Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 20

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Dentu (Tome Ip. 219-230).
Première partie


XX

Triomphe de l’idée fixe


Il est temps d’apprendre en peu de mot au lecteur l’histoire de Vincent Carpentier pendant ces six années.

Il y a en ce monde deux choses qui se ressemblent, malheureusement : le génie et la manie. Presque tous les grands inventeurs ont été taxés de démence, et la plupart des fous possèdent, sur tel sujet donné, une faculté de déduire qui étonne et dépasse la raison.

Le point de départ de Christophe Colomb est le même que celui du pauvre diable qui promène sa majestueuse extravagance dans les cours de Charenton, avouant aux visiteurs stupéfaits qu’il est Jésus-Christ ou qu’il a nom Napoléon.

Les gardiens vous le diront, les médecins aussi : vous pouvez causer avec ce misérable, histoire, morale, philosophie, il est plus lucide que vous, sa pensée est supérieure à la vôtre.

Seulement, si vous touchez par hasard le bouton qui ouvre la porte de son rêve, il vous dira que les juifs l’ont crucifié au calvaire ou que les Anglais l’ont assassiné à Sainte-Hélène

C’est l’idée fixe qui centuple la puissance de l’inventeur et qui brise l’intelligence du maniaque.

Elle est imperceptible, la fissure par où l’idée fixe se glisse dans un crâne humain pour le glorifier ou l’abrutir.

Le hasard semble jouer ici un rôle énorme aussi bien pour les morts anticipés de Bicêtre que pour les éternels vivants du Panthéon.

Si le colonel Bozzo-Corona, pour avoir la libre et entière disposition de l’instrument qui lui faisait besoin, n’eût point séparé Vincent Carpentier de ses enfants, peut-être que Vincent Carpentier, prenant le dessus et consentant à vivre heureux, aurait défendu sa pensée contre les envahissements de l’idée fixe.

Je dis peut-être, car dès l’abord, l’idée fixe avait provoqué en lui la fièvre du calcul, et tout calcul engage.

Quiconque a engrené un doigt dans cette roue vertigineuse : l’algèbre des probabilités, finit par être emporté, corps et tête, fatalement.

On avait dit à Carpentier : Oublie ! C’était la condition même du marché qui changeait sa misère en aisance et fondait l’avenir de ses enfants. Il essaya d’oublier. Il crut avoir oublié. Quand il causait avec lui-même, il se disait : Je serais le dernier des hommes si je n’exécutais pas cette clause si facile. »

Mais il était seul et il y avait un embryon de calcul. Quelle force peut empêcher le travail sourd de la graine qui germe ?

Vous avez tous eu ce songe des froides nuits, quand le sommeil garde conscience de quelque devoir matinal. On s’est couché en s’ordonnant à soi-même le réveil à heure fixe. On en rêve, tant on a bonne et loyale volonté.

On rêve qu’on s’éveille, qu’on saute hors de son lit, grelottant, mais courageux, qu’on s’habille en regrettant les draps si chauds ; on a conscience de son propre héroïsme, on s’en applaudit, — mais on dort toujours, — et l’heure passe.

Vincent était seul. Il rêvait, et son rêve était ainsi :

« Que m’importe ce mystère ? Qu’ai-je à voir là-dedans ? À supposer qu’il y ait là des choses en dehors de la loi, je ne suis pas complice, puisque je ne sais pas. Je ne voudrais pas savoir. Princesse ou trésor, le contenu de la cachette est le cadet de mes soucis… et peut-être que je me trompe en pensant que c’était la même voix : la voix du premier soir qui demanda : « — N’avez-vous rien à déclarer ? » à la barrière, et qui dit : « Merci, bourgeois ! » devant le passage Choiseul, quand le colonel donna pour boire au cocher… »

Je suppose que vous découvrez déjà la fissure.

Vincent était un architecte fort employé. Le colonel avait pris vis-à-vis de lui posture de protecteur. Vincent allait dans le monde du colonel, les commandes pleuvaient, il était reçu à l’hôtel de la rue Thérèse.

Mais parfois, au lieu de rentrer chez lui, il s’égarait malgré l’heure tardive, vers les Champs-Élysées, et alors, une singulière émotion le prenait.

Une nuit, il alla jusqu’au Champs-de-Mars, une belle nuit éclairée par la pleine lune.

Et tout en répétant son refrain : « Que m’importe ? Qu’ai-je à voir là-dedans ? etc., » il chercha la place où il avait fait cette singulière expérience, les yeux, bandés, autour de sa canne, fichée en terre, le matin de ce jour où Francesca-Corona était venue dans sa pauvre mansarde prendre Irène et Reynier.

— C’est bien certain, se dit-il, la voiture faisait un circuit : toujours le même circuit.

Deux années avaient déjà passé depuis lors. Commensal de l’hôtel Bozzo, il en avait plus d’une fois parcouru tous les détours. Il était architecte. Sous les rayons de la lune, dans la boue desséchée du Champ-de-Mars qui formait poussière, il se prit à tracer machinalement des lignes avec le bout de sa canne, et je ne sais comment ces lignes arrivèrent à être le plan du rez-chaussée de l’hôtel Bozzo.

Il bouleversa du pied ce plan avec colère aussitôt qu’il fut achevé, disant :

— Je ne sais pas ! je ne voudrais pas savoir !

C’était un honnête homme, figurez-vous, je ne saurais trop le répéter. Mieux que cela, c’était un brave homme, et je vous en donne pour preuve sa conduite vis-à-vis de Reynier.

Il avait du cœur, puisqu’il s’était laissé ruiner par la longue agonie d’une femme aimée.

Nous ne parlerons pas même de probité, c’est un gros mot qui se doit sous-entendre. La vie entière de Vincent Carpentier lui donnait droit à un autre mot qui est meilleur : il avait de la délicatesse.

— Quand il y aurait là tout l’or du monde, se disait-il en regagnant son logis, cet or n’est pas à moi. Qu’ai-je à y voir ?

Sans doute, c’était sage, mais la fissure ! L’idée rôdait alentour.

Il était solitaire chez lui. Personne à embrasser avant de se mettre au lit. Il se coucha et ne put dormir.

Le lendemain, sur sa table, une feuille de papier blanc reproduisait le plan de l’hôtel Bozzo, dessiné dans la poussière du Champ-de-Mars.

Seulement le point rouge n’y était pas encore.

À dater du jour où ce plan fut tracé, Vincent Carpentier devint triste, distrait, préoccupé, tel que nous l’avons retrouvé au couvent des dames de la Croix.

L’idée fixe avait pénétré dans la fissure.

Il n’en savait rien. Ils n’en savent jamais rien. Il se croyait à cent lieues d’une pareille imprudence et d’une si grosse trahison. Il avait promis, il tenait sa promesse. C’était du moins sa conviction intime.

En bonne conscience, à quoi lui eût servi ce manque de parole ? Il ne cherchait pas, il était sûr de ne pas chercher. — Mais par exemple, il était agacé par un doute : la cachette avait des dimensions exigeant une épaisseur de près de trois mètres dans la muraille où on l’avait creusée. Vincent était payé pour savoir cela, puisque lui-même avait pris les mesures.

Dans quelle partie de l’hôtel Bozzo placer un mur pareil ? Les caves ont parfois cette épaisseur, dans les très vieilles maisons, mais il se souvenait bien que lors de l’arrivée, loin de descendre, on montait quelques marches.

Ce n’était pas un homme de très profonde étude. En fait d’archéologie, il en savait juste aussi long que vous, moi, ou ce bon Dulaure, évangile des curiosités parisiennes.

Un matin, il arriva à la Bibliothèque royale avant l’ouverture des portes. Le goût des vieux livres lui avait poussé tout à coup.

Un quart d’heure après l’entrée des employés, vous l’eussiez vu attablé devant un in-quarto de Félibien, que flanquaient les œuvres de Dulaure, déjà nommé, avec celles de Piganiol de Laforce, de dom Lobineau, de Sainte-Foix, de Mercier, de Saint-Victor et autres.

Il avait l’air d’un homme qui veut reconstituer le vieux Paris de fond en comble.

D’ordinaire, ces fringales de sciences durent peu chez ceux qui n’en font pas leur état ; mais il n’en fut pas de même pour Vincent Carpentier. Le temps ne fit qu’augmenter sa passion pour les antiquités de la grande ville.

Quand il eut épuisé les ressources de l’impression, il franchit le seuil auguste de la salle des manuscrits.

On le vit à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, aux Archives, et il consulta jusqu’aux admirables plans déposés à la Préfecture de police.

Puis un soir, au bout d’une longue année de recherches, accoudé sur sa table, où le plan de l’hôtel Bozzo était étendu devant lui, il se dit :

— Certes, cela ne me fait rien, mais j’ai acquis la conviction que le mur donnant sur le jardin faisait partie de la seconde enceinte surajoutée à la ligne des fortifications de Philippe-Auguste, et qui englobait le périmètre entier de la Butte-des-Moulins. Voilà ma curiosité satisfaite.

Ceci était une nouvelle erreur. Sa curiosité avait plus soif que jamais.

Le mur de l’enceinte surajoutée occupait, en effet, toute la largeur de la façade donnant sur le jardin.

Dans quelle portion du mur était creusée la cachette ?

Vincent se fit précisément cette question en ôtant ses pantoufles. Pour le coup, il se mit à rire franchement et haussa les épaules du meilleur de son cœur.

— Et après ? dit-il, quand je saurais le point exact ? En serais-je plus riche ?

Par la fissure, l’idée fixe tout entière avait passé. Elle était installée dans le cerveau, où elle élargissait ses coudées. Vincent Carpentier s’en doutait moins que jamais.

— C’est le dernier problème, se dit-il au bout de quelques jours, et du diable s’il est possible de les résoudre autrement qu’en sondant le vieux rempart. À quoi bon ?

Le lendemain, il se dit encore :

— On peut sonder avec le regard comme avec une tige de fer.

Le surlendemain, un vieil homme de pauvre apparence, coiffé de cheveux gris, vêtu d’une houppelande déteinte et portant un vaste garde-vue vert, loua une mansarde de la rue des Moineaux, qui avait regard sur le jardin de l’hôtel Bozzo-Corona.

C’était Vincent Carpentier, arrivé à la seconde période de sa manie et prenant conscience à la fois de deux choses : l’existence de son idée fixe et le danger auquel son idée fixe l’exposait.

Vincent Carpentier se déguisait, Vincent Carpentier se cachait.

La veille, il s’était senti pâlir sous le regard du colonel.

Il lui avait semblé que ce regard, bienveillant mais teinté d’une nuance de pitié moqueuse, entrait en lui comme un scalpel.

Il avait essayé, mais en vain, de se réfugier dans le mensonge de son indifférence. L’obstination entêtée de son long travail lui avait sauté aux yeux. Il avait vu avec surprise, avec crainte aussi, l’effort, involontaire, poursuivi pendant plusieurs années.

Et quand il avait voulu se demander encore : « À quoi bon ! » quelque chose avait frémi au fond de sa poitrine.

Un remords ? Je ne sais. Mais je sais qu’il ne s’était pas arrêté.

Au contraire, il marchait de plus belle ; son travail implacable se poursuivait, et, symptôme funeste, il se cachait maintenant. Il se déguisait.

Le déguisement était du reste une nécessité ; car le fait d’établir un poste d’observation à deux pas de la maison du colonel constituait une attaque véritable.

Vincent sortait du bois. Son calcul tournait en acte. Il commençait la guerre.

Dès cette première nuit, Vincent monta la garde à sa lucarne depuis la brune jusqu’au point du jour. Bien des fois, pendant ces heures lentes, il se révolta contre lui-même ; bien des fois, il quitta sa place pour fuir, mais une fièvre sombre le tenait captif. Il voulait savoir.

L’Idée fixe était déjà plus forte que sa conscience.

Cette nuit, il ne vit rien. Il en fut de même des nuits suivantes pendant plus de deux semaines. Vincent dormait le jour, mais la fièvre montait et les rêves de Vincent n’étaient plus les mêmes.

L’or entrait dans sa folie.

Il ne s’était pas dit : Je veux le trésor, mais il fermait les yeux pour ne plus lire le livre de son âme.

Et l’ivresse de ses songes lui montrait les éblouissements de la richesse sans bornes et sans fond, haute et large comme une mer.

Il maigrissait, il pâlissait, oxydé en quelque sorte et rongé par cet océan de rayons.

Vers le milieu de la troisième semaine, à une heure après minuit, son pouls cessa de battre et sa respiration s’arrêta dans sa poitrine.

Pour la première fois depuis qu’il veillait à son poste, il vit une lumière faible se mouvoir et passer de fenêtre en fenêtre le long de l’arrière façade, au rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo.

La lumière aperçue par Vincent Carpentier traversa toutes les pièces du rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo et s’arrêta à l’avant-dernière croisée, c’est-à-dire presque au fond du jardin. Les rois mages ne virent pas poindre avec plus d’émotion l’étoile miraculeuse qui devait être leur guide dans la nuit du désert.

Vincent avait collé son œil aux vitres de sa mansarde ; il regardait, le front en feu, les veines glacées.

La façade se présentait à lui de deux tiers profil ; il pouvait suivre aisément la marche de la lueur, et la connaissance exacte qu’il avait de l’intérieur de l’hôtel lui permettait d’établir la série des appartements traversés par la lumière.

Mais c’était tout. La distance était trop grande pour qu’il pût distinguer le porteur de cette lampe ou de cette bougie, rallumée si tard dans la nuit.

Ce devait être le colonel lui-même ; ce pouvait être un domestique — ou un voleur.

La pensé du voleur mit une angoisse dans l’esprit de Vincent.

Il était jaloux déjà de son droit au trésor.

La lumière disparut et Vincent se dit :

— Il est entré dans la cachette.

Et il resta tout frémissant, comme un amant qui aurait vu le mari s’introduire dans la chambre à coucher de la femme aimée.

Il devait voir encore autre chose.

Outre le mari et l’amant, il y a parfois ce troisième personnage, inventé par Gavarni, et dont l’amant dit : « Il nous trompe tous les deux. »