Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 37

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Dentu (Tome Ip. 418-432).
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Première partie


XXXVII

L’orage


Reynier avait obéi à l’ordre de son père d’adoption. Vincent était seul dans l’atelier.

Il poussa un tabouret devant le tableau de la galerie Biffi qu’il avait de nouveau découvert, et s’y assit.

Son regard était cloué sur les deux personnages du lugubre drame, — le jeune homme et le vieillard — par une véritable fascination.

Pour lui, ces deux faces vivaient terriblement.

Ses yeux étaient blessés comme s’ils eussent bravé l’éclat du soleil.

À la fin, une parole monta jusqu’à ses lèvres et y mourut en un murmure indistinct.

Il dit :

— Reynier ressemble au comte Julian.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart d’heure s’était écoulé, la fièvre de Vincent Carpentier avait augmenté, comme c’est l’effet ordinaire de l’attente et de la solitude.

Il avait cessé de regarder le tableau parce que ses paupières le brûlaient.

Il tenait ses deux coudes sur ses genoux et sa tête entre ses mains.

— Trois directions, pensait-il : Brest, Lyon et Strasbourg. Avec d’autres, ce serait un jeu puéril. À six heures ce soir, on pourra vérifier que je ne suis sur aucune des trois routes. Mais je les connais, ou plutôt, je le connais. Ses informations sont plus rapides que celles de la police. Il va hésiter devant ce problème évidemment posé à plaisir. Sa première conclusion sera celle-ci : puisque Carpentier nous appelle à l’Ouest, au Midi et à l’Est, il doit courir au Nord.

Il sourit d’un air satisfait.

— Sa seconde pensée, poursuivit-il, croisera et gênera la première. Il se dira ; n’est-ce point plutôt pour rester tout uniment à Paris que Capentier nous donne ces trois différents changes ?

— Cela devrait être ainsi ! reprit-il avec une sorte d’emportement soudain. Rester à Paris, voilà le vrai de la situation. Opérer en moi, comme le scélérat l’a fait lui-même, une transformation de pied en cap, entrer dans la peau d’un autre, puis, percer les murs, creuser la terre fût-ce avec mes ongles, pratiquer un trou de taupe ou de lézard, — où de serpent, — m’y cacher, m’y couler, avancer toujours en prolongeant le boyau de mine et parvenir enfin jusqu’au trésor que je viderais peu à peu comme un mince siphon peut dessécher, avec la patience et le temps, la plus profonde, la plus large des cuves !

Il sauta sur ses pieds en s’écriant :

— Je le ferai ! c’est décidé, je le ferai ! Dussé-je rester des semaines et des mois enfoui dans une tombe !

Mais il s’interrompit et ses deux bras s’affaissèrent, tandis qu’il ajoutait :

— César est mort ! Le carreau a été troué par une balle à quelques pieds de mon crâne ! je n’aurais pas le temps. Ils sont nombreux, ils sont partout. À l’heure qu’il est ils ont peut-être déjà trouvé ma trace. La mort me guette. Il faut fuir, fuir, fuir ! Je voudrais l’épaisseur entière du globe entre ce misérable et moi !

Ses yeux épouvantés roulaient maintenant tout autour de lui comme s’il eût craint de voir un guet-apens surgir quelque part dans l’atelier même.

La face blanche et noire du parricide éclairée par un reflet de soleil semblait en ce moment sortir du tableau.

Vincent recula. Sa main se plongea sous le revers de son vêtement et il bondit sur l’assassin en poussant un rugissement sauvage.

La toile rendit un son sec.

— À toi, comte Julian ! à toi, parricide !

Le couteau de Vincent avait percé la poitrine de l’assassin à la place du cœur.

Il tomba sur ses genoux, disant :

— Est-ce donc vrai que je suis fou !

Le couteau restait dans la toile. Vincent l’en retira lentement et l’y retourna malgré lui avec une homicide volupté.

— Non, non, fit-il, je ne suis pas fou. La chair n’est pas plus dure à percer que le chanvre. Il faut vivre. Ma vie c’est sa mort.

Tout près de lui, au mur de l’atelier, pendait une paisible panoplie ; le costume complet du paysagiste en campagne, avec le parapluie-pliant-canne et le sac-omnibus qu’on porte si joyeusement sur le dos quand on est jeune, plein de santé, plein d’espoir et qu’on marche à la conquête de la nature.

Vous les avez enviés bien souvent, ces libres enfants de l’art, sans souci et sans gêne, qui ne craignent rien, pas même le ridicule, et qui s’en vont, piétons infatigables, chercher de vieux arbres, de l’herbe, de l’eau, de la lumière, la vérité enfin de la terre et du ciel.

Ont-ils du talent ? Je ne sais. Quelques-uns en auront peut-être, et je voudrais que Dieu en pût donner à tous.

Mais ils ont la jeunesse et ils ont la foi. Cette grande vertu, l’espérance attache des ailes à leurs pieds.

Qu’ils aillent, qu’ils s’efforcent. Le lac leur dira le secret de sa molle transparence, les moissons feront pour eux onduler l’or pâle des épis ; la forêt les inspirera de son ombre, où le soleil oblique glissera un long regard brillant.

Qu’ils aillent, ces poètes du pinceau, qu’ils soient heureux comme ils sont braves, et qu’au bout du voyage, enchanté par l’illusion, ils trouvent l’aisance, sinon l’opulence ; sinon la gloire, qui est, hélas, si rare ! du moins un peu de renommée heureuse.

Une idée traversa la cervelle de Vincent. Il n’était ni peintre, ni jeune, et la nature n’avait aucun secret à lui confier, mais c’était un déguisement qu’il cherchait.

Il ne discuta même pas le soudain conseil que lui donnait sa fantaisie.

Le premier mouvement est, dit-on, le bon : Vincent décrocha le costume, mit bas ses vêtements et fit sa toilette avec une vivacité toute juvénile.

— Et Reynier ? demanda-t-il pourtant.

Il prit un fusain et écrivit sur la muraille, à la place où il avait pris le costume :

« Mes enfants, au revoir. »

Puis il chargea le sac sur ses épaules, prit en main la canne-pliant et sortit à grands pas par la seconde issue de l’atelier qui donnait sur la rue Vavin.

Premier bonheur, la concierge s’occupait de son ménage et ne le vit point passer.

Second bonheur, la rue était déserte. Vincent put tourner l’angle de la rue de l’Ouest et gagner le rond-point de l’observatoire sans rencontrer aucune de ces figures curieuses qui embarrassent la timidité d’un acteur à ses débuts.

Le rôle qu’il avait choisi convenait du reste au quartier. L’allée de l’observatoire est le grand chemin des peintres-touristes.

On ne fait pas plus attention à eux dans ces parages qu’on ne remarque les aspirants de marine à Toulon, les bonnes d’enfants aux Tuileries ou les cuirassiers à Versailles.

Autant que le lui permettaient sa fatigue et ses contusions mal guéries, Vincent se donnait la tournure de l’emploi. Il allait d’un air crâne, le nez au vent et portant sur l’oreille un feutre mou à grands bords qui était « artiste » à toute outrance.

Une fois passées les latitudes où le bal Bullier florit maintenant (c’était alors, le règne de la Grande-Chaumière), tout danger de rencontrer quelque connaissance, par hasard avait évidemment disparu.

Vincent ne pouvait plus craindre que les émissaires des Habits-Noirs.

Il obliqua sur sa gauche et gagna par les petites rues voisines de la barrière d’Enfer les confins du faubourg Saint-Marcel, pour sortir enfin de Paris par la barrière de Fontainebleau.

Une fois sur la route de Bicêtre il respira plus librement, quoique ses membres courbaturés commençassent à parler de lassitude.

Il faisait une chaleur étouffante. Le ciel magnifique au zénith, se couvrait à l’horizon de nuages légers qui semblaient venir de l’est avec lenteur, malgré le vent contraire qui soufflait du sud-ouest par petites rafales tièdes et lourdes.

Pour quiconque connaît le climat parisien, ces jolies nuées de l’est portées par de mystérieux courants, sont, dans les sécheresses caniculaires, la promesse presque certaine d’une vaste ondée.

Mais Paris n’apprendra jamais le langage du ciel. Il aime mieux croire à Mathieu (de la Drôme) et au baromètre, qui lui en content de toutes les couleurs.

Paris, toujours étonné que la pluie puisse venir après le beau temps, se met en déroute à l’instant même où l’ouragan soulève en tourbillons la poussière du boulevard ; la première goutte d’eau qui lui tombe sur le bout du nez le pousse sous une porte cochère, où il regrette amèrement ce parapluie, meuble humiliant que l’almanach lui imposa par tant de jours ensoleillés !

Vincent Carpentier poursuivait sa route, sans souci des nuages de l’est, qui, en fait, avaient de riantes couleurs et ne couvraient pas le quart du ciel.

Au couchant, le soleil descendait dans des vapeurs empourprées qui ne parvenaient pas à voiler sa splendeur.

Il pouvait être six heures du soir.

Vincent avait fait dessein de remplir au naturel son rôle de pauvre hère et de prendre son souper et son lit dans une auberge de la grande banlieue, sous prétexte d’arriver plus tôt le lendemain matin sur le terrain de chasse, de sa chasse aux paysages.

Comme il allait, bien fatigué déjà, mais soutenu par la pensée que chaque pas l’éloignait du danger, il eut l’idée de regarder derrière lui la route droite et plate, pour mesurer la distance parcourue.

Un coupé arrivait au grand trot, soulevant un nuage de poudre.

Carpentier eut comme un éblouissement, et son cœur cessa de battre.

Il avait reconnu du premier coup-d’œil, non-seulement le coupé, mais le cheval et le cocher, ce beau Napolitain de Giovan-Battista, dont les sourcils, plus noirs que le jais, faisaient contraste avec la neige frisée de sa perruque blanche.

Vincent rabattit son feutre sur ses yeux, et désespérant de tromper le regard inquisiteur du comte Julian par la gaillardise de son allure, il prit, au contraire, la démarche titubante d’un Raphaël d’occasion qui a bu son plein, même avant le dîner.

En même temps, il entonna d’une voix enrouée la plus redoutable chanson d’atelier qui lui vint en mémoire.

Le coupé filait presque sans bruit ; il passa, rapide et léger, au milieu de la route dont Vincent tenait la marge.

Celui-ci portait sur l’épaule son parapluie professionnel, ce qui lui masquait d’autant le visage.

Il n’eut garde d’examiner le coupé ostensiblement ; mais la peur est une femme, elle jouit de ce privilège féminin qui consiste à voir sans regarder.

Vincent, abrité derrière les vastes plis de son parapluie, put reconnaître à la portière du coupé le profil perdu du colonel.

Que faisait là le comte Julian ? Pourquoi était-il précisément sur cette route ?

Au moment même où Vincent s’adressait à lui-même cette question, un brusque coup de vent, précurseur de l’orage qui approchait, prit la route en écharpe et souleva une véritable trombe de poussière derrière laquelle le coupé disparut.

Pour Vincent, il ne s’agissait pas de l’orage. Vincent ne vit même pas que ces jolis nuages de l’Est avaient démesurément grandi et que leur ligne de bataille, tranchée nettement sur le bleu du ciel, passait maintenant sur sa tête, empruntant au soleil couchant quelques teintes pourprées qui rendaient plus lugubre la masse entière, sombre et lourde comme une immense calotte de plomb.

Ce à quoi Vincent songeait, c’était au coupé.

Quand le tourbillon de poussière tomba, le coupé avait disparu, ou du moins on ne pouvait plus le distinguer parmi les quatre ou cinq véhicules qui se montraient au lointain rembruni de la route.

Sans réfléchir, Vincent abandonna la grande route et se jeta dans un chemin de traverse qui s’ouvrait sur la gauche.

Sa seule pensée était de ne point suivre la même direction que ce terrible coupé.

Le chemin de traverse qui prenait à moitié route de Paris à Villejuif, tournait le dos au fort de Bicêtre et descendait vers la Seine, coupant l’avenue de Choisy, à la hauteur du Port-à-l’Anglais.

Quelques maisons de pauvre apparence en bordaient l’embouchure, mais au bout de deux ou trois cents pas, la voie rétrécissait tout à coup, courant tortueusement à travers champs.

À peine Vincent y était-il engagé, que l’orage éclata avec une singulière violence. Le terrain sonna tout à coup sous le choc retentissant d’une averse de grêle comme le vent d’est seul en peut amener à Paris.

En même temps, le jour se voila subitement. Il semblait qu’un rideau noir, aux reflets verdâtres et violacés, fût tombé sur la campagne.

L’ouest éteint n’envoyait plus que des rayons sinistres, aux couleurs fausses et qui allaient sans cesse diminuant d’intensité.

Le large bruit de la grêle, battant le sol de tous côtés, fut traversé par un craquement sec et déchirant, contemporain d’une illumination blafarde qui enveloppa Vincent comme un suaire, tissé de pâles clartés, puis les échos du ciel et de la terre, transformant cette explosion de la foudre, la renvoyèrent de toutes parts en un formidable roulement.

À dater de cet instant, l’orgie de l’ouragan monta, exagérant sa turbulence et ses tumultes. La nuit poussa des cris surhumains. Le ciel, éventré dans tous les sens, montra l’incendie de ses entrailles en un désordre splendide jusqu’à l’horreur.

Cela dura une demi-heure. Vincent Carpentier, faible et malade, allait désormais au hasard, poussé de ci de là comme une misérable barque ne gouvernant plus et incapable de résister à la tourmente.

Dans l’obscurité, déjà profonde, l’éblouissement des éclairs ne lui montrait rien que le sol plat et détrempé, où chacun de ses pas s’enfonçait jusqu’à la cheville.

Il avait perdu la route tracée. Un moment, il eut crainte de mourir.

Et dans ce trouble inouï qui ballotait sa pensée comme les éléments déchaînés secouaient son pauvre corps, un refrain de souvenir fatiguait incessamment sa cervelle

Il songeait à l’aventure de Reynier dans la campagne de Sartène, par une nuit pareille, par un orage semblable.

Cette idée le poursuivait et l’obsédait.

Deux ou trois fois la foudre lui laissa voir des masures éparses dans les champs. C’était à tout le moins un abri, — mais il passait, tout frissonnant sous ses habits qui ruisselaient.

Il avait peur de l’hospitalité inconnue.

Les noms des hôtes de Reynier lui revenaient en mémoire. Il avait peur de Bamboche, la mégère ivre, et de cet assassin à race de boule-dogue, que le jeune peintre appelait le Marchef.

Il tomba enfin, ou plutôt il se laissa aller, vaincu à la fois par la fatigue intolérable et par la douleur que lui causaient ses blessures rouvertes.

Il n’avait pas la volonté de lutter.

Auprès de lui était une masse sombre. Ses reins restaient baignés dans l’eau de l’ondée, mais sa tête s’appuyait contre une pierre qui formait le seuil d’une maison.

Vincent ne voyait pas la maison, mais il entendait derrière lui une voix rauque qui chantait parmi les fracas de l’orage : une voix de vieille femme ivre.

L’histoire de Reynier le tenait à tel point qu’il croyait reconnaître une chanson italienne.

Un éclair brilla. La maison sortit de l’ombre, délabrée et triste, avec le sentier fangeux qui la bordait et la haie chauve de son petit enclos.

Quand l’éclair eut cessé de luire, Vincent vit une lueur faible sourdre entre la porte et le seuil.

On chantait toujours. Des pieds chaussés de gros souliers se mirent à marcher sur le carreau.

— Ohé ! cria-t-on à l’intérieur, est-ce que tu t’endors au lieu de t’habiller, fainéant ? Ohé ! Marchef !

Si la muraille était tombée sur lui, Vincent n’eût pas été frappé plus violemment.

Un instant, il crut rêver, d’autant que cette stupéfiante question n’obtint point de réponse.

Mais la voix rauque reprit presque aussitôt après :

— Ce n’est pas tous les soirs que le Maître se dérange pour venir lui-même te dire, jusqu’au fond de ton trou : « Il fait jour. » La besogne doit être pressée. Il n’y a pas de mauvais temps qui tienne. Mets-toi en route si tu veux garder tes os !

Point de réponse encore.

Vincent songeait, faisant un mortel effort pour voir clair dans le chaos de sa cervelle.

— C’était ici que venait le coupé du colonel ! Et c’est pour moi qu’il a besoin du marchef !

Il frissonna et ajouta en lui-même :

— Le marchef ! L’homme qui tue !

Il essaya de se relever pour fuir. Ses membres étaient paralysés.

— Je vais bien sortir, moi, reprit encore la voix rauque, pour aller chercher la goutte. Ma bouteille est vide et j’étrangle de soif… Ah ! à la fin, te voilà !

Un second pas, plus lourd, se fit entendre à l’intérieur et une autre voix dit :

— Est-ce que le père ne t’a pas semblé tout drôle vieille Bamboche ? Il n’y a rien de changé en lui et ce n’est plus le même homme. Pour qu’il ait engagé sa voiture dans nos ruelles, il faut qu’il tienne rudement à régler le compte de cet architecte, c’est sûr.

— Raison de plus pour te dépêcher, paresseux !

Encore une fois, Vincent, rassemblant toutes ses forces, tenta d’échapper à l’étreinte du cauchemar qui le garrotait.

Il parvint à se mettre sur ses mains et sur ses genoux.

— Tourne voir un peu la meule, dit en ce moment le Marchef, j’ai de la rouille à mon outil.

Le bruit d’un couteau qu’on aiguise contre une pierre grinça longuement.

Ce fut le dernier son que Vincent entendit avant de retomber sur le seuil même, vaincu et privé de sentiment.