Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 06

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Dentu (Tome IIp. 65-76).
Deuxième partie


VI

Coup monté


Mme Canada secoua la tête avec gravité.

— Tout ça, dit-elle, a l’odeur comme si c’était une satanée coquinerie. Je t’ai écouté sans t’interrompre, étant le tribunal. Est-ce fini ?

— Hélas ! non, Léocadie, répondit Échalot ; le plus dur reste à spécifier. J’étais bien sûr que ça ne te plairait pas, c’est pourquoi j’aurais préféré me taire.

— Et moi, reprit la dompteuse, je veux tout savoir. Mais avant de continuer, y a des choses qui louchent là dedans. Est-ce que la jeune personne ne s’étonna pas qu’on t’avait confié une besogne pareille ?

— Si fait bien, mais le patron avait prévu la botte, et je répondis, d’après ses instructions, qu’il avait juste à cette heure-là un rendez-vous de vie et de mort pour l’affaire de l’ancienne opulence de ses ancêtres, et que j’avais mérité l’excès de sa confiance par un long dévouement comparable à celui du caniche.

Elle n’écouta pas beaucoup mes explications. Ça me faisait l’effet qu’elle avait le cœur bien gros, malgré tout.

Elle se laissa tomber sur une chaise et mit sa tête entre ses mains.

— Et que faisais-tu, toi ? demanda Mme Canada.

— Dame, je n’étais pas trop à mon aise. D’être déconcerté, ça me rend bavard ; je voulus lui débiter un petit bout de raisonnement, comme quoi les hommes c’est tous des lâches et des libertins, et que ça avait agacé le patron de la voir tromper par un fiancé si coupable. Elle découvrit son visage et me dit avec un pauvre sourire bien triste :

— Mon fiancé, c’est le cavalier Mora. Tout ce qu’il fait est bien fait. Dites-lui que je l’attends ce soir, et que je suis bien reconnaissante.

— Et qu’est-ce qui te resta dans l’esprit ? interrogea encore Mme Canada.

— Dans l’esprit ? Cette enfant-là est une singulière créature, quoi ! Je sentis en moi quelque chose comme si j’avais tué un homme ou que je lui aurais arraché son cœur. Et, en somme, M. Reynier ne m’avait jamais fait de mal, au contraire.

— Tu n’étais donc pas bien sûr qu’il était fautif ?

— À ce moment-là, je ne savais pas encore, mais tu vas voir. Je m’en allai avec ma lunette. Le patron n’était pas encore rentré. En l’attendant, je voulus voir une dernière fois le chalet de Saint-Mandé.

La toile était baissée et le spectacle fini ; on avait fermé la fenêtre.

J’eus mes cent francs. Je voulus me payer un dîner fin ; mais l’appétit manquait. M. Reynier me revenait toujours. C’était un joyeux jeune homme autrefois ! et si bon ! On ne distingue pas bien comme il faut dans les lunettes d’approche ; mais quant à avoir reconnu son teint blanc et sa belle barbe, ça ne faisait pas de doute. Pourtant…

— Tu avais déjà l’idée que c’était le cavalier Mora, pas vrai ? interrompit ici maman Canada.

Échalot resta bouche béante à la regarder.

— Tu me pénètres donc à l’intérieur de l’âme, Léocadie ? s’écria-t-il.

— C’te bêtise ! fit-elle. Ça saute aux yeux. Comment aurait-il su l’heure juste où ce pauvre M. Reynier viendrait faire le tableau vivant chez la dame de mœurs légères ? Et pourquoi se serait-il absenté au lieu de jouer lui-même sa partie auprès de Mlle Irène ? La ressemblance y était, pas vrai ? sauf l’âge et la barbe ? Il se peinturlura en jeune homme et il acheta pour cinq francs de crêpe, voilà pour se payer une barbe. Voilà.

— Voilà ! répéta Échalot, ce serait peine perdue de te monter une couleur. Quelques jours après, je trouvai dans un des tiroirs du patron la barbe qu’il s’était faite et qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de M. Reynier. Tu vois que je te dis tout.

— On te tiendra compte de ta sincérité, lors du jugement. Marche !

— Le lendemain M. Reynier vint. Je crois que Mlle Irène lui avait écrit de venir ; ça n’est pas mon habitude d’écouter aux portes, mais cette fois-là je ne pus pas résister. M. Mora se tenait bien tranquille dans sa chambre comme un chat qui pelote. Moi je me glissai sur le carré.

Ce fut une drôle de scène. Elle est raide comme un bâton, la petite, quand elle veut, rapport à ce qu’elle a été éduquée dans un couvent où il n’y a que des graines de comtesses et de marquises, au temps où le Vincent Carpentier avait de quoi.

— Reynier, dit-elle comme ça, je ne veux plus me fréquenter avec vous pour le bon motif, et je ne vous l’envoie pas dire. Je dédaigne d’entrer dans des explications catégoriques, ayant découvert le pot aux roses par moi-même et de mes propres yeux, quoique je ne le cherchais pas, étant à cent lieues de penser que vous pourriez me faire nue crasse pareille…

— Mais tu sais, Léocadie, interrompit ici Échalot, elle lui disait ça autrement et dans des termes encore plus choisis.

— Je m’en doute, fit Mme Canada.

Échalot se redressa.

— On n’a pourtant pas tout-à-fait la langue dans ses doublures, murmura-t-il, et si ça te faisait plus d’effet que j’emploie le propre style des deux amoureux du beau monde, ça ne me coûterait rien d’en surmonter les difficultés.

— Marche ! ordonna Mme Canada. Parle ta propre langue à toi et ne t’arrête plus. Tu m’intéresses.

— On y va. D’ailleurs je n’entendais pas tout, et ça m’est plus commode de rester dans ma simplicité. Tu devines que M. Reynier ne comprit pas d’abord. Ses premières paroles montrèrent bien qu’il croyait à une plaisanterie.

Il continuait de tutoyer Mlle Irène, comme c’était la coutume entre eux depuis l’enfance. Elle le pria de cesser.

Alors il lui demanda, et sa voix commençait à trembler, pourquoi cette querelle d’Allemand.

Mlle Irène ne fit ni une ni deux, elle lui dit, la bouche ouverte :

— Ne faut pas vous faire trop de mal ; sans la circonstance que je vous ai surpris en flagrant, ça aurait peut-être traîné des jours et des semaines, car l’idée de défaire ce que notre père avait fait me chiffonnait rudement, mais à la fin des fins il aurait bien fallu que ça se casse. Mon sentiment à l’endroit de vous est celui d’une sœur, tandis que j’ai dans l’âme une inclination…

— Pour cette racaille d’en face ? s’écria M. Reynier.

— Modérez vos expressions !

— Je t’en ficherai de la modération ! je vas le tuer comme une couleuvre !

Et cœtera… et cœtera. La conversation resta pas mal de temps sur ce ton-là. Je mis bien mon œil à la serrure, comme de juste, mais je ne pouvais pas voir, à cause que la clé était dedans.

Puis les voix baissèrent subito.

Pendant plus de cinq minutes, c’est à peine si j’entendis un mot par-ci, un mot par-là.

Je crus comprendre qu’on parlait de feu Vincent Carpentier, mais par instants, il me semblait qu’il était mention de lui comme d’un vivant, et une fois M. Reynier dit, en élevant la voix :

— Non il n’est pas fou !

Et l’entretien se remonta petit à petit jusqu’à une scène d’amour, mais là du joli et du chaud comme jamais tu n’en as entendu de si brûlante dans les différents théâtres entre M. Laferrière et Mme Doche : j’entends brûlante du côté de M. Reynier, car Mlle Irène ne répondait pas grand’chose, et pourtant par deux fois je crus deviner au son de sa voix qu’elle pleurait.

M. Reynier lui parlait de leur enfance, qu’il avait été penché sur son berceau, guettant son premier sourire, que sa mère était bonne et belle comme une sainte, et qu’elle regardait tout ça du haut des cieux avec bien de la tristesse, et qu’il avait ouï parler déjà de choses pareilles à celle qui se présentait.

À Rome et dans l’Italie, des pauvres jeunesses à qui les brigands et vampires jetaient le mauvais œil dont l’influence les conduisait au tombeau par la douleur des regrets les plus amers.

Je parie qu’il devait être à genoux et les mains jointes. Ça me remuait le cœur en grand à travers la porte.

Je songeais à mes propres palpitations, quand je te faisais la cour.

Et qu’il lui disait encore :

— Reviens à toi, ma bonne petite chérie ! Tu es une pauvre enfant malade et embobinée !

Si tu voulais seulement me dire de quoi tu m’accuses, mon Irène, je n’aurais qu’un mot à proférer pour me blanchir à tes yeux, car je suis bien sûr que l’affaire de Saint-Mandé n’est qu’un prétexte. Tu n’y crois pas. Mais tout ça ne m’empêche pas de t’idolâtrer pour la vie, parce que c’est ma destinée et que jamais, au grand jamais je ne cesserai de t’adorer ! Irène, ma belle petite Irène bien-aimée, aie pitié de moi, aie pitié de toi-même ! Je te jure que ça sera comme si tu ne m’avais rien dit. J’oublierai tout je ne tuerai personne, et de ce que tu m’as tant fait souffrir je t’en chérirai mille fois plus…

Je ne sais pas si la passion de Reynier attendrira le lecteur, dans la traduction libre d’Échalot, mais il était ému lui-même jusqu’aux sanglots.

Mme Canada déploya un vaste mouchoir à carreaux pour essuyer ses yeux qui étaient pleins de larmes.

— C’est pourtant la vérité, murmura-t-elle, que ces brigands-là jettent des sorts. Va toujours. Que répondit-elle, la malheureuse enfant ?

— Rien ou approchant, répartit Échalot. J’ai mon idée. Ce n’est pas un sort qu’on lui a jeté à celle-là… mais je reviendrai là-dessus. Toujours est-il que l’entrevue finit en froid. La demoiselle s’entêta, et M. Reynier reprit sa dignité d’homme, comme quoi je n’eus que le temps de me jeter dans le corridor, parce qu’il ouvrit la porte pour se retirer, disant :

— Adieu, Irène, je ne vous reverrai qu’une fois, demain, à la même heure, pour vous remettre les papiers de votre père qu’il m’a confiés, vu l’état de jeune âge où vous étiez à l’époque de son malheur.

Et il fila comme si le diable l’emportait…

— La farce était jouée ? gronda la dompteuse, voyant qu’Échalot se taisait.

— Ah ! mais non ! fit le bon garçon. Tu n’es pas au bout. Seulement c’est la fin de ma coopération individuelle. Je peux jurer sur les serments les plus sacrés que je n’ai pas travaillé au reste, c’est pourquoi les détails en seront moins précis que ceux du commencement.

C’est des suppositions plutôt qu’une certitude. Te souviens-tu ?… Je suis bête ! ah ! certes, tu t’en souviens ! Je veux parler du fameux coup monté dans la rue de l’Oratoire, pour mettre sur le dos de ton beau lieutenant Maurice Pagès le meurtre de l’homme à la canne creuse, où il y avait des diamants.

— La canne à pomme d’ivoire, s’écria la dompteuse, Hans Spiegel ! ah ! si je m’en souviens ! Est-ce qu’on aurait englobé M. Reynier de la même manière ?

— Tu vas voir. Ce n’est pas tout à fait la même chose, parce que les Habits-Noirs ont toute une troupe de comédiens et que le patron est seul, mais ça me fait l’effet d’un trompe-l’œil, comme on dit, analogue à la même espèce.

Il faut te spécifier d’abord que l’immeuble où nous sommes, les deux cours et les trois corps de bâtiment c’est comme qui dirait une ville de province. Quand il y a un cancan ça ronfle à tous les étages de la maison de rapport.

Or, le lendemain de l’entrevue, quand je descendis de ma mansarde, il y avait un cancan qui ronflait. On parlait de tous côtés de la querelle qui avait eu lieu entre Mlle Irène et M. Reynier.

Pourquoi en parlait-on ?

J’étais le seul témoin et je n’avais rien dit, pas même au patron.

Aussi on arrangeait les choses tout de travers, et les bavards affirmaient que le jeune peintre était sorti furieux en marmottant : « Coquine, tu ne périras que de ma main ! » Et autres.

Ça se répandit dans tout le quartier. Mlle Irène, jusque-là n’avait soulevé aucun propos. Les dames étaient donc bien aises de la mordre un petit peu, tout en plaignant son sort.

Je ne dis pas ça pour toi, Léocadie, c’est convenu que tu es supérieure à ton sexe ; mais les dames aiment à grignoter celles qui n’ont jamais été mordues. C’est du sucre.

Bien entendu, la pauvre Mlle Irène ne savait pas le premier mot de tous ces bruits qui couraient.

Le patron, de son côté, resta bien tranquille toute la journée.

Le soir, il fit une visite à sa jolie voisine qui était bien triste.

Il se retira peu de minutes avant l’arrivée de M. Reynier, qui revenait, comme il l’avait promis, apporter les papiers.

On dit que les médecins ont inventé l’année dernière une drogue qui évanouit les gens comme une syncope et sans leur faire du mal. J’ai été apprenti pharmacien, mais de mon temps l’éther ne servait qu’à calmer les attaques de nerfs.

Je peux te dire qu’en sortant de chez Mlle Irène, le patron sentait l’éther.

Il me fit entrer chez lui ; mais j’avais cru voir deux hommes, deux inconnus, dans la chambre de Mlle Irène, par sa porte, qui restait entrebâillée, au moment où le patron sortait.

Et il m’avait, semblé que la petite demoiselle était renversée auprès de son lit, toute pâle.

La peur commença à me prendre.

Je ne savais pas du tout de quoi il retournait, mais j’avais l’estomac serré. Je n’osais pas interroger.

À peine étions-nous chez le patron, que le pas de M. Reynier sonna sur le carré.

J’examinais M. Mora, qui se mit à écouter. On n’entendait absolument rien. Je dis : Rien de rien.

Et cependant le patron s’écria tout à coup :

— Je vas chercher la garde ! le malheureux assassine Mlle Irène !

Et il s’élança au dehors en appelant du secours.

En même temps, à point nommé, l’escalier s’emplit de gens qui montaient en tumulte et qui disaient aussi :

— On assassine Mlle Irène ! au secours !