Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 25

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Dentu (Tome Ip. 276-287).
Première partie


XXV

Trésor antique


— Eh ! eh ! fit le vieillard, en voyant briller cette étincelle dans les yeux de son prisonnier, tu as beau te sentir condamné, la passion n’est pas morte en toi. Tu gardes le désir de voir mon trésor. C’est bien ! je comprends cela, et je m’engage à contenter ton envie avant de te mettre à la porte pour l’autre monde. Patience ! Tu vas t’habituer à ces cordes. Dis-moi un peu : te serais-tu reconnu ici ?

— Non, répliqua Vincent, l’œil fixé sur l’alcôve.

— Nous y avons passé de bonnes soirées. Il faisait froid, te souviens-tu, par ces nuits d’hiver ? Le poêle était là, derrière moi. Comme il ronflait ! Tu ne peux pas m’accuser de t’avoir pris sans vert, je t’avais prévenu. Mais à quoi servent les avertissements ? L’amour qui rend fou, l’amour d’une femme n’est rien auprès du délire de l’or. Je ne t’en veux pas, tu sais. J’aurais fait comme toi, seulement, je ne me serais pas laissé prendre. Qu’espérais-tu ? Le hasard t’avait appris l’histoire du vieux lion : doux comme un agneau, c’est certain, mais dévorant jusqu’à ses petits quand ils rôdent autour de son or, — autour de son âme ! Tu sais comme j’aime Francesca, ma Fanchette chérie, ma dernière tendresse, eh bien ! si Francesca savait ce qu’il y a derrière ces rideaux…

Il s’interrompit et montra de son doigt aigu le portrait de jeune homme pendu à la boiserie.

— Celui-ci était le frère de Fanchette, ajouta-t-il, et je l’aimais, — il est mort.

— Tuez-moi tout de suite, murmura Carpentier en un gémissement. Ma chair sa gonfle sous ces liens ; ces cordes sont des fers rouges qui me brûlent. Je ne peux plus supporter ce supplice !

Une convulsion agita tout son corps.

Povero ! dit le vieillard, je connais cela. Quand j’ai des souliers qui me gênent, j’en pleurerais ! As-tu des cors ? Ce jeune Reynier doit être un joli garçon maintenant, hé ? Son aventure de la campagne de Sartène pourrait bien lui amener des désagréments quelque jour. Il y a d’autres papillons que toi, mon bon, qui sont en train de se brûler à la chandelle. Je les connais comme je te connaissais : tous mes amis et amies, ces chers Compagnons du Trésor qui n’auront jamais un sou de ma tire-lire et qui viendront l’un après l’autre — ou tous ensemble — butter contre le bord de ma trappe ! Qu’est-ce que va devenir Irène, ta petite demoiselle ? Je pense à tout moi !

La gorge de Vincent rendit une sorte de râle.

— C’est bête, fit le colonel, tu n’avais qu’à rester tranquille. Je t’avais pris gâcheur de mortier pour faire de toi un gentilhomme. Tu as passé six ans à tresser la corde qui va te pendre ; c’est bête. Je comptais m’amuser avec toi et te rappeler nos voyages de nuit. Hein ! te souviens-tu : « Avez-vous quelque chose à déclarer ? » C’était drôle… Mais tu ne m’amuses plus du tout, bonhomme. Je crois que j’ai sommeil. Je vais te montrer ce que tu avais si grande envie de voir, et puis nous irons nous coucher, moi dans mon lit, toi…

Il n’acheva pas, et rien ne saurait peindre l’atroce bonhomie de son sourire.

Il se leva et fit un pas vers le lit.

À voir d’un côté la débilité de ce corps vieilli, usé jusqu’à la transparence, et de l’autre la pesante masse du lit à colonnes, il n’y avait pas à penser que le colonel pût seulement le remuer d’un quart de ligne.

Pourtant, il n’eut qu’à toucher un des lourds piliers pour mettre en mouvement le meuble, qui roula d’un temps au milieu de la chambre comme un wagon glisse sur le rail, découvrant ainsi la profondeur entière de l’alcôve.

Le colonel jeta un regard de côté sur Vincent, pour voir l’effet produit par ce premier coup de théâtre.

Vincent était immobile, les yeux fermés, la bouche contractée.

— Est-ce que j’ai trop tardé, murmura le vieillard d’un air mécontent. Aussi les imbéciles ne savent pas lier un homme sans l’étouffer ! Y sommes-nous ma biche ? attention !

À l’endroit même où posait naguère le pied du lit, le colonel tâta le parquet, dont une feuille se souleva. Vincent ne put voir ce qu’il y avait dans le trou. Mais ce devait être une serrure, car le colonel y introduisit une clé qu’il fit jouer.

Après quoi il replaça soigneusement la planche et se releva.

Son doigt caressa la boiserie, au fond de l’alcôve ; la muraille s’ouvrit aussitôt, laissant voir l’intérieur de la cachette que nous avons décrite si minutieusement aux premiers chapitres de ce livre.

Je dis « laissant voir » parce qu’il y avait une lampe à trois becs, en or massif, rehaussée de pierres précieuses, allumée et suspendue à la voûte.

Cette lampe avait la forme de celles qui brûlent nuit et jour devant l’autel de la Vierge dans les églises d’Italie.

On lui avait imposé cette apostasie d’entretenir le feu sacré dans le sanctuaire d’une autre religion.

Nuit et jour encore, elle éclairait cet antre où le démon de l’or avait son tabernacle.

Je ne sais comment dire cela. Les rayons de cette lampe, en touchant les yeux de Vincent, relevèrent ses paupières. Sa poitrine oppressée rendit un grand soupir. Tout son corps, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, se contracta sous l’effort d’un spasme qui le fit glisser en avant. Son cou se tendit, sa bouche devint béante.

— Allons, allons ! dit le colonel avec une évidente satisfaction, voilà le vil métal qui agit. Tu te sens mieux, ma vieille ?

Vincent ne répondit pas. Il restait comme écrasé sous le coup d’une fascination extatique.

— À la bonne heure, à la bonne heure ! fit encore le vieillard, tu ressuscites. L’or est un fier magnétiseur ! Et tu sais, bibi, tu ne vois ici que les bagatelles de la porte. Est-ce joli ? Est-ce bien arrangé ! Ah ! ah ! mon gars, c’est toi qui a creusé la coque, mais c’est moi qui ai disposé l’arrimage. Et je dis que c’est un chef-d’œuvre ! Il n’y a pas un centimètre de perdu. Du bien partout ! regarde seulement la voûte. Quelle ondée de paillettes !

C’était là que les yeux de Vincent s’étaient d’abord fixés. La lampe, par elle-même, éclairait peu. Il ne s’en échappait que ces lueurs mystiques, à peine suffisantes pour rendre visibles les pieuses ténèbres des chapelles.

Mais chacun de ces rayons était saisi, répercuté, multiplié et avivé par la voûte, toute constellée d’aigrettes, de girandoles, de colliers et de rivières, où les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs avilis au métier de cristaux vulgaires, foisonnaient comme les pendeloques autour des bougies d’un lustre.

Le regard s’enivrait, ébloui, à contempler ce prodigieux firmament, tandis que l’esprit, malade d’un vertige, essayait d’en supputer l’incalculable valeur.

Il disait vrai, ce vieux serpent. L’éther paralyse la douleur, et il y a des extases morales plus puissantes que l’ivresse du chloroforme.

Vincent était de pierre. Son angoisse physique faisait trêve. Il écoutait, il regardait, bercé par un indicible vertige.

Les yeux du vieillard allaient de ce vertige au trésor qui le faisait naître. Ce fut d’abord une jouissance tranquille, puis la fièvre le gagna peu à peu.

Il essaya de ricaner, il ne put.

L’émotion de Vincent produisait sur lui un effet extraordinaire.

— J’en ai vendu beaucoup, de ces pierreries, beaucoup, beaucoup, reprit le vieillard dont la voix tremblait de componction. Nous ne sommes plus au temps où les capitaux dormaient paisiblement dans leur lit. J’avais des bracelets à remuer à la pelle, et des médaillons, et des ferronnières, et des ciboires, et des saints-sacrements, et des encensoirs…

J’ai eu vingt mille écus romains rien qu’avec le calice d’un Borgia… et dix mille ducats de la mitre du cardinal-archevêque de Grant, primat de Hongrie… À cinq du cent, c’est déjà, pour les deux objets, trente bonnes mille livres de rente… et mon argent me rapporte mieux que cela. Je parie que tu ne sens plus tes cordes ?

Rien que pour une mitre et un calice, dis donc ! trente mille francs de rentes ! Et j’en avais cent, j’en avais mille. Là-bas, nos Vestes-Noires étaient de bien bons chrétiens, mais cela n’empêche pas de piller les églises. Tu vois que je te parle la bouche ouverte ? À quoi sert-il désormais de se gêner avec toi ? D’ailleurs, tu savais d’avance la source de ces richesses. Pauvre minet, quelle peine tu as prise pour te casser le cou ! Moi qui te parle, j’ai soupé dans le trésor de la cathédrale de Sienne, et j’ai passé une nuit à faire mon choix dans les salles du Vatican.

Ce serait bien plus beau à voir, je ne dis pas non, si j’avais gardé toutes mes splendides conquêtes amoncelées comme elles étaient dans cette cave… tu sais ? La cave du tableau de la galerie Biffi… le jour où le jeune homme qui est maintenant un vieillard, tua le vieillard qui maintenant revit dans un jeune homme dont la main tient aussi un poignard… C’est la loi, c’est notre loi. Par deux fois, j’ai tué le vengeur qui en voulait à ma vie. C’était mon droit. Le troisième viendra, si je ne le tue pas, il me tuera.

Sa tête ridée et jaune s’était inclinée sur sa poitrine. Il parlait d’une voix lente, mais ferme.

Vincent n’écoutait plus. Son âme était dans ses yeux, qui plongeaient tout au fond de la cachette où chaque pouce carré de la muraille représentait une fortune, tandis que des pilastres composés de colonnettes, faites avec ces larges pièces de cent quarante lire à l’effigie des princes de la maison de Savoie, rois de Piémont, de Sardaigne, de Cypre et de Jérusalem, montaient du sol à la voûte.

Car il y avait de la mise en scène considérablement dans l’arrangement de ce réduit sans doute unique au monde.

Le trésor moderne qu’on ne voyait point à première vue, et dont nous n’avons pas parlé encore, ne pouvant parler aux yeux, on lui avait laissé pour enveloppe et pour parure les splendeurs naïves du trésor antique.

C’était là une prodigalité, car ce luxe enfouissait un capital énorme ; mais toute royauté a son faste nécessaire, et ce miraculeux amas de richesses pouvait bien payer sa gloire.

Le vieillard avait cessé de parler. Il songeait.

Vincent dévorait des yeux ces richesses que ses rêves les plus extravagants n’auraient pas devinées.

— L’or appelle le sang, murmura le vieillard après un silence, parce qu’il se souvient de son origine ; je défie qu’on trouve un tas d’or un peu haut et un peu large à la base duquel il n’y ait du rouge. L’or qui est là, représente un lac de sang, pourquoi ? parce qu’il y en a assez pour faire une montagne.

Il se redressa et porta de nouveau son regard sur Vincent, absorbé dans l’agonie de sa contemplation.

— Tu ne vois rien, dit-il avec une soudaine emphase. Celui qui posséderait tout ce que tu vois serait un mendiant misérable, auprès du maître des choses que tu ne vois pas. Ceci est l’enveloppe vile qui recouvre le fruit précieux. Fais appel à ton imagination, c’est à dire à ta folie, je gage que ta folie, exagérant le possible et l’impossible aussi, restera à cent lieues de la vérité. On peut mourir après avoir vu ce que tu vas voir. Et regarde moi : Tout ce que tu vas voir m’appartient : Je suis le Maître !

Il semblait avoir grandi, et tel fut l’impérieux accent de sa voix qu’elle rompit la fascination de l’or.

Vincent détourna ses yeux du trésor pour les porter sur ce vieil homme dont la face ravagée jetait un funèbre rayonnement.

Rien ne chancelait plus en lui ; il se tenait droit et ferme. Sa prunelle lançait un éclair orgueilleux. Il répéta :

— Je suis le Maître. Cet or ne connaît que moi. Il y a là des milliers d’intelligences, des milliers de vaillances, des milliers de consciences ; elles sont à moi !

Tout passe ici bas, tout excepté deux choses qui passeront peut-être à leur tour, mais qui vivent encore, malgré leurs ennemis et surtout malgré leurs fidèles : Dieu et les rois.

Je ne sais pas ce que c’est que Dieu — à moins qu’il ne soit un tas d’or encore plus gros que le mien.

Je me suis toujours gardé de blasphémer Dieu : s’il existe, c’est dangereux, s’il n’existe pas, c’est inutile.

Les rois sont des hommes qui font ce que j’ai fait en s’y prenant autrement. Leur couteau s’appelle la guerre et quelquefois la loi.

Je ne voudrais pas de leur métier qui est misérable parce que leur splendeur blesse les yeux du vulgaire et qu’il y a autour de leur trône des myriades de braves gens qui essayent de débiter leur puissance comme le bois dont on fait les allumettes, pour en avoir chacun son petit morceau.

J’ai vu les révolutions qui font briller la fierté humaine comme le choc d’une pierre arrache à l’acier des gerbes d’étincelles.

Ceux qui vivront assisteront à d’étranges spectacles : Quand on aura remué le monde comme on démolit pour rebâtir, sera-ce un palais qui remplacera une masure, ou sera-ce une masure qui remplacera un palais ?

Cinq cents fractions de roi valent-elles plus ou moins qu’un roi ?

Dix mille copeaux seraient-ils supérieurs à cinq cents huches ?

Un million d’allumettes auraient-elles plus de vertu que dix mille copeaux ?

Moi, j’aime mieux l’arbre entier, parce que je n’ai pas d’intérêt.

Je suis plus qu’un roi.

La vraie revanche du passé serait un état où tout le monde serait roi, excepté le roi qui irait tout seul en prison et payerait l’impôt tout seul…

Il s’interrompit en un rire doux et véritablement bon enfant.

— Tu ne m’écoutes pas, garçon, dit-il, quoique je parle mieux qu’un livre. Tu es occupé à compter les Charles-Albert en or qui forment le pilastre de gauche. C’est un curieux travail, je t’approuve et je vais t’aider. Il y a 3,000 pièces dans chaque pile et 25 piles dans chaque colonne, ce qui donne 75,000 Charles-Albert, lequel chiffre multiplié par la valeur de cette superbe monnaie, 140 lire, fournit dix millions et demi de lire ou de francs…

— C’est mensonge ou démence ! murmura Carpentier qui ferma les yeux.

— Il y a quatre de ces piliers. Est-ce que tu aimes mieux la colonne Vendôme, toi, bibi ! Moi je trouve que ça tient trop de place. Voyons, remets-toi, nous n’avons pas fini. C’est à peine si nous commençons. En fait de colonnes, chacun va selon ses moyens, le roi a du cuivre et moi de l’or. Nous allons passer à un autre exercice.