Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/02

La bibliothèque libre.


II

La capitale aux étranges promenades


Sofia est d’aspect familial.

Un homme éloigné des passions ne trouverait pas mieux, semblerait-il, pour y fonder un foyer.

Le mont Vitoche la domine ; sur ce mont, de la neige. Cette blancheur paraît être la couleur des armes de la ville.

Le centre est comme je vais vous le dire : un parc un peu sauvage, le parc Boris ; une rue officielle, la rue du Tsar-Libérateur, où sont bâtis des ministères, des légations, un club, les rares maisons de rares richards ; cette rue trouve sa fin sur un bâtiment bas, demeure tranquille, sans arrogance, apparemment celle d’une notabilitée du pays : c’est le palais royal. Un square devant le palais royal. Mais continuons. Une rue passe entre le square et le palais, puis se jette sur une place. Là est l’un des trois hôtels convenables de la capitale. Derrière cet hôtel, la rue Légé, du nom d’un Français qui, dans le temps, montra, dit-on, de l’amitié pour les Bulgares. Quelques petites autres choses en bordure de cela. C’est tout.

Ce qui différencie ce quartier, sa caractéristique évidente, c’est que, les jours d’hiver, on peut y circuler sans bottes d’égoutier. Il est pavé. Pour parler sans ambiguïté, il n’est pas pavé, mais recouvert de petits rectangles, produits d’un aggloméré jaunâtre, tellement jaunâtre que l’on pourrait examiner les canaris de toutes les cages sans trouver de jaune aussi jaunâtre. J’ajoute, pour les voyageurs qui ne seraient pas des champions de patinage, qu’il est difficile de se tenir sur ces rectangles, après une pluie. Les plantes de mes pieds en pourraient raconter long à ce sujet. Par beau temps, c’est parfait et d’un jaune atténué.

Les dimanches à midi, après l’office ; chaque soir, vers six heures, les habitants, vêtus avec simplicité, inondent ces belles rues. Les uns derrière les autres, d’un pas de conversation, le visage heureux, ils se promènent, du commencement à la fin de l’aggloméré. L’autre jour, un couple, probablement parti pour le grand rêve, fit quelques pas hors de la piste ; de tels cris l’avertirent de son erreur que, tambour battant, les amoureux revinrent se perdre dans la masse. Cette foule occupe la chaussée, en plus des deux trottoirs. Une automobile, le tramway demandent-ils le passage, elle leur en fait un, parce qu’elle est bienveillante et sans morgue. Aussitôt après, le flot qui s’était ouvert se referme. Les étudiants, en casquettes rouges ou vertes, sourient aux étudiantes en casquettes vertes ou rouges. On m’affirme qu’ils le font sans pensée défendue. Ai-je jamais dit le contraire ? En tout cas, la Bulgarie ne manquera ni de médecins, ni d’avocates, ni d’ingénieurs. Mais ne t’écarte pas de ton sujet, mon cher ami. À huit heures et demie, chaque soir, ce nuage humain s’éclaircit ; à neuf heures moins le quart, on en aperçoit encore des traces. Peu à peu, il s’évapore. Alors, autour des maisons, les corbeaux se disputent âprement la meilleure place pour la nuit, et c’est fini. Sofia-capitale est sous clé. Devant l’ensemble de ce spectacle, le poète pourrait s’écrier :

— Là tout est calme, ordre, beauté.

Poète, tu te tromperais.

Il faisait beau ce matin. Alexandre II de Russie, le tsar libérateur, bien en selle sur son cheval de bronze, surveillait toujours l’entrée de la Chambre des députés, appelée ici Sobranié. Je tournais autour du monument. Le cheval — et cela on ne pouvait le nier — montrait ostensiblement sa croupe à la légation de France. Je ne crois pas, cependant, que ce geste ait été prémédité. Il convient donc de n’en pas faire plus longuement état. J’étais au lieu d’un rendez-vous.

Avant midi, l’homme que j’attendais arriva.

— Je n’ai rien vu de ce que je devais voir, lui dis-je.

Il tira sa montre et me rassura. Nous étions en avance. Et nous marchâmes, de long en large.

— De tout temps, me confiait ce compagnon, on s’est servi du pistolet dans les Balkans. Mais ce qui se passe en Bulgarie, depuis huit ans, on ne l’avait encore jamais vu. Tenez, regardez ce promeneur.

L’homme désigné venait au-devant de nous, d’un pas mou. Derrière lui, à cinq mètres, un individu coiffé d’une casquette suivait, les mains enfoncées dans les poches de sa veste ; de son regard il balayait le terrain. Quand ils nous eurent croisés, nous nous retournâmes. L’homme à la casquette s’était retourné avant nous et nous épiait. Il reprit sa marche.

— Un coup d’œil leur suffit, ce sont des spécialistes.

— Quel personnage suit-il ?

— Je ne sais.

— Si je m’étais précipité sur le promeneur, qu’eut fait son gardien ?

— Il eût déchargé ses revolvers, pardi !

— En a-t-il donc plusieurs ?

— Un dans chaque main, comme tous les suiveurs.

Nous revînmes devant le Sobranié. Au seuil du Parlement, onze hommes, chacun une casquette sur la tête.

— Pourquoi n’ont-ils pas les mains dans les poches ?

— Ils ne sont pas encore en fonction. Vous les verrez, dans un moment, quand leurs patrons sortiront.

Un député parut sur la porte. Il sonda le groupe des casquettes. De ce groupe, une tête se dressa. Le député descendit les marches, gagna la place. Le garde du corps se mit en route, l’approcha à trois pas et enfonça ses mains dans ses poches. L’un précédant l’autre, ils allaient déjeuner.

— C’est rigolo, dis-je.

— Vous trouvez ? fit mon compagnon, qui était Bulgare. Voici Tsankoff ! s’écria-t-il. Vous allez voir une autre cérémonie.

M. Tsankoff, à cette époque, était ministre de l’Instruction publique, mais ses états de service avaient de plus hauts sommets. Il succéda, en 1923, comme président du Conseil, à Stambouliski, assassiné. La partie du ciel qui s’étend au-dessus de la tête de M. Tsankoff est chargée de malédictions. Il fut le grand maître de la terreur blanche.

Aussi, sur son toit, à la place de la girouette, a-t-il fait visser un fusil mitrailleur.

M. Tsankoff quittait le Sobranié. La demie de midi sonnait. Le soleil était lumineux. Un chien tenu, jusqu’ici, je ne sais où, en laisse, bondit dans les jambes du personnage. Haut, fort en crocs, l’animal, après avoir manifesté sa présence, se rangea à la droite de son maître. Deux vigilants en casquette, les mains déjà englouties par leurs poches, prirent chacun position, l’un cinq mètres en avant, l’autre cinq mètres en arrière. Le cortège étant formé, il s’ébranla. Il marchait sur le trottoir de gauche : nous suivions au milieu de la chaussée. Un colonel croisa le ministre, autant dire enchaîné, et le salua. Tsankoff tira son chapeau comme si de rien n’était. Tout à coup, une silhouette coupa la rue et, faisant, à distance, des amitiés au chien, louvoya pour aborder l’illustre promeneur. Tsankoff s’arrêta. Comme reliés au protégé par une tige de fer, aussitôt les protecteurs s’immobilisèrent. Mais le chien eut sa minute, il se moquait des sourires du postulant. L’homme d’arrière dut l’empoigner et le tenir. Ainsi Tsankoff put-il, par ce beau jour, échanger quelques propos avec un électeur imprudent.

Et ministres, avocats, députés, médecins, passèrent suivis de leur archange en casquette.

— Dites donc, ami, est-ce que l’exarque Mgr Stéphan se promène aussi avec ses suiveurs ?

— Dieu, ici, n’y verrait pas d’offense…

Tout membre du gouvernement, tout chef de parti, tout intellectuel touchant à l’Organisation révolutionnaire, partisan de Mikaïloff ou partisan de feu Protogueroff ; tout journaliste à franc-parler, tout universitaire à conviction définie, tout ce qui dirige, pense ou conspire en Bulgarie, en un mot tout homme public lorsqu’il sort, ne serait-ce que pour aller au rendez-vous de son dentiste, se tient toujours sous la protection de deux revolvers bien graissés.

— Est-ce la police qui vous fournit ces messieurs ?

— Nullement. Chacun choisit et paye les siens.

— Alors, rien ne m’empêche d’en avoir au moins un ?

— Avenue Marie-Louise, vous en trouverez autant que vous voudrez.

— Dans un bureau de placement ?

— Non. Sur le trottoir, devant les cafés.

— Où achète-t-on les revolvers ?

— L’homme aura les siens. Il vous les louera tant par jour. Pour un client de passage comme vous, c’est la meilleure façon de procéder.

— Et les chiens ?

— Les chiens sont réservés aux anciens présidents du Conseil.

— Merci. Allons boire une slivovitza.

Certes, Sofia a des cafés, mais pour la slivovitza, qui, tout alcool national qu’elle soit, n’est autre qu’une eau-de-vie de prune, rien ne vaut une épicerie, un de ces chers réduits à la mode turque, dont le patron, le bakal, tient en Orient, dans la vie des ménages, la place importante que, chez nous, tient son collegue l’épicier. En Bulgarie, du premier au dernier citoyen, tout le monde est né démocrate. Les honneurs ne montent pas à la tête des favorisés du sort ou de l’intelligence. La simplicité est la parure des meilleurs. Aussi, des ministres, des hommes haut placés, continuent-ils de pousser, entre midi et demi et une heure, la porte du bakal. C’est vous dire qu’en arrivant devant le nôtre, rue Rakoski, plusieurs spécialistes coiffés de casquettes montaient la garde sur le trottoir.

Nous entrâmes. Des saucissons pendaient au plafond. Un jeune garçon versait l’alcool aux clients qui, visiblement, se régalaient les uns de radis et les autres d’huile de foie de morue en pilules que d’aucuns appellent caviar.

— Je pensais, dis-je, reconnaître du coup ceux qui s’attendent à tout moment à passer de vie à trépas. Or, tous mangent du meilleur appétit.

— Le meurtre, chez nous, s’est incorporé à nos mœurs.

— C’est vrai. La vie humaine est à bon compte dans votre pays. On sent tout de suite que l’on aurait moins d’étonnement, sinon de regret, à être tué ici qu’ailleurs.

— Merci ! Vous êtes digne d’être Bulgare.

L’un des consommateurs en danger était un journaliste, et l’autre, un député. Ils ne s’entretenaient pas de politique. Les conversations, dans un lieu public, sont empreintes d’une réserve dont vous devinez le prix. Le compagnon me présenta.

— Alors, que pensez-vous de notre capitale ? demanda le parlementaire.

— C’est un beau champ de tir.

— Une slivovitza ?

— Deux !

Nous sortîmes tous les quatre et fîmes quelques pas ensemble, suivis comme il convenait de six revolvers prêts à agir, au fond de six poches. Les deux honorables Bulgares me conseillèrent de ne pas quitter la Bulgarie sans aller dans la vallée des Roses.

— C’est le paradis, disaient les malheureux, le paradis sur la terre.

Et ils partirent vers leur destinée, traînant derrière eux leurs porteurs d’armes à feu.

À ce moment, nous aperçûmes le ministre des Finances. Il pressait le pas, ce qui obligeait son fidèle à courir. M. le ministre des Finances est pêcheur à la ligne. Il passe ses repos hebdomadaires au bord de l’eau. Tandis qu’il dévaste la rivière, trois estafiers, chacun douze balles en place dans les barillets, inspectent l’horizon, et lui, le maître du Trésor, il est assis sur un pliant, la gaule en main et une carabine entre les jambes ! Vous pouvez vous offrir ce spectacle chaque dimanche, à trente kilomètres de Sofia, le long de l’Isker.

Et ce garçon que voilà. Justement on me le présente à la fin de cette matinée. Il a six ans. Sa mère le promenait en ville, avant-hier. Le monument du prince de Battenberg parut fort intéresser le jeune Bulgare.

— Quel est ce « gospodine », demanda-t-il ?

— C’est un monsieur qui est mort, mon petit.

— Alors, maman, qui l’a assassiné ?

Il ne lui était pas venu une autre idée, à cet ange !