tressée.

Nos sympathies, semble-t-il, seront plus larges, notre sens critique plus aiguisé, si acceptant d’emblée le fait, nous le tenons pour partie de nous-mêmes et digne de notre étude.

Le couple de comédiens tragiques dont il va être ici question semblent avoir pris le mot pour emblème et pour devise. Leurs actes furent incroyables : ils se gorgèrent de soleil et menèrent leur barque de façon à éclipser tous les couples historiques de notre planète. Ils appartiennent pourtant à l’histoire ; ils ont respiré un air plus vivifiant que celui de la fiction ; le dernier chapitre de leur aventure est tracé dans le sang, et l’homme qui répandit ce sang rouge fut de nature puissante et non sans héroïsme ; c’était un de ces représentants de l’active intelligence moderne qui se collette avec les faits pour garder au monde sa vie, ou qui sait les créer pour faire tourner la terre. Il pourrait devenir le héros d’une légende à la Faust : lui aussi il avait un démon attaché à sa personne. Chef d’une multitude, espoir d’un parti, adoré de ses adeptes, exécré de ses ennemis, respecté par les premiers intellectuels de l’époque, il tomba dans l’orgueil de sa force et de ses œuvres. Pourquoi cet homme périt par l’amour, pourquoi la femme qui l’aimait mit sa main dans la main de son meurtrier, voilà le problème qu’il nous faut élucider, sans aucune invention, en connaissance de leur esprit et de leur chair à tous deux. Inutile de nous demander s’ils connurent vraiment l’amour. L’amour est sans doute un feu céleste avant d’envahir le cœur des mortels. Mais là il se modèle sur sa demeure et c’est moins dans sa pure essence que nous avons à le considérer que sous sa forme de passion. L’amour les anima-t-il, les entraîna-t-il, fit-il apparaître chez l’un les géants et les gnomes, chez l’autre les lutins et les fées, chassa-t-il en eux l’animale nature du premier rang que la mode lui assigne ? Les simples lignes de leur histoire disent une passion assez sincère pour mériter d’être contée. On ne trouvera ici aucune fiction, car nulle addition d’incidents imaginaires ne pourrait nous expliquer pourquoi elle en vint à ceci, pourquoi il en vint à cela, ni comment le côté comique de leur nature les conduisit naturellement au dénouement tragique. Ces enfants de la vie réelle, ces êtres d’exquise fantaisie, une affreuse catastrophe les mit étrangement en vue, comme pour nous enseigner que le roman, s’il peut imaginer événements et héros plus agréables au goût par lui affiné, ne saurait nous donner aussi profonde leçon de vie.