Les Comédiens tragiques/Chapitre 01

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Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 11-18).

I

Un bourreau de cœurs ignorant des défaites n’a sans doute pas plus conscience de rôder par la campagne à la poursuite d’une coquette, que la diligente Arachné de tisser une toile destinée à la capture d’un lion dévorant. À dix-sept ans, Clotilde de Rüdiger était lasse de conquêtes. Conquêtes déjà nombreuses, car elle avait commencé tôt, s’étant trouvée, dès son aurore, douée d’une imagination vive, d’une taille parfaite, d’yeux admirables et de rares séductions de teint et de prestance. Elle appartenait, de naissance, à la petite aristocratie de son pays. La nature l’avait prédisposée à la coquetterie, manière d’escrime, passe-temps souvent innocent, souvent utile, mais parfois dangereux, dans ces milieux de barbarie dégrossie qu’on nomme sociétés aristocratiques, où la nature humaine, loin d’être absente, se manifeste au contraire avec une exubérance tropicale, en raison des heures de loisir que lui permettent les copieuses libations de soleil. Une jeune fille que désignent son charme et sa vivacité se voit trop sollicitée de choisir pour arrêter son choix ; le nombre des prétendants lui interdit une immédiate préférence et une décision rapide comme celle des écoliers dans une boutique de pâtissier. Ils prennent ce qu’ils trouvent sous leur main, sans plus user de coquetterie que l’affamée d’amour d’un village perdu, pour qui le clergyman passant devant sa porte représente toute la beauté du monde. Sur un signe, son cœur est à lui. L’ardent désir d’une armée de soupirants encourage au contraire une jeune fille à consulter son goût. Les hommes, en juges appelés à rendre des sentences sur les choses féminines, admettent à peu près cela. Aussi bien savent-ils qu’un choix fait par un goût encore mal assuré conduit souvent à des méprises difficiles à réparer. La jeune coquette doit donc de toute nécessité se montrer cruelle, comme il nous faut battre l’eau pour échapper à la noyade. Elle n’a pas toujours affaire, d’ailleurs, à des souches ou à des pâtes molles : il lui arrive aussi de tomber sur de vieux roués que leur connaissance du sexe rend habiles à déjouer les ruses de sa jeune individualité. Plus fertile son imagination, source de force pour l’avenir, plus vulnérable se fait-elle en ses jours d’ignorance.

Les premières années de jeunesse de Clotilde et leurs épisodes amoureux s’entourent de ces brumes que Diane, dans son indulgence, fait tomber sur ses téméraires favorites. Elle n’était pas soumise à la rigide surveillance d’une mère française. En France, les mères soustraient résolument leurs filles aux périls d’une lutte inégale entre l’innocence benoîte et la brutale convoitise. On use moins de vigilante prudence, quand on connaît moins les secrets du monde. Les jeunes gens de la haute société, et les jeunes filles plus encore, concluent toujours, de ce qu’ils devinent et respirent dans la vie ardente de leurs proches, que les serviteurs du diable font l’armée des vaillants et l’élite de ce monde, et qu’ils en emportent, à juste titre, les plus précieuses faveurs, grâce à leur fougueuse audace et à leur nature de frondeurs. Ils pèchent, mais ils possèdent le monde ; ils pourront se repentir un jour, mais ils auront possédé le monde. Le monde est la pomme d’or à quoi toute la jeunesse aspire, et l’on accorderait à la mère française la couronne de sagesse, si elle ne s’appliquait si scrupuleusement à rayer l’amour des calculs qu’elle fait pour le bonheur de sa fille.

Disons (car les brumes de Diane sont impénétrables et glacent la curiosité) que Clotilde se promenait avec le comte Constantin, brillant Tartare affiné à Paris, quand elle fit la rencontre du prince Marko Romaris. C’était dans une ville d’eaux hongroise, au pied des Alpes de Styrie, cadre aimable où mille souvenirs qui flottent dans l’air semblent tisser autant de légendes. Un étranger, vêtu d’un costume blanc à parements rouges, arrêta ses chevaux pour écouter des tziganes rangés en cercle devant la porte d’une auberge, sous une voûte de châtaigniers. Le démon de la musique s’était emparé de lui. Il bondit de sa voiture, arracha un violon à l’un des musiciens, et dès ses premiers coups d’archet, illumina tous les visages. Puis, s’asseyant sur un banc, l’instrument au genou, il se mit à en pincer les cordes et à chanter à plein gosier. L’approche de Clotilde et du comte, et d’autres couples de leur compagnie ne le fit pas taire ; emporté par son ardeur, il jouissait trop de son chant pour se laisser troubler par des intrus ou même leur prêter attention. Il achevait les dernières notes de son chant populaire de farouche tribu, quand les jeunes gens arrivèrent tout près de lui. Il se leva, salua Clotilde en souriant, puis, remonté dans sa voiture, lança un adieu cordial à la bande des musiciens à cheveux plats et teint de cuir, dont ses yeux sombres et sa peau de châtaigne mûre semblaient le faire frère, mais frère de branche divine.

En rentrant chez elle, Clotilde le trouva dans le salon paternel. Il faisait, au nom de sa famille, une visite officielle au général de Rüdiger. Clotilde se souvint alors qu’on attendait cette visite, et que les couleurs favorites du prince étaient le blanc et le rouge. Par une étrange coïncidence, Clotilde portait, ce jour-là, ces couleurs mêmes. Le prince qui l’avait reconnue par divination miraculeuse, lui affirma en s’inclinant qu’il eût mis sa vie en jeu sur cette conjecture. Adieu au comte Constantin. La destinée avait sans doute envoyé le prince au moment propice, car Clotilde eut l’impression très nette qu’il était le messager de son ange gardien. Aussi n’hésita-t-elle point à frapper le coup précis qui congédia l’avantageux Tartare, tout furieux d’une telle inconstance. Un seul coup, comme le destin.

Elle s’aperçut qu’outre sa beauté, sa douceur de manières et ses dons de chanteur, le prince était bon ; elle devint amoureuse de la bonté à quoi le comte Constantin ne pouvait prétendre. Elle changea donc d’idéal, mais s’avisa bientôt que la bonté peut n’aller point sans faiblesse, et se représenta, pour la première fois, le héros digne de la subjuguer. Le prince Marko, avec toute sa douceur, enfant souple et docile qu’il était, brûlant de lui plaire et ravi de lui obéir, pouvait-il être le vaillant qui lutterait avec elle, qui la terrasserait et la tiendrait dans ses liens ? Comment rêver en lui un Siegfried ou attendre de lui un fils de Siegfried à bercer dans ses bras ? Elle se fit une glorieuse image de la femme capable de repousser le prince et son rival, et conclut que dédaigneuse d’un Adonis, et victorieuse d’un séducteur fameux, cette femme avait fait montre de décision et d’indépendance, et d’une force de caractère peut-être sans exemple. Une supériorité spirituelle qui la faisait planer au-dessus de ces deux hommes, — du méchant, en raison de sa vilenie, du bon, à cause de sa faiblesse, — lui donnait le sentiment de mériter, peut-être de pouvoir un jour captiver le meilleur de tous, le meilleur, s’entend, au point de vue féminin, c’est-à-dire le plus fort, le grand aigle parmi les hommes, le maître de la terre et de l’air.

« Celui qui me dominera », disait-elle.

Une jeune fille à l’intelligence vive et au charme séducteur qui vient à se croire douée de force de caractère, n’a pas de peine à ranger le monde à son avis, et pourvu que ses prétentions ne heurtent pas de front leurs habitudes d’esprit, ses parents sont les premiers à faire chorus avec elle et à consolider une opinion prête à prendre racine au moindre soupçon d’approbation. Le père de Clotilde, vieux général goutteux, passé de l’infanterie dans les services diplomatiques, répugnait à d’inutiles discussions qui soulevaient en lui des colères véhémentes. Sa mère, ancienne beauté de son cercle, demandait à l’art de la conversation un vestige dernier de suprématie, pour ne pas s’éclipser tout à fait dans les murs. Ses frères et sœurs n’étaient pas d’âge à lui disputer la première place.

Influencé par l’état de la politique, l’esprit de la société de cette époque était révolutionnaire. Démocrates hardis, les jeunes gens laissaient entendre à leurs aînés que le temps était venu de leur céder la place, tandis que les vieux, bouche bée devant une impudence brouillonne, prenaient la mine ahurie et fréquente dans les fastes de l’histoire, du conservateur dépouillé dont la stupeur paralyse la rage.

Clotilde usait avec tact de la liberté qu’elle exigeait et la dépensait plus en exubérances verbales qu’en caprices de conduite. Si elle ne gardait pas toujours une parfaite maîtrise de sa langue, c’est qu’elle recherchait de préférence la conversation des hommes pour discuter toutes les affaires et les complications humaines, et qu’ils l’encourageaient avec cette admiration souriante qui pousse vers les sables mouvants l’aventureux causeur. Reconnue dans son monde et partout réputée pour une originale, de l’Allemagne à l’Italie et dans le Midi de la France, elle prenait mieux conscience chaque jour de cette glaciale solitude qui est l’apanage des âmes haut placées. Son Bacchus Indien, comme un savant professeur avait appelé le prince Marko, était un enfant chéri et non un compagnon. Pour lui, au contraire, elle était ce qu’elle cherchait en un autre. Autant elle se jugeait à plaindre de n’avoir pas rencontré l’homme prédestiné, autant elle le plaignait d’avoir trouvé la femme, et ce double apitoiement la poussait parfois à des démonstrations chaleureuses, évocations d’une tendresse qu’elle déplorait en secret de ne point ressentir. Car elle savait reconnaître qu’il est plus douloureux de voir l’objet après lequel on soupire en vain, que de vainement soupirer après un objet invisible. Quand elle arborait, pour sa plus grande joie, les couleurs du prince Marko, c’est pour l’absent, pour l’inconnu caché qu’elle soignait sa parure : c’est pour plaire au maître de son cœur qu’elle plaisait au prince, et cette charitable duperie l’habituait à une sorte de duplicité. Mais, à vrai dire, l’aigle attendu, comment proclamerait-il sa nature d’aigle, sinon en s’affranchissant de nos règles mesquines, en brisant des liens, en saisissant son bien au mépris des conventions vulgaires ?

Les intrigues que nouait et dénouait son imagination, et ses idées de grandeur, Clotilde les tirait de ses lectures, mélange de philosophie effleurée et de graves romans réalistes. Elle n’y découvrait pourtant, malgré toutes ses recherches, nul moyen plus terrible pour son héros d’affirmer sa divinité flamboyante que le vil expédient du mariage. Après plus amples réflexions, elle retrouva son calme : elle méprisait le procédé, mais ne voyait pas de quelle autre façon son dieu pourrait s’imposer à la médiocrité du monde moderne. L’arracher à la mort, ce serait une pâle imitation d’héroïsmes désuets. Publier un livre à tapage était chose singulièrement plate. Des exploits guerriers consacrés à la défense d’une patrie pouvaient illustrer le soldat, mais ne donnaient pas à l’homme la marque de l’aigle. Clotilde avait un point de vue très large et éclectique : elle détaillait un Napoléon dont elle n’eût pas voulu être l’impératrice. Son maître devait être un gentleman. Poètes, princes, guerriers, potentats, défilaient devant son imagination, sans fixer son choix.

Jusqu’ici, et pour incomplet que soit ce portrait liminaire, Clotilde n’est pas sans émules parmi ses pareilles. D’autres jeunes femmes se sont détournées de nous sans retour pour nous avoir vus maigres et misérables ou débordants de chair sous l’habit féerique qu’elles avaient tissé aux mesures du maître attendu. Mais le monde tumultueux entourait une Clotilde encore malléable, bien qu’elle commençât peut-être à perdre le souvenir du marteau et de l’enclume, et les sollicitations du monde sont bien faites pour inciter une ardente imagination à incarner son idéal dans une image vivante. Après quoi, pour peu que les hommes justifient son choix, le vivant gardera les couleurs de l’idéal. Et l’histoire atteste qu’il peut faire figure d’aigle.

« Savez-vous que vous parlez étonnamment comme Alvan ? » dit un jour à Clotilde, d’un air intrigué, un de ses compatriotes, qui descendait avec elle du rocher de Capri.

Il appartenait à un monde inférieur au sien : celui des arts et lettres. Elle n’avait jamais entendu ce nom d’Alvan, ou n’en gardait aucun souvenir. Mais comme elle se targuait d’une universelle connaissance, surtout en ce qui concernait les célébrités de son temps, et considérait avec quelque envie un monde qui peut prétendre à la première place, elle répugnait à faire aveu d’ignorance. Elle creusa donc sa joue d’une fossette, comme si elle se fût souvent entendu adresser pareille remarque, et sourit d’un air entendu.