Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Dentu (Tome IIp. 53-64).
Deuxième partie


V

La lunette d’approche


— C’est pas pour m’excuser, poursuivit Échalot avec un gros soupir, mais il y avait tout de même un petit peu de louche dans la conduite de mon jeune peintre, M. Reynier. Il ne travaillait plus du tout de son état, et ça paraissait comme s’il était entré lui aussi dans la carmagnole qu’ils dansent tous autour du Trésor.

Parole, l’idée m’en était poussée.

Il venait voir Mlle Irène de temps en temps. Je ne sais pas bien ce qu’il lui chantait, car ils parlaient le plus souvent tout bas, mais quand il était parti et qu’elle sortait chercher son déjeuner ou son dîner, elle avait les yeux gros de larmes.

Une fois, le cavalier Mora me dit :

— La pauvre enfant n’a plus son père, elle est sans protection. Ce misérable la rendra folle.

Je demandai de quel misérable il parlait, car je ne pouvais croire que ce fût de M. Reynier. Le patron me répondit :

— C’est gentil de ta part de défendre un garçon avec qui tu as eu des relations agréables et suivies, mais il a bien mal tourné depuis ce temps-là. Son père adoptif a fait son malheur en lui donnant des goûts de dépense, et depuis que M. Carpentier a disparu, l’eau ne vient plus au moulin. Alors, pour continuer son train, il s’est fait, Habit-Noir du coup, v’lan !

— Pas possible ! que je m’écriai : un jeune homme si doux !

Le patron secoua la tête et soupira gros, disant comme malgré lui :

— Ça me procure bien des embarras. Il voudrait entraîner Mlle Irène dans ses mauvaises fréquentations. La chère enfant résiste tant qu’elle peut, rapport à ce qu’elle est sage et qu’elle m’a donné son cœur. C’est tous les jours de nouvelles scènes, elle devient pâle que ça fait pitié. J’ai peur d’une maladie de poitrine.

C’était vrai ; depuis quelque temps, la jolie voisine n’avait plus ses couleurs. Elle maigrissait à vue d’œil.

J’ai mon franc parler. Je dis au patron, la bouche ouverte :

— Vous êtes encore joli homme quand vous voulez, mais M. Reynier est un beau brin de gars tout à fait, et il possède la fleur de l’âge. C’est étonnant tout de même qu’entre vous deux, la petite a choisi le plus vieux.

— Je suis plus jeune que tu ne crois, me répartit le patron qui était presque en colère. Si j’ai perdu la fraîcheur de mon adolescence, c’est l’effet des traverses innombrables et du malheur.

— N’empêche, fis-je encore, qu’il y a bien vingt ans entre vous deux, M. Reynier, par l’apparence, et ça se voit d’autant mieux à l’œil nu que vous avez approchant le même genre de figure, sauf qu’il ne vous pousse pas un poil sur la joue et qu’il a une belle barbe tout soie.

Pour le coup, M. Mora me regarda de travers. Puis ça me sembla qu’il riait tout drôlement pendant qu’il demandait :

— Est-ce que tu trouves vraiment que ce mauvais sujet me ressemble ?

— Comme deux gouttes d’eau, répondis-je, et à votre sœur aussi. Je parie que si on le rasait, ou bien si la barbe vous venait, on pourrait prendre l’un pour l’autre, à la brune, s’entend, et pourvu qu’on n’y regarderait pas de trop près.

Quand il réfléchit comme ça, le patron, il a l’habitude de tourner ses pouces. Il se mit à tourner ses pouces en regardant le bout de ses souliers.

Moi, je continuais, car je voulais lui faire perdre son idée contre M. Reynier.

— Pour la chose d’être un Habit-Noir, je peux bien lever la main que je ne l’ai jamais vu à l’Épi-Scié ni entendu parler de lui par les camarades.

— Les Maîtres ne vont jamais à l’Épi-Scié, grommela M. Mora. Et ceux qui vont à l’Épi-Scié ne savent pas le nom des Maîtres.

Il y avait du vrai là-dedans, ou du moins nous ne savons pas le nom de tous les Maîtres. Je dis encore :

— Et pour ce qui est de la jeune Irène, si ça la chagrinait de le recevoir, elle n’aurait qu’à lui fermer la porte au nez. Rien ne l’empêche ; elle a sa liberté.

Le patron haussa les épaules d’un air tout à fait fâché.

— Échalot, me dit-il, tu n’as pas d’attachement pour moi ! sans ça y aurait du temps déjà que je t’aurais fait ta fortune. Apprends que ce jeune scélérat a opéré sur ma personne une attaque nocturne dans le but de m’assassiner lâchement.

Ah ! dame, j’ouvris de grands yeux. Le quartier prête assez à la chose, et moi, je marche toujours au milieu de la chaussée quand je reviens, le soir, par la rue des Amandiers.

Le patron me raconta une polissonne d’histoire qui semblait vraie tout de même : trois hommes postés dans l’ombre de l’abattoir, au coin de l’avenue Parmentier…

Est-ce que ça t’ennuie, Léocadie ?

Mme Canada tressaillit à cette question comme si on l’eût brusquement éveillée.

— Tu dormais ? fit encore Échalot. C’est pas flatteur pour moi.

— Non, répondit-elle, je ne dormais pas… et ça ne m’ennuie pas ; au contraire, ça m’intéresse de trop. Je peine à chercher dans ton histoire quelque chose qui n’y est pas — pas encore du moins, mais qui est dessous, bien sûr. C’est gros, cette affaire-là, je le sens. Va toujours, l’attaque nocturne est une frime. Monte dessus et arrive à ce que ton patron voulait te demander.

— Quelle magistrate tu aurais faite ! murmura Échalot. Tu as la subtilité de Voltaire ! M. Mora me montra une égratignure qu’il avait à l’épaule gauche, et un noir au poignet : une frime, tu as bien raison. Voilà ce qu’il voulait me demander, c’était d’installer une lunette d’approche dans la chambre de Mme Irène.

— Une lunette d’approche ! répéta la dompteuse qui crut avoir mal entendu.

— Ça t’étonne ? Je fus également stupéfait. C’était le commencement du montage de la comédie où M. Mora me préparait un rôle innocent, mais funeste. Il me dit :

— L’homme de cœur ne doit pas trembler pour une faillie chienne d’attaque à main armée. Il lui suffit de veiller au grain à l’avenir et de porter sur soi des moyens de défense. Ne te mets pas dans l’esprit que mon embarras est au vis-à-vis de moi-même.

C’est à elle seule que je pense. Elle est l’ange de ma carrière, et je la vois dépérir, ça m’insupporte.

Je sais bien que tu vas m’objecter : Si le jeune homme vous ombrage, alignez-vous avec lui dans un combat mortel. Mais quoique brave comme un tigre, je n’aime pas le sang. J’ai, d’ailleurs, juré sur les restes de mes aïeux de ne pas risquer ma vie avant d’avoir récupéré leur position princière dans les pays dont je suis originaire. Je me sens incapable d’un parjure, préférant employer un truc adroit pour éloigner mon ennemi sans lui faire aucun mal.

Tu es l’homme qu’il me faut pour la délicatesse de ce travail consistant à monter le télescope dans la chambre de celle que j’aime. Veux-tu gagner cent francs d’un coup ? Je te les offre, et voici la lunette au pied de mon lit…

Ça avait l’air loyal ; néanmoins, j’exigeai des explications plus catégoriques, et il me dit encore :

— Le repos et la santé de ma bien-aimée sont à ce prix de la lunette. Tu vas comprendre : D’un côté il y a pour elle la fréquentation dangereuse et déshonorante d’un libertin qu’elle ne peut pas mettre à la porte à cause des souvenirs d’enfance et des serments arrachés à l’inconstance de son premier âge, de l’autre le brillant avenir d’être l’épouse légitime d’un homme tel que moi avec fortune premier choix et tous les titres de la noblesse réunis… Qu’aurais-tu répondu, toi, Léocadie ?

— Tu me fais bouillir, gronda la dompteuse. Va donc de l’avant, imbécile !

— Excusez ! s’écria Échalot enchanté. Ça te pince, l’intérêt de ma narration, puisque tu me dis des douceurs. J’acceptai donc les cent francs dans ma bienveillance pour la petite voisine, et alors, M. Mora roula le télescope au milieu de la chambre et le braqua devant sa fenêtre ouverte : celle qui donne sur le cimetière.

— Attention ! me fit-il, l’exposition est ici la même que chez mon Irène, de telle sorte que tu pourras manœuvrer tout à fait semblablement. Tu vois les deux grands platanes là-bas, à droite, au bout du cimetière ? Tu viseras le second, le plus haut, pour faire ligne avec cette maison blanche qui se détache sur l’horizon. Essaye voir.

Je visai. La maison blanche était voisine du bois de Vincennes, en haut de l’avenue de Bel-Air, à Saint-Mandé.

— Que vois-tu ? me demanda mon patron.

— Une façade avec des fenêtres fermées. La maison doit rapporter bon au propriétaire, dites donc !

— Tourne une idée à droite, que vois-tu ?

— Une petite maison rouge enfouie dans de la verdure, comme qui dirait un chalet pour une personne seule dans la saison champêtre.

— Les fenêtres sont-elles fermées aussi ?

— Il n’y en a qu’une, une grande, qui s’ouvre sur une galerie de bois, taillée comme une découpure… Tiens ! tiens ! Il y a une dame ! Une jolie dame, par exemple, mais fièrement décolletée ! Elle fume une cigarette, mauvaise habitude pour son sexe…

— Voilà ! interrompit le patron, c’est tout et pas plus malin que ça. Tu tiens dans tes mains le bonheur et le repos de Mlle Irène, sans parler de ma propre félicité. Écoute l’ordre et la marche : je vais sortir pour des affaires d’intérêt, première importance, et tu vas rester ici tout seul. Il y a de la viande froide et du vin dans le buffet, je t’offre à goûter. Bois, mange, fume ta pipe, fais ce que tu voudras, tu es le maître ici, à discrétion. Mais dans une heure, mets l’œil à la lunette, et tu comprendras pourquoi je suis intéressé à ce que ma chère Irène voie à son tour ce que tu auras vu. Voilà.

Il sortit. Ma foi, je mangeai un morceau sur le pouce en buvant une bouteille de vieux mâcon, puisqu’il avait eu la politesse de m’y engager.

Après quoi, j’allumai une pipe de son tabac, du bon !

Par la fenêtre de côté, j’entendais la jolie voix de Mlle Irène qui brodait comme un rossignol, en chantant.

C’est un amour que cette fille-là. Je me disais, à part moi : ça me fait plaisir de gagner un billet de cent en contribuant à son bonheur ici-bas.

Et de temps en temps, je regardais à mon télescope.

C’était curieux. La donzelle du chalet, quand elle eut fini sa cigarette, grignota des gâteaux en buvant de la liqueur. Ça se soigne. Je la vis qui faisait des signes du haut de son balcon, et deux ou trois officiers d’artillerie montèrent, la prenant sans façon par la taille.

En voilà assez là-dessus, pas vrai ? tu devines son état, passons. Si je n’ai que ça, au moins j’en ai, des bonnes mœurs irréprochables !

Je ne regardais plus, ne voulant pas effaroucher ma propre pudeur et je m’étais enfoncé dans le grand fauteuil du patron, quand la pendule en sonnant, me dit que l’heure était écoulée.

Je me levai et je mis une dernière fois mon œil au télescope.

La scène avait changé. Plus d’artilleurs, ni de cigarettes, ni de petits verres.

La donzelle était assise dans son salon, juste en face de la croisée, et bien en vue. Elle avait une pose de grande dame.

À ses pieds un jeune homme était agenouillé, un beau jeune homme, que je me dis tout de suite : cet innocent-là ne m’est pas inconnu.

La coquine se laissait filer le parfait amour comme dans les bronzes de pendule. J’avais presque oublié le motif pourquoi je faisais faction au bout de la lorgnette, car c’est amusant d’espionner comme ça de si loin, et on dit qu’ils ont des lunettes en Angleterre avec quoi ils surprennent la vie privée des gens de la lune. N’importe.

Mais tout à coup le souvenir me revint, parce qu’en regardant mieux, j’avais reconnu mon M. Reynier dans l’innocent.

Ça me fit quelque chose. Je ne m’attendais pas à cela.

Alors, le patron ne m’avait donc pas trompé sur ce que c’était un mauvais sujet, capable de faire le malheur de la jeune Irène qui brodait toujours ici près en fredonnant de la musique du Pré-aux-Clercs ou autre.

La moutarde me monta. Quand même on ne m’aurait pas promis les cent francs, j’aurais eu l’idée de prévenir la petite dans son intérêt.

Pas vrai, c’est naturel dans un cas analogue ?

Aussi, je ne fis qu’un saut jusqu’à sa porte. Pan ! pan ! « Qui est là ? — C’est moi, Échalot, le voisin des mansardes, qui voudrais vous montrer quelque chose de drôle. »

Elle vint m’ouvrir aussitôt, et par ainsi tu peux voir que le patron avait eu raison de recommander la politesse et les sourires au vis-à-vis d’elle dans l’escalier.

N’y a pas de petits détails dans leurs manigances, et leurs coups sont montés à jour comme des bijoux fins du Palais-Royal.

— Qu’est-ce qu’il y a donc pour votre service, mon bon monsieur Échalot ? qu’elle me dit en fixant sur moi ses grands yeux clairs et bons, mais un petit peu fiers aussi, car, des fois, on la prendrait pour la fille d’un prince.

Je restai un moment déconcerté ; mais l’idée que c’était pour son bien me tenait.

— Attendez voir, que je dis, je vas vous apporter l’objet en question.

Et je m’ensauvai pour revenir tout de suite après avec la lunette toute montée sur son pivot.

Je l’entrai dans la chambre et je l’installai au milieu, devant la fenêtre.

Pendant que je la braquais, j’entendais Mlle Irène qui disait :

— Le pauvre bonhomme est-il fou ?

Ça m’étonna un peu de voir, quand la lunette fut sur le chalet, que la donzelle et M. Reynier étaient restés exactement dans la même position, comme au spectacle des tableaux vivants. Mais j’étais trop avancé, pas vrai, pour réfléchir ? Je me mis de côté, et je dis à Mlle Irène :

— Regardez si je suis fou !

Elle approcha son œil du verre.

Elle vit tout de suite la chose, car elle pâlit fortement.

Je la guettais.

Son corps trembla du haut en bas par deux ou trois fois. Je crus qu’elle allait se trouver mal, et je me demandais déjà : Est-ce que c’est le Reynier qu’elle aime ?

Mais quand elle se retourna vers moi, sa physionomie avait la froideur d’un marbre.

M. Mora me l’avait dit, murmura-t-elle. Cela suffisait. Cependant, je suis contente d’avoir des preuves. Mon ami, je vous remercie.