Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 24

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Dentu (Tome Ip. 265-275).
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Première partie


XXIV

Pris au piège


Cette exécution avait été faite avec une telle promptitude par une demi-douzaine de gaillards bien découplés, sortant à l’improviste des massifs, que Vincent n’eut pas le temps de prononcer une parole.

Mais comme son bâillon ne lui bouchait pas la vue, il put reconnaître parmi les plus alertes à la besogne son inspecteur Piquepuce avec le jeune Cocotte, son professeur en serrurerie.

Tous deux semblaient être d’excellente humeur.

L’amitié de Damon et de Pythias donnerait une faible idée du lien qui attachait Piquepuce à Cocotte et réciproquement.

Leur affection mutuelle, corroborée par l’estime, eût inspiré de nobles tirades aux principaux poètes de l’antiquité.

— Voilà l’objet, dit Piquepuce en riant. A-t-il l’air assez étonné ?

— Prends garde de l’endommager, ajouta Cocotte. Je parie un sou qu’il a mon trousseau dans sa poche.

Sa main exercée trouva du premier coup le « monseigneur, » et il dit encore :

— Mon prince, à tous les métiers faut un apprentissage. Dans dix ans d’ici, si vous suivez bien mes leçons, vous pourrez débuter, mais au jour d’aujourd’hui, bernique ! un four, quoi ! Pas de chance. Vous avez mis vos deux pieds dans le plat.

La porte de l’hôtel, située tout contre le mur, du côté de la rue, était ouverte ; une petite voix cassée sortit de là, disant :

— Apportez-le-moi par ici, et ne lui faites pas de mal à ce vilain mauvais sujet. Je l’avais averti de ce qui lui arriverait. Ah ! le méchant ! le méchant !

Cocotte, Piquepuce et deux autres soulevèrent Vincent, qui par les pieds, qui par la tête, et le portèrent jusqu’au petit perron, sur la dernière marche duquel une tête grimaçante et ridée, chaudement enfouie dans un bonnet de coton, se montra.

Le colonel frissonnait un peu dans sa douillette, malgré la chaleur, mais il avait l’air tout guilleret. Ses deux mains sèches se frottaient l’une contre l’autre et il promenait son regard de chouette du prisonnier aux exécuteurs.

— Bravo, Piquepuce, mon bonhomme, dit-il ; bravo, Cocotte, vous êtes deux jolis sujets. Je ne m’étais pas couché, tant j’étais sûr que vous me réussiriez cette petite opération-là.

Il ajouta, en s’adressant au prisonnier :

— Ah ! Vincent ! Vincent ! ma pauvre poule, tu n’as pas l’air à ton aise ! T’es-tu assez mal conduit avec moi ! Et dire que toute ma vie je n’ai obligé comme ça que des sans cœur. Mais il y a des gens qui ne se corrigent jamais, c’est sûr. J’ai beau faire, je ne peux pas me débarrasser de ma philanthropie, et jusqu’à mon dernier soupir, je chérirai cette perverse humanité. C’est bête, mais ça fait mon éloge.

La porte où le colonel s’était montré donnait accès dans un vestibule étroit et humide, dont le sol était en contre-bas du reste de l’hôtel. Un escalier de service s’y plantait.

Le tout était éclairé par une lanterne suspendue à la voûte.

— Montez, ordonna le colonel, qui resta le dernier et prit lui-même la peine de refermer la porte à double tour ; ce n’est pas comme cela que le méchant sujet comptait traverser mes appartements, Ah ! mais non. Fi, le vilain !

Le jardin fut de nouveau désert, mais à l’instant où la clef tournait dans la serrure, on aurait pu entendre, de l’autre côté du mur, dans la rue, le bruit d’un homme qui prend son élan.

La seconde qui suivit, un frottement eut lieu au faîte de la muraille, où une ombre humaine se dessina vaguement.

L’ombre se tapit d’abord à la place même qu’elle avait conquise, et y demeura immobile, le cou tendu regardant avidement le rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo, où une lumière voyageait maintenant de fenêtre en fenêtre.

De fenêtre en fenêtre, la lumière éclairait cette singulière procession : quatre hommes portant un objet lourd, de taille humaine, inerte comme un cadavre, deux autres hommes avec des flambeaux, et par derrière un vieillard cassé, tremblotant, qui suivait, la tête dans l’estomac, comme un pleureur derrière un cercueil.

L’ombre attendit que la dernière fenêtre redevînt noire après avoir brillé. Alors, l’ombre se redressa.

C’était un homme jeune encore et agile. À l’aide du crochet de Vincent Carpentier, que nul n’avait songé à détacher, le nouveau venu se laissa glisser dans le jardin, et gagna la petite porte, dont il tâta la serrure, avec sa main d’abord, puis avec un instrument de fer.

Pendant cela, le cortège, après avoir traversé successivement toutes les chambres du rez-de-chaussée, s’arrêtait dans la dernière pièce : celle qui, dans le plan de Vincent Carpentier était marquée d’un point rouge.

C’était une très grande chambre, entièrement boisée de chêne. Les moulures des panneaux se relevaient çà et là par quelques dorures qui avaient passé et ne luisaient plus.

Le meuble était antique. La belle et riche tapisserie qui recouvrait les sièges avait perdu toutes ses couleurs.

Il n’y avait que deux portraits pendus aux lambris.

Ils se faisaient face.

L’un représentait le colonel Bozzo Corona, l’autre l’aîné de ses petits-fils, le marquis Coriolan, qu’il pleurait depuis des années.

Ces deux portraits sautèrent aux yeux de Vincent, qui les reconnut quoiqu’il ne les eût jamais vus.

C’étaient les deux figures du tableau de la galerie Biffi.

C’étaient aussi les deux portraits si bien décrits dans le récit de Reynier : ceux qui ornaient la chambre du Père-à-Tous, dans cette maison mystérieuse et en quelque sorte fantastique que le jeune peintre n’avait jamais pu retrouver aux environs de Sartène ; la chambre où la vieille Bamboche avait servi deux fois à souper, à Reynier d’abord, ensuite à Coyatier dit le Marchef.

La ressemblance du colonel était frappante. Le portrait du marquis Coriolan, imberbe, avec ses traits de marbre blanc repoussés par le noir mat de sa grande chevelure, changea pour quelques secondes le cours des pensées de Vincent.

Il y avait pour lui trois êtres qui vivaient sous cette apparence inanimée : le meurtrier du tableau Biffi, l’inconnu de la rue des Moineaux, et cette femme qui lui faisait peur maintenant, parce qu’il ne pouvait plus protéger son Irène : la mère Marie-de-Grâce…

Le long du mur qui touchait au jardin — à la place même indiquée sur le plan de Vincent par le point rouge — il y avait une alcôve, et dans l’alcôve un lit d’ébène à colonnes massives, autour duquel se drapaient de sombres rideaux.

Vincent fut déposé par ses porteurs sur le tapis, où il resta étendu. Piquepuce d’un côté, Cocotte de l’autre, se penchèrent au-dessus de lui pour lui demander ironiquement comment il se trouvait.

Le colonel se mit dans un grand fauteuil qui était auprès de l’alcôve.

— Voilà une jolie petite expédition, mes bijoux, dit-il, et bien faite. J’ai à causer avec ce vilain laid, qui a payé mes bontés par la plus noire ingratitude. Voyez voir à me consolider toutes ces ficelles. Mettez-en d’autres, s’il le faut. Je le veux empaqueté comme un colis, — car je ne suis pas bien fort, vous savez, et s’il parvenait seulement à recouvrer l’usage d’un seul doigt, il serait capable de m’écraser comme une puce.

Cocotte, Piquepuce et les autres, obéissant à cet ordre, s’occupèrent aussitôt à resserrer les liens de Vincent.

Les cordes étaient neuves et bonnes. Chacun voulant montrer son zèle, on prit un véritable luxe de précautions, et Piquepuce quand l’opération fut achevée, put dire :

— Le voilà ficelé comme un pétard !

Le colonel alors se leva et vint examiner lui-même l’ouvrage.

Il fit encore ajouter çà et là un tour ou une demi-clé, de sorte que ce fut un chef-d’œuvre de garrottage.

Il n’y avait pas un pouce du corps de Vincent qui n’eût son entrave ou son nœud.

— À la bonne heure, mes chéris, fit le vieillard, sincèrement satisfait. Cela vaut une douzaine de camisoles de force. Demain, vers les dix heures du soir, il fera jour. Peut-être que l’on creusera un trou dans le jardin. Maintenant, allez souper ou déjeuner, à votre choix. Toute la journée la caisse sera ouverte et vos petits comptes seront prêts. À vous revoir.

Il adressa à chacun un signe de tête paternel qui équivalait à un congé. Les six bandits prirent la porte.

— Ne fermez pas, dit encore le colonel, j’aime le grand air. Allez-vous-en par la rue Thérèse, le concierge a des ordres.

Quand il fut seul, il s’enfonça de nouveau dans sa bergère.

Vous eussiez fait tout Paris sans trouver une figure plus placide et plus calme que la sienne.

Vincent, lui, avait subi un tel choc, que ses facultés restaient presque annihilées. Et pourtant il avait compris le sens de cette terrible parole prononcée si tranquillement :

Peut-être qu’on creusera un trou dans le jardin.

Il restait immobile et comme mort, paralysé par son abattement plus encore que par ses liens.

Le colonel, qui le considérait d’un air en vérité tout amical, secoua la tête doucement et dit :

— Imbécile !

Malgré lui, Vincent releva les yeux.

— Imbécile ! répéta le vieillard. Ce n’est pas pour te chagriner que je te dis cela, mon pauvre garçon, mais puisque tu croyais au trésor, pourquoi as-tu entamé la lutte ? On ne se bat pas contre tant d’argent.

Il sortit de sa poche une boîte d’or, entourée de perles fines, sur laquelle était le portrait de l’empereur de Russie, et l’ouvrit pour y prendre deux ou trois grains de tabac qu’il flaira à distance,

— Il en est de tout comme de ceci, poursuivit-il ; je n’ai besoin de rien ou plutôt je ne puis user de rien. Un éternuement me casserait. Sais-tu combien il y a de grains de tabac dans un cornet d’un sou ? combien de bouchées dans un pain ? combien de gouttes de vin dans un verre ? je vis avec une bouchée de pain, une goutte de vin et le grain de tabac est mon excès. Je me propose même de renoncer à cette mauvaise habitude. Fifi, à part mon loyer et mes écuries, je ne consomme pas la valeur de vingt centimes par jour.

Remarque bien ceci : La richesse est moqueuse comme toutes les grandes dames. Elle fait ses farces peut-être en tapinois, avec de forts garçons comme toi, mais elle glisse entre leurs bras vigoureux et ne se laisse prendre en définitive, que par ceux qui ne peuvent plus… hé ! hé ! hé !

Il eut un rire paisible.

— Ces cordes me font souffrir beaucoup, dit Vincent.

Une véritable angoisse lui avait arraché ces paroles, les premières qu’il eût encore prononcées.

— Patience, mon fils, je ne t’ai pas lié pour te faire souffrir, mais pour causer en toute sûreté avec toi. La cruauté n’est pas dans mon caractère ; seulement quand la question de précaution ou d’utilité se présente, je n’ai jamais de vaines délicatesses. Cette ligne de conduite me réussit depuis près de cent ans ; tu conçois que je n’ai pas idée de m’en départir. Que diable ! j’ai bien le droit de tuer une heure ou deux de temps avec toi, qui voulais me voler plus d’or que n’en rapporte l’impôt du royaume de France. Qui sait, d’ailleurs ? On dit que le premier chien de chasse fut un loup dressé à étrangler ses frères. Je suis entouré de loups. Que dirais-tu si je te laissais vivre en te donnant chez moi un emploi de chien de chasse ?

Vincent baissa les yeux et murmura :

— Ces cordes m’entrent dans la chair.

— Patience ! Tu avais apporté des pistolets et un poignard, ce n’était pas par intérêt pour moi, mon bibi. Je prends ici ma récréation ; pense donc ! Les nuits sont si longues quand on ne dort jamais, et tout l’argent du monde ne peut acheter le sommeil.

Il poussa un gros soupir et reprit :

— On pourrait faire quelque chose de toi, si tu n’étais menacé de mort subite. Tu as bien calculé, sinon bien manœuvré, et j’ai eu un petit frisson dans le dos, sangodemi ! quand j’ai su que tu avais piqué un point rouge sur ton plan, juste au bon endroit.

Son doigt tendu montrait l’alcôve.

L’œil de Vincent suivit involontairement ce mouvement, et malgré le martyre qu’il subissait, une flamme s’alluma dans sa prunelle.