Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/04

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IV

De la peau de lion à la peau de loup


Les Turcs, en 1913, fumant leur narguilé sur une pente invisible, perdirent la Macédoine. Voila une nouvelle que vous jugerez probablement d’un intérêt refroidi. Vous aurez tort. C’est la clef du récit.

L’aventure se passa de cette façon : la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et feu le Monténégro déclarèrent en 1912 la guerre à l’empire ottoman. Les Turcs furent battus. La Bulgarie ne se montra pas satisfaite de la part de Macédoine que ses alliés consentirent à lui abandonner. Elle se retourna contre eux et perdit la partie.

La Macédoine fut coupée en trois morceaux : le grec, le serbe et le bulgare, ce dernier trop petit au gré des intéressés.

En 1914, la Bulgarie, à la lueur de la nouvelle guerre, entrevoit une chance de s’annexer le reste de la Macédoine. Quatorze mois de réflexion, puis elle rejoint le clan qui la lui promet. 1918. Ce clan s’effondre. La Bulgarie roule sous les décombres.

Encore une fois, elle a manqué la Macédoine.

Nos révoltés, les comitadjis, ne pouvant entrevoir, à l’époque où ils naquirent, la prise d’armes des Balkaniques, leur victoire, la disparition du Turc, luttaient pour l’indépendance de la Macédoine.

De plus, vous avez vu que ces haïdoucs étaient de souche bulgare.

La partie principale de la Macédoine étant restée aux mains des Serbes, l’Orim considère aujourd’hui les Serbes du même œil qu’autrefois elle considérait les Turcs, comme les tyrans de la Macédoine.

Je dois ici vous parler de ce coin du monde. Vous me permettrez au préalable de me boucher les oreilles, ensuite de ne m’exprimer qu’à voix basse. Je ne vois pas, en effet, quel homme ayant conservé ses facultés d’entendement, et traitant ce sujet, pourrait tenir un instant devant une assemblée compétente. Les Serbes crieraient : « Vous en avez menti ! » alors que les Bulgares applaudiraient furieusement. Vous développeriez votre pensée. « Imposteur ! lanceraient les Bulgares, qu’on le pende ! » alors que les Serbes applaudiraient furieusement. Et cela se terminerait comme toujours se terminent ces affaires : par un pugilat monstrueux, du sang, des morts.

Prêtez donc l’oreille.

La Macédoine compte à peu près deux millions d’âmes. En 1912, ces habitants se partageaient, d’après les origines, en Bulgares, Turcs, Grecs, Albanais, Koutzo-Valaques, Tziganes, Juifs et sans doute Serbes. Aujourd’hui (mes amis ne me pendez pas !) la population serbe ne peut être mise en doute, des Serbes étant descendus du Nord coloniser ce qu’ils n’appellent plus la Macédoine, mais la Serbie du Sud…

Les Bulgares tirent leur argument de la langue. Ils disent : en Macédoine, on parle bulgare. Or (Bulgares, ne m’éventrez pas !), on parle le makedonski, qui n’est pas le bulgare pur, mais un mélange de grec, de turc, de bulgare, de serbe et d’albanais. De plus, la langue bulgare étant une sœur très proche de la langue serbe, les Bulgares en premier et les Serbes en second peuvent prétendre avec assurance comprendre comme un frère le Macédonien qui les aborde.

Français, qui de 1915 à 1918, soldats de l’armée d’Orient, offrîtes d’abord aux moustiques, dans ces vallées amères, une peau primitivement réservée aux Bulgares, souvenez-vous ; que remarquiez-vous en arrivant dans villes et villages ? Trois bâtiments souvent dressés l’un près des deux autres : l’école grecque, l’école bulgare, l’école serbe. La propagande s’arrachait les enfants. Nous avons tous connu des familles où un frère se déclarait Serbe, l’autre Bulgare et, quand ils étaient trois, le troisième optait pour la Grèce. Ces magnifiques plaisanteries n’étaient pas générales, nous l’accordons, encore montrent-elles la dramatique figure de la Macédoine.

Il peut vous sembler, ce pays étant divisé en trois, qu’une solution aurait dû intervenir, les Grecs allant chez les Grecs, les Serbes chez les Serbes, les Bulgares chez les Bulgares. Ce fantastique exode n’appartient pas à un rêve. Il eut lieu pour les Grecs et pour les Bulgares. Les peuples d’Occident, contemporains égoïstes, n’ont pas jeté un regard sur cette pitoyable migration : d’un côté huit cent mille Grecs d’Asie-Mineure, de l’autre cent quarante mille Bulgares de Thrace, les uns après la victoire de Mustapha Kemal venant se réfugier dans la Macédoine grecque, les autres, pour leur laisser la place, se dirigeant vers la Macédoine bulgare : hommes, femmes, enfants, alors que la guerre n’était plus sur le monde, quittant la maison où tous étaient nés, les champs, de père en fils pétris de leurs pieds, et, non sans se retourner, poussant leurs bestiaux aussi tristes qu’eux-mêmes.

Pas de mouvement en masse du côté serbe vers le côté bulgare. « Pardi ! répond Sofia, toute la population — un million d’êtres — aurait dû se mettre en marche. » « Ceux qui ont voulu partir sont partis, renvoie Belgrade. Le peuple est resté parce qu’il se sent chez lui. »

Le fait est là. Le traité de Neuilly a consacré le droit des Serbes. Tous les pays, la Bulgarie elle-même, ont reconnu le nouvel état de choses dans les Balkans. L’Organisation Révolutionnaire Macédonienne ne l’admet pas. Elle se dresse contre les décisions internationales.

Il faut encore éclairer notre affaire.

Si l’Orim n’était qu’une réunion de mécontents tenus en respect par le gouvernement de son pays, il n’y aurait là rien de nouveau, le jeu ordinaire d’une politique intérieure. Mais l’Orim, exactement, est un second gouvernement en Bulgarie. D’autres disent que c’est le premier. Quoi qu’il en soit, l’autre, l’officiel, celui nommé par le roi, prétend n’avoir aucun moyen de se débarrasser de son jumeau. Le gouvernement-redingote reconnaît l’état de paix entre la Bulgarie et la Yougoslavie ; le gouvernement-revolver a déclaré la guerre à cette même Yougoslavie et la lui fait.

Tel est le spectacle devant lequel je devais d’abord vous placer.

Arrivons maintenant aux causes de la rébellion.

Les Serbes, en Macédoine, ont supprimé les écoles de langue bulgare, les prières en langue bulgare (regardées de près, ces prières n’étaient que du vieux slavon). Ils punissent les enfants s’exprimant en bulgare. Les Macédoniens ont dû ajouter à leur nom la terminaison itch pour lui donner la forme serbe. Ainsi le dernier président du Conseil de Bulgarie, né Macédonien, s’appelle Liapcheff, mais son frère reste au village natal est contraint de s’appeler Liapchevitch. Un homme qui se promène, fredonnant une chanson de son enfance, chanson bulgare, est puni comme un criminel. Dans les écoles, tout enfant doit répéter : « Je suis Serbe » ; revient-il à sa maison, le père lui dit : « Non, tu es Bulgare. » La jeunesse est donc torturée moralement. Les nouveau-nés doivent être inscrits sous un nom du calendrier serbe. Le pope de Bérovo fut condamné à six ans de prison pour avoir baptisé du nom de Kroum, nom d’un souverain bulgare, un jeune citoyen de son district. Belgrade applique une politique de dénationalisation. Eh bien ! disent les comitadjis, cela, les traités peuvent l’autoriser, la Société des nations le tolérer, le monde s’en moquer et le gouvernement bulgare le subir, nous, les révolutionnaires de 93 — de 1893, — les successeurs de Groueff, de Tocheff, d’Alexandroff, de Protogueroff, nous ne l’acceptons pas. La liberté ou la mort. Tant que l’un des nôtres ne pourra chanter de l’autre côté la chanson de ses aïeux, notre vie ne sera pas à nous. Nous punirons les tyrans par nos armes. Nous interdirons à nos frères de s’abandonner au malheur. Macédonien il est, Serbe, il ne deviendra pas !

Le but de l’Orim est clair : ne pas permettre aux Serbes de gagner la Macédoine par le temps.

Encore quelques explications.


Jusqu’à ces années dernières, les méthodes employées par l’Organisation étaient connues. La dame rouge opérait par le truchement de bandes appelées tchétas.

Les comitadjis, soldats de ces tchétas, quoique hirsutes, n’étaient pas des bandits. Conquis par l’idéal, ces jeunes hommes épousaient avec enthousiasme la cause de la Macédoine. Leur premier élan était pour elle. N’ayant que leur vie à donner, ils la lui apportaient.

Repoussant les raisons d’État, bousculant les sages, piétinant la diplomatie, ce sont eux qui, en pleine paix, franchissaient la frontière yougoslave, portant chez l’ennemi le fer et le feu, incendiant les villages qu’ils appelaient renégats, en protégeant d’autres, dynamitant des ponts et, toujours au nom de leur mystique patriotique, égorgeant férocement les colons serbes descendus en terre de Macédoine.

Ces tchétas avaient un chef, un vrai : Todor Alexandroff.

Belle figure de haïdouc ! Son portrait, accroché dans toute maison macédonienne, le représente coiffé d’une tiare, d’une tiare corrigée par le bonnet phrygien. Ce fut le dernier roi des montagnes. Après lui, aucun chef de bande n’osa planter sa tente sur le territoire d’Alexandre de Yougoslavie. Comme les capitaines des anciennes grandes compagnies, il mena ses comitadjis aux batailles de 1912 et de 1915. Compris parmi les coupables de guerre, les vainqueurs le firent emprisonner par le gouvernement bulgare en 1919. Il s’évada, il regagna ses repaires et bientôt reparut pour en faire beaucoup d’autres ; on peut ajouter qu’il ne craignait personne, sinon ses lieutenants, qu’il savait faire assassiner à temps — lesquels, d’ailleurs, disciples malgré tout, l’assassinèrent un jour, histoire, sans doute de demeurer fidèles à ses leçons…

De 1907 à 1924, Todor Alexandroff maintint l’Orim dans son armure.

Aujourd’hui, le voyageur chercherait en vain dans le Pirine[1] les tchétas de comitadjis. Plus de révoltés pour lui offrir le thé. Plus d’écho lui renvoyant :

Sous tes ombres épaisses,
Montagne Pirine, ô montagne,
Les héros trouvent asile.

Les héros sont rentrés dans leur village. Contre le mur de leur maison, le fusil pend à un clou. Dans un coin est un panache déjà recouvert de poussière.

L’Organisation Révolutionnaire Macédonienne a changé de peau. C’est maintenant un antre de terroristes. De la peau de lion à la peau de loup.

  1. Massif montagneux de Macédoine.