Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 34

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Dentu (Tome Ip. 382-393).
Première partie


XXXIV

Le nouveau colonel


Le colonel s’assit dans le fauteuil de Vincent, auprès du lit, et se mit à tourner ses pouces d’un air songeur.

— Comment l’appelles-tu, ce chien ? demanda-t-il, César ? Vois dans la ruelle.

Roblot monta sur le lit et poussa une exclamation de dépit.

— Il est là, n’est-ce pas ? reprit le vieillard.

Roblot, qui avait plongé son bras derrière le lit, répondit :

— Il est là, raide comme un bâton, et déjà froid.

— Descends.

Roblot obéit.

— Ouvre le secrétaire.

— Il est fermé et il a emporté la clé.

— Un bon coup de talon… n’aie pas peur, fifi : ton maître ne reviendra pas pour constater l’effraction. Il doit être loin, c’est mon petit doigt qui me l’a dit.

La tablette du secrétaire éclata, brisée. Le colonel demanda :

— A-t-il emporté son argent ?

— Jusqu’au dernier centime, répondit le valet de chambre.

— C’est bien, alors nous sommes fixés… Tu m’avais parlé d’un plan de mon hôtel de la rue Thérèse ?

— Il est en bas, dans le bureau.

— Allons en bas et visitons le bureau.

En bas on ne trouva qu’un petit tas de cendres.

Le colonel se mit devant la fenêtre et tapota les carreaux avec le bout de ses doigts.

— Ah ! le gredinet, dit-il au bout d’une minute, Paris est grand, la banlieue aussi, et la France, et le monde ! Nous allons jouer nous deux à cacher la baguette. Tu t’es laissé dindonner, ma vieille, et moi de même. Sais-tu où demeure M. Lecoq ?

— Toulonnais-l’Amitié ! repartit Roblot, parbleu !

— Eh bien ! tu vas aller chez M. Lecoq, lui dire de ma part qu’il fait jour. Ça ne l’étonnera pas par ce beau soleil. Tu lui expliqueras l’affaire. Tu lui diras que notre bon camarade Vincent est parti d’ici à onze heures du matin, qu’il a dû arriver aux finances à onze heures dix minutes, descendre de voiture, traverser le ministère, ressortir par la porte de la rue de Rivoli et prendre un fiacre à la station de la rue Monthabor… Savoir ! Il aura peut-être eu peur d’être aperçu par son cocher… Enfin Lecoq jugera… et il mettra sur pied, tu m’entends bien, cent hommes s’il le faut, le double même, le double encore. Qu’il découple la meute tout entière. Je veux, — dis-lui ce mot : JE VEUX qu’il force le gibier !

Roblot se dirigeait vers la porte, le colonel le rappela.

— Tu montes à cheval ! demanda-t-il.

— Assez, répondit le valet, mais dans Paris…

— Prends la meilleure bête de l’écurie, casse-toi le cou, écrase qui tu voudras, je payerai, mais au carré Saint-Martin dans un quart d’heure… et que Lecoq soit chez moi, à l’ordre, dans une heure ! Va. Tu auras gagné dix ans de gages dans ta matinée.

Quand Roblot fut sorti, le prétendu centenaire se redressa et arpenta la chambre à grands pas.

— C’est la pierre d’achoppement, dit-il. Tout le reste a été sur des roulettes. Personne n’a vu que j’avais mis de jeunes os dans la vieille peau du Père. J’ai trompé tout le monde, jusqu’à Lecoq, jusqu’à Fanchette elle-même ! Mais tant que je ne verrai pas ce Carpentier, — de mes yeux, — couché par terre, et raide et froid comme le chien de là haut, il n’y aura rien de fait, car celui-là en sait plus long que moi !

Son masque ne pouvait que mentir, mais les inflexions de sa voix disaient l’importance de l’obstacle contre lequel sa ruse venait de se heurter.

Le comte Julian n’était pas, il faut que le lecteur comprenne ceci, dans la position du premier venu, propriétaire d’un immeuble où il sait qu’un groupe de valeurs est caché. Le comte Julian, à part même le rôle difficile dont il s’était affublé, rôle qui le gênait déjà et qui bientôt devait l’accabler, avait d’autres précautions à prendre, d’autres considérations à garder.

Il partageait un peu la condition de ces souverains absolus dont la toute-puissance est esclave.

Il était entouré d’un parlement obéissant mais ennemi qui surveillait ses actions avec une patiente jalousie.

Entre lui et son conseil, une cause permanente de haine subsistait.

Depuis longtemps, le conseil des maîtres demandait le partage ou tout au moins le bilan authentique du trésor de la Merci.

Le colonel refusait, arguant de la constitution même de la frérie, qui établissait le Père gardien du Trésor.

Il y avait eu des révoltes, des conspirations, le sang avait coulé dans ce mystérieux conclave, fermé comme un sérail, où la tragédie étouffait ses cris entre quatre murs impénétrables. Et le Maître était resté le maître.

Mais le Maître était alors appuyé sur le Trésor comme Hercule tient sa massue. Le Maître disposait du Trésor ; il était seul à disposer du Trésor.

Et malgré la trempe magique de cette âme, souvenons-nous des précautions infinies prises par le colonel Bozzo quand il avait touché au trésor.

Tous les premiers chapitres de ce livre ont été consacrés à décrire ce travail de taupe à l’aide duquel ce rusé vieillard avait tenté d’enfouir son secret.

C’était la nuit. Il avait choisi un pauvre homme, un homme honnête, il l’avait comblé de bienfaits, tout en lui mettant un épais bandeau sur les yeux.

Il l’avait acheté et trompé. Il l’avait généreusement payé pour ne point révéler un secret inconnu.

Avez-vous vu ces sorciers modernes qui, amalgamant tous les charlatanismes, parviennent à se faire passer pour spirites à force d’habileté dans l’art du prestidigitateur ?

Ils vinrent une fois chez nous, ces Américains effrontés ; ils ouvrirent une salle de spectacle où ils se laissaient couvrir de liens serrés, noués, entrelacés : un vrai chef-d’œuvre de garrottage.

Puis, quand ils étaient ainsi cordés, ils appelaient un esprit de Boston et de Bristol, qui traversait l’Océan : leurs liens tombaient. C’étaient vraiment miracle.

Je ne sais pas pourquoi Paris ne voulut pas d’eux.

Eh bien ! l’or est comme ces sorciers, il est spirite, il brise tous liens, il écarte toutes entraves.

La légende des Shetland est vraie : l’or enterré à cent pieds sous terre remonte et revient comme un fantôme.

Malgré le luxe des précautions prises par le Maître, l’or avait transpiré, — l’or avait murmuré son secret à l’oreille de Vincent Carpentier.

Et pendant que le vieux colonel agitait, déménageait l’or petit à petit, — lui-même, — sans confier à personne le mystère de ses nocturnes travaux, une émotion s’était produite autour de lui, comme les fièvres sortent de la terre éventrée.

L’or avait tinté et chanté ; l’or avait répandu dans l’air ses effluves électriques ; on l’avait entendu, on l’avait senti, car au sein même du conseil des Habits-Noirs, une frérie du second degré s’était silencieusement constituée sous le nom des Compagnons du Trésor.

Nous avons dit tout cela pour bien établir la position du comte Julian qui était maître par supercherie, qui portait sur ses épaules le fardeau d’un rôle à jouer sans relâche, et à qui, certes, manquaient beaucoup d’éléments composant la force de ce vieux démon, le colonel Bozzo-Corona.

Le comte Julian n’avait pas le Trésor. Il eût été perdu si âme qui vive avait deviné cela.

Les regards d’une association à la fois intime et hostile étaient fixés sur lui jalousement.

Le moindre pas ostensible qu’il eût fait à la recherche du Trésor, le plus petit sondage, la fouille la plus insignifiante, dénoncés par hasard aux compagnons schismatiques, auraient dévoilé le défaut de sa cuirasse.

Et par ce défaut de cuirasse, dix couteaux auraient passé aussitôt.

Il était tout puissant, c’est vrai, mais son pouvoir ne tenait qu’à un fil.

Le colonel avait dépensé des prodiges d’astuce et d’audace, nous dirions presque des miracles de génie pour retenir ce pouvoir sans cesse miné et menacé.

Le comte Julian, pour arriver au même résultat, avait plus à faire encore, puisqu’il marchait, embarrassé par sa supercherie originelle, puisqu’il n’avait en main que le fourreau du glaive d’or, brandi par son prédécesseur.

Il ne faudrait pas penser pourtant qu’il eût en face de lui l’impossible.

Il possédait sur le colonel plusieurs avantages dont on doit tenir compte, entre autres la jeunesse et la force physique.

En outre, le fait de n’avoir pu encore conquérir l’usage matériel du Trésor de la Merci n’était pas, en réalité, si radicalement malheureux qu’on pourrait le croire.

Dans toute question d’argent, l’apparence sauve.

Si, demain, les caves de la Banque de France étaient saccagées, la Banque de France ne perdrait pas un atome de son crédit, pour peu qu’elle réussît à cacher sa mésaventure.

Ces immenses réserves métalliques ne valent que comme article de foi. On n’y touche jamais, donc elles ne servent à rien. Des tas de sablons produiraient exactement le même effet, si on pouvait porter les gens à croire que sous le sablon les lingots dorment.

C’est le Crédit, conception à la fois élémentaire et subtile, au moyen de laquelle le monde moderne a enflé démesurément ses finances.

Le tout est de ne jamais laisser naître un doute au sujet des lingots, qui sont comme la femme de César et ne doivent point être soupçonnés.

Or, les lingots ici étaient dans la cave, et il n’y avait au monde qu’un seul homme capable d’en trouver le soupirail.

On ne doit donc point s’étonner qu’avant même de chercher la cave, le comte Julian concentrât tous ses efforts sur l’ennemi unique qui pouvait déménager ses réserves.

Après avoir réfléchi quelques minutes, il quitta la chambre de Vincent Carpentier et redescendit l’escalier. Sa dernière parole fut celle-ci :

— Je suis le colonel Bozzo, et mon banquier m’avancerait, si je voulais, de quoi acheter la moitié de Paris.

Quand il arriva sous le vestibule, boitant et peinant à plaisir, Giam-Pietro s’élança pour lui offrir l’aide de son bras.

— Bon, bon ! fit le prétendu colonel, je ne suis pas encore impotent, ma vieille. Une canne me vaudrait autant que toi… Ce marchepied m’a l’air plus haut qu’à l’ordinaire… Dis à Giovan Battista de me mener chez mon banquier.

— Lequel ? demanda Giam-Pietro.

— Lequel ? répéta le vieillard en feignant l’impatience. On ne cherche qu’à me contrarier. Sangodémi ! quelque beau matin je ferai maison nette ! Chez qui ai-je été la dernière fois, bêta ?

Giam-Pietro referma la portière et dit à Giovan Battista :

— À la banque J.-B. Schwartz et Cie !

La voiture partit au grand trot, tandis que le colonel se frottait les mains tout doucement, disant :

— J.-B. Schwartz ! une bonne maison ! Je vais remplir ma cassette pour un mois, et puis nous verrons.

Pendant cela, Vincent Carpentier travaillait aussi.

En dix minutes, juste, comme le comte Julian l’avait dit à Roblot, son coupé, bien attelé, arriva au ministère des finances, porte Monthabor.

Vincent descendit avec son paquet et prit le chemin des bureaux du Grand-Livre.

Mais au lieu d’entrer dans les bureaux, il enfila les galeries, comme le comte Julian l’avait prévu encore, et après avoir voyagé dans ces rues administratives qui bordent tant d’inutiles cellules, il ressortit par la porte principale, sous les arcades Rivoli.

Ici prit fin la partie véridique des prédictions du comte Julian.

Carpentier, en effet, ne prit sa course ni vers la place du Palais-Royal, ni vers les Champs-Élysées, ni vers la station plus voisine de la rue du Monthabor, il se jeta tout uniment dans un omnibus de Passy qui revenait.

Il quitta l’omnibus au coin de la rue de Rohan, et suivit à pied la rue Saint-Honoré, pour gagner la cour des Messageries Laffitte, Caillard et Cie.

Là, il retint une place de coupé pour Brest, départ du soir, ce jour-même.

Il donna son vrai nom et des arrhes.

Dans la cour même, il trouva un cabriolet libre, qui venait d’amener un voyageur ; il y monta et se fit conduire rue de Picpus, au couvent des Dames de la Croix, où il demanda sa fille Irène.

Pendant qu’on allait chercher cette dernière, les bonnes religieuses, enfiévrées par l’approche de leur distribution de prix, qui devait avoir lieu le lendemain, tombèrent sur lui et l’accablèrent de leurs remerciements.

On ne pouvait trop rendre grâce à son amabilité : malgré ses occupations, il était venu pour donner le coup d’œil du maître aux préparatifs.

Vincent Carpentier ne s’en défendit point. Il eut la force et le sang-froid de visiter en détail la cour transformée en salle couverte ; il approuva, il blâma, il fut charmant.

On le vit pâlir seulement quand sa fille, qui était arrivée en courant, se fut jetée à son cou.

Voici quelle était la cause de cette pâleur.

Irène, en l’embrassant, lui avait dit d’une voix altérée :

— Père, oh ! père chéri, je t’en prie ! Je n’ai rien objecté l’autre jour ; mais depuis, j’ai tant pleuré ! Prends-moi avec toi pendant les vacances. Je t’en prie, ne me laisse pas seule ici !