Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 08

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Dentu (Tome IIp. 91-103).


VIII

La chambre d’Irène


Nous traversons maintenant le carré, et nous prenons la liberté de pousser la porte sur laquelle était tracé en jolie écriture anglaise le nom de Mlle Irène, brodeuse.

Il pouvait être sept heures du soir. Le jour ne baissait pas encore, mais le soleil, voilé par les chaudes vapeurs du couchant jetait obliquement ses rayons plus vermeils.

Il y avait des rubis dans l’air, et le large paysage qu’on apercevait par la croisée grande ouverte se teignait de nuances pourprées.

C’était d’abord, au premier plan, sous la frange de fleurs qui ornait la fenêtre et cachait la marge poudreuse du chemin des Poiriers, un parc splendide, le plus beau assurément, des parcs renfermés dans l’enceinte de Paris : le Père-Lachaise avec ses mouvements de terrains alpestres et ses opulents ombrages.

Par un hasard singulier, le mot parc peut être ici employé et compris à la rigueur. De la fenêtre d’Irène on ne voyait qu’une verte forêt d’arbres touffus aux essences variées et groupées selon l’art le plus heureux. À part cette sépulture stupéfiante qui s’aperçoit de partout et où les étrangers, cherchant le nom d’un demi-dieu, lisent en se frottant les yeux celui d’un marchand de chandelles, le cimetière dissimulait partout ses croix et ses urnes pour ne montrer que de riantes perspectives.

Encore ne voyait-on pas beaucoup la ronde pyramide qui étonne si fort les Anglais, accoutumés à jauger la gloire d’un mort par la hauteur de son sépulcre.

Ce monument de l’innocente vanité bourgeoise montrait seulement son sommet en pomme de chaise au-dessus des feuillages, interposés décemment. Il fallait le deviner pour en être incommodé.

Tout le reste était parc, jardin anglais, l’abbé Delille y eût cueilli de pleines corbeilles de vers descriptifs, et certain petit mausolée grec, encadré dans la verdure qui faisait face justement à la croisée fleurie où souriait Irène, avait l’air d’être placé là pour égayer le paysage.

Tous les jardins aimés par l’abbé Delille avaient de jolis tombeaux, indispensables au même degré que « la grotte, » la petite rivière et « le pont rustique. »

Elle était bien là cette sépulture modeste, mais élégante et qui semblait toute neuve. Elle faisait rêver doucement et froidement, comme une page de Rousseau, émaillée de mots limpides.

Celui qui dormait ici dans la fraicheur des gazons, sous l’ombre gracieuse des acacias et des cytises, avait été sans doute un ami passionné de la nature.

Son nom, le nom d’un poète peut-être, était écrit en lettres d’or sur la table de marbre blanc que surmontait un frontispice corinthien.

La distance empêchait de lire, excepté à un certain moment de la soirée le soleil, tirant une étincelle de chaque lettre, renvoyait vers la fenêtre d’Irène ce nom tracé en caractères de feu.

À gauche de la fenêtre, la vue était bornée par un retour du pavillon percé d’une croisée que nous connaissons bien pour une de celles qui éclairaient le logis du « patron » d’Échalot.

L’autre croisée du cavalier Mora donnait sur le cimetière.

Au delà de l’aile, en retour, on voyait les pauvres terrains de Charonne, couronnés par les hauteurs de Montreuil.

De face, par les percées du parc funèbre, quelques maisons de Saint-Mandé et le bois de Vincennes se montraient à perte de vue.

À droite, c’était la ville, précédant la vallée de la Seine et où se détachaient la colonne de la Bastille, les bosquets du Jardin des Plantes, le Panthéon et, tout en bas, le noir vaisseau de Notre-Dame de Paris.

C’était très beau et cela contrastait grandement avec le boueux labyrinthe qu’on était obligé de traverser pour arriver de la rue des Partants au pavillon Gaillaud.

Mais il y avait quelque chose de plus beau que le paysage, ardemment doré par le regard du couchant : c’était la jeune fille assise devant son métier, auprès de la fenêtre et mêlant d’un doigt habile les laines éclatantes qui figuraient, sur le velours tendu, les émaux d’un double écusson.

Celle-là, dans sa petite robe de toile, serrée négligemment autour de sa taille adorable, était jolie, mais jolie à mettre dans l’ombre les plus brillantes étoiles de notre firmament parisien.

Je ne sais pas si vous aimez les femmes-affiches qui sautent aux yeux comme les annonces d’un magasin de nouveautés, ou les femmes dont la beauté se lit comme un texte, prolongeant à plaisir le charme de la première vue et découvrant de minute en minute — une à une — à mesure qu’on les détaille, d’innombrables et mystérieuses séductions.

Irène Carpentier était belle à la façon des unes et des autres, mais plutôt encore de la seconde manière. Bien que son aspect attirât invinciblement par l’harmonie des lignes et le charme franc de l’expression, le regard s’obstinait et cherchait encore après avoir trouvé.

C’était une blonde aux cheveux abondants, mais légers, de cette nuance discrète qui ne va pas vers l’or, mais qui jette, sur un fond fauve, des reflets cendrés ou perlés.

Elle était grande, presque longue, et il fallait à l’œil trompé le riche témoignage de sa poitrine aux merveilleux contours pour ne pas favoriser la pensée de faiblesse qui voulait naître dans l’esprit.

Cela tenait à l’aisance exquise de ses mouvements. Son travail rapide semblait paresseux tant elle en éloignait l’effort.

Vous l’eussiez trouvée un peu pâle, malgré les rouges lueurs qui ruisselaient de l’Occident. Cette pâleur, démentie par la juvénile vaillance de ses yeux noirs, tout pétillants d’intelligence et de bonté, allait bien à la délicatesse aquiline de ses traits. Sa bouche était rose comme une fleur. Quand elle s’épanouissait dans le sourire, c’était autour d’elle un rayonnement soudain.

Je ne suis pas un superstitieux de la « race » ce mot étant pris dans le sens que les Anglais appliquent à l’élève des chevaux ; j’ai vu pour cela trop de grandes dames qui, en fait de distinction, cédaient le pas à leurs chambrières.

Et pourtant le mot existe et la chose aussi, par conséquent, puisqu’il n’y a point de fumée sans feu.

Parfois, dans ces longues rues mélancoliques du faubourg Saint-Germain, on aperçoit au fond d’un équipage, haut suspendu, traîné par de grands chevaux, une tête de vierge qui traduit le mot et démontre la chose.

Mais c’est un mode de la beauté, tout uniment, car dix autres carrosses, timbrés de blasons tout aussi gothiques, voiturent des demoiselles insignifiantes ou platement communes.

Irène était la fille d’une ouvrière et d’un maçon.

La race vient de notre mère Ève.

Ce n’était pas riche chez elle, ce n’était pas pauvre non plus, et tout y avait je ne sais quel parfum d’honnête propreté qui allait presque jusqu’à l’élégance.

Le rayon intime et doux de sa jeunesse éclairait les objets qui l’entouraient. À cet égard, on trouve encore des créatures qui sont fées. Tout ce qu’elles touchent participe au lumineux attrait que Dieu répand autour d’elles.

Et que ces grands mots, rayons, parfums, attraits, ne vous fassent songer à rien de solennel. Irène n’avait pas vingt ans, elle était simple comme sa modeste couchette, entourée de rideaux blancs, et quand la rêverie n’inclinait pas la pureté de son front (car elle rêvait souvent, pourquoi le cacher ?) elle avait la pétulante gaieté des enfants espiègles et heureux.

Le métier d’Irène était installé tout auprès de la fenêtre ouverte. Parmi les laines et les soies qui lui servaient de palette pour peindre à l’aiguille, il y avait une lettre décachetée portant le timbre bleu de la province. Les yeux d’Irène rencontraient cette lettre à chaque instant. Cela mettait de la tristesse dans son sourire et il lui arrivait parfois de murmurer :

— Pauvre père ! Toujours cette idée qui l’a enterré vivant ! Les assassins qui le poursuivent ! La mort suspendue sur sa tête…

À en juger par l’adresse de la lettre, le père d’Irène, pour un maçon, avait une fort belle écriture.

Irène était assise, le dos tourné à la ville. Quand elle levait les yeux, ce qui frappait son regard, c’était la colline de Montreuil, coupée par le retour du pavillon.

Ce retour avait une croisée à chaque étage. Celle qui se trouvait de niveau avec la chambre d’Irène gardait ses persiennes fermées.

Les grands yeux d’Irène interrogeaient fréquemment cette croisée.

Elle regardait aussi, mais moins souvent, du côté du cimetière voisin, dont la verdure sonore bruissait au vent du soir.

D’ordinaire, cette partie des bosquets longeant le chemin des Poiriers était déserte et silencieuse.

Irène ne voyait jamais personne visiter la tombe de marbre blanc, ornée d’une inscription en lettres d’or.

C’était pourtant vers cette tombe que son regard allait avec une certaine impatience et comme s’il eût interrogé le cadran d’une horloge marchant trop lentement au gré de son désir.

— Quand l’or des lettres mire le soleil, murmura-t-elle, c’est l’heure où il revient…

Il… qui ? Ce n’était certes pas le soleil.

Mais une teinte plus rosée monta aux joues de la jeune fille. Sur le poli des lettres, des étincelles allaient s’allumant.

— C’est singulier, pensa-t-elle encore, on dirait des pas et des voix sous le couvert. Depuis trois jours, j’entends ainsi marcher et parler dans ce lieu qui était toujours solitaire… Que m’importe cela !

Elle cessa de travailler. Machinalement, sa main s’étendit vers la lettre qu’elle ouvrit pour en parcourir les lignes fines et serrées.

— Reynier ! murmura-t-elle quand son regard rencontra ce nom en parcourant la lettre, et involontairement ses yeux se portèrent au loin, vers les maisons de Saint-Mandé qu’on apercevait dans la lumière poudroyante du soir.

Puis ses paupières se fermèrent à demi sur une larme qui brilla entre ses longs cils.

— Reynier ! répéta-t-elle, sans savoir qu’elle parlait, je comptais les mois et les jours autrefois, pendant qu’il était à Rome. Mes grandes joies c’était de lire ses lettres, adressées à mon père, mais où il ne parlait que de moi. Notre cœur est-il donc si loin de nous que nous ne sachions jamais distinguer sa vraie voix ?

Dans la lettre, la ligne où était le nom de Reynier disait :

« Tu ne me parles plus de lui jamais, jamais… »

— Et quand il revint de Rome reprit-elle, ce fut la meilleure fête de ma vie. Je le trouvais si mâle et si beau ! Et je lisais une tendresse si profonde dans ses yeux ! Je voulus apprendre à peindre pour être avec lui plus souvent, et pendant toutes les vacances je fus son élève. Il admirait mes progrès ; tout ce que je faisais était bien, et mon père disait : « Il t’aime trop. »

Elle soupira.

La lettre continuait :

« Est-ce que tu ne l’aimes plus ? ou serait-ce lui ? T’aurait-il abandonnée depuis que tu es malheureuse ? »

Le front d’Irène se pencha sur sa poitrine.

— Lui ! fit-elle, tandis que son regard furtif allait encore une fois vers la maison de Saint-Mandé. Oh ! j’ai vu de mes yeux, j’en suis bien sûre, et si mon père savait ce que j’ai vu, il ne me condamnerait pas. J’ai vu… mais ai-je cru ?

Il y avait à gauche de la fenêtre une petite table supportant des cartons, des godets à couleurs et tout ce qu’il faut pour laver une aquarelle.

Irène se leva. Elle alla vers la table et ouvrit un carton qui contenait plusieurs ébauches, parmi lesquelles était un portrait du patron d’Échalot, le cavalier Mora frappant de ressemblance, mais embelli et rajeuni, parce que, peut-être, le peintre le voyait ainsi, à travers un prestige.

Irène contempla ce portrait avec une émotion douloureuse.

— Celui-là est tout pour moi, murmura-t-elle. Je lui ai avoué que mon père vivait, malgré l’ordre, malgré la prière de mon père. Si je savais le secret de mon père, ce secret dont il parle sans cesse comme de la blessure mortelle qui le tuera, je l’aurais confié peut-être à Julian. Ne m’a-t-il pas dit le sien ? N’a-t-il pas confié à moi seule au monde et son vrai nom et ses splendides espérances ?

Irène s’arrêta, regardant toujours le portrait, et prononça tout bas ;

— Suis-je une ambitieuse ? Est-ce pour cela que je l’aime ?

Son regard limpide comme celui d’un ange, répondit à cette question qui était un scrupule.

Elle revint à sa place, toute rêveuse. Le portrait fut mis à côté de la lettre.

— Non, fit-elle, ce n’est pas pour cela. Il y a en moi une énigme. Quand mon cœur s’élançait vers Marie-de-Grâce, autrefois, il me semblait qu’elle me regardait avec les yeux de Reynier, et c’est ma tendresse pour Marie-de-Grâce qui m’a poussé vers son frère Julian. Reynier ! Julian ! tous deux si différents et si semblables ! Il y a des moments où, pour moi, ce portrait ressemble à Reynier plus encore qu’à Julian…

Pendant qu’elle parlait, sa main jouait avec les fines soies dont elle se servait pour sa broderie.

Elle avait défait un écheveau de couleur brune, dont elle brouilla les fils en les roulant entre ses doigts.

Cela produisit quelque chose comme ce travail en cheveux que les coiffeurs appellent du « crêpe » et qui sert à faire la fausse barbe des gens de théâtre.

Irène qui souriait d’un air pensif, fit jouer ses ciseaux et coupa ce qu’il fallait de cette soie pour disposer une sorte de barbe autour des joues et sur la lèvre du portrait.

Quand cette besogne d’enfant fut achevée, elle ne souriait plus et son regard, une fois encore, se porta vers les maisons de Saint-Mandé.

Ses sourcils étaient froncés maintenant. Elle pensa tout haut :

— Serait-ce possible ! J’en ai eu soupçon… mais non, c’est impossible !

Elle n’en dit pas plus long parce qu’un mouvement qui se fit dans les feuillages ramena son regard à la partie du cimetière située sous sa fenêtre.

Une femme très élégamment vêtue et qu’on devinait belle sous l’épaisse dentelle de son voile, sortit tout à coup des massifs et s’approcha de la tombe isolée.

— Madame la comtesse ! murmura Irène avec étonnement.

Elle cacha en même temps sa tête blonde derrière les fleurs de la croisée.

La femme qui venait de se montrer dans le cimetière, Mme la comtesse, puisque tel était son titre, darda vers la fenêtre en retour, dont les persiennes étaient closes, la fenêtre du cavalier Mora, un regard furtif, mais tellement aigu qu’Irène devint toute pâle.

Elle appuya sa main contre sa poitrine, où son cœur battait violemment, et balbutia :

— Connaît-elle donc Julian ?

La comtesse s’était déjà retournée vers la tombe devant laquelle ses genoux fléchirent.

Comme elle était ainsi prosternée, les persiennes de la fenêtre en retour s’ouvrirent sans bruit, et un homme, jeune encore, grand, élancé, encadrant un beau visage trop blême dans les boucles d’une chevelure soyeuse, noire comme l’ébène, parut et fixa sur Irène un regard tendre qui souriait gravement.

Irène, tremblante d’émotion, tourna les yeux vers la comtesse agenouillée.

Le sourire du pâle cavalier prit une expression étrange où il y avait une nuance de moquerie.

En ce moment le soleil allumait l’or de l’inscription funéraire qui disait en lettres de feu :

« CI-GÎT LE COLONEL BOZZO-CORONA, BIENFAITEUR DES PAUVRES, PRIEZ DIEU POUR LE REPOS DE SON ÂME. »