Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 19

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Deuxième partie


XIX

Le cœur d’Irène


Pendant plusieurs minutes, Vincent Carpentier resta en proie à une sorte de délire. Sa parole qui allait s’embarrassant de plus en plus devint tout à fait inintelligible.

Ce fut son épuisement qui le calma.

Aux questions d’Irène qui essayait de ramener l’entretien à sa vraie voie, il répondit avec fatigue et indifférence que, dans la fièvre de son impatience, il avait avancé d’un jour son départ de Stolberg.

Par conséquent, le cavalier Mora ne pouvait l’attendre que le lendemain soir à la même heure.

L’absence du cavalier n’était donc pas même une circonstance à sa décharge.

Il y avait chez Irène plus d’indignation encore que de frayeur. Elle essayait néanmoins de ne pas croire à ce tissu de choses invraisemblables qui l’enveloppait comme une évidence.

Tout était impossible dans ses aventures de cette nuit, et tout était certain, puisque son cœur et son esprit étaient d’accord pour douter, et que le doute vaincu fuyait à la fois son esprit et son cœur.

— Et comment es-tu ici, chez ce cavalier Mora ? demanda tout à coup Vincent ; tu le connais donc ?

Irène rougit, mais elle répondit :

— Je l’aimais, mon père.

C’est à peine si Vincent montra de la surprise. Sa pensée errante était ailleurs. Irène ajouta :

— Le cavalier Mora m’avait promis le mariage. Je le recevais chez moi. C’est la première fois que je viens chez lui et ce sera la dernière.

— Ah ! fit Vincent dont la tranquillité semblait plus étrange encore que son transport de tout à l’heure. C’est par toi qu’il a su ma retraite, alors ? On est souvent tué par ses enfants.

— Pardonnez-moi cette faute, mon père ; j’avais confiance en lui.

Carpentier secoua la tête et murmura :

— Je n’aurais jamais dû donner signe de vie, même à toi. C’est bien fait !

Il y eut un silence.

— Et pourquoi ce Mora m’a-t-il tendu un piège ? fit Vincent qui se parlait à lui-même. Les Habits-Noirs doivent être là-dedans. Ce Mora est sans doute un nouveau.

— Je dois tout vous dire, mon père, fit Irène avec effort. Tout à l’heure, une personne accusait devant moi le cavalier Mora — et Dieu sait que je ne le croyais pas ! — d’être le chef des Habits-Noirs.

— Le chef ! répéta Carpentier, le chef ! dans un si pauvre logis ! S’il revenait, je le tuerais comme un chien. Il ne faudrait pas faire des hélas, entends-tu ! Le chef ! qui peut-être le chef maintenant ? M. Lecoq est mort, je n’ai pas rêvé cela. C’est Reynier qui a dû me le dire… A-t-il un nom de baptême, ce chef ? Ah ! c’est le chef !

— Autrefois, prononça tout bas Irène, quand la mère Marie-de-Grâce me parlait de lui, elle l’appelait le comte Julian.

Tout le sang de Carpentier vint à son visage. Le blanc de ses yeux s’injecta de rouge et ses cheveux dressés s’agitèrent sur son crâne.

Il était effrayant à voir.

— Qu’avez-vous, mon père ? s’écria Irène épouvantée.

Carpentier essaya de se lever, mais il ne put. De pourpre qu’elle était, sa face tourna livide.

— Mon père ! mon père ! fit la jeune fille qui voulut le prendre dans ses bras.

Il la repoussa.

— Je suis fou, balbutia-t-il, misérablement fou, je sens bien cela. J’entends des noms de l’autre monde : la mère Marie-de-Grâce, le comte Julian… Je me souviens : il était à la fois homme et femme, jeune et vieux… Il rôdait déjà autour de toi… à cause de moi ! Il avait deviné le secret tout au fond de ma poitrine. Le secret brûle, le secret brille ; on le voit, on le sent au travers de ma chair et de mes os !

Ses deux mains pressèrent son front comme s’il eût voulu l’empêcher d’éclater.

Puis tout à coup, il dit avec un rire sinistre :

— Le comte Julian fait la cour à ma fille ! Le comte Julian me donne des rendez-vous ! C’est un mort qui a son cercueil au cimetière et sa chambre en ville…

Il s’arrêta et fixa sa prunelle ardente sur Irène en ajoutant :

— Mais alors, qu’y a-t-il donc ? le sais-tu, toi ? Qu’y a-t-il donc dans cette tombe, sur laquelle ils ont mis le nom du colonel Bozzo-Corona ?

Irène ne répondit pas.

Dans le silence qui suivit, le père et la fille prêtèrent à la fois l’oreille à des bruits confus venant du dehors.

Depuis le commencement de leur entrevue, le chemin des Poiriers était resté muet absolument, ainsi que la partie du cimetière voisine du mur de clôture.

Au moment même où Vincent Carpentier parlait de la sépulture du colonel, le vent apporta l’aboiement grave d’un dogue qui semblait quêter dans le cimetière.

Presque en même temps, la feuillée des bosquets s’agita et des piétinements se firent sur le sable.

Une voix dit entre haut et bas ces paroles qu’on put distinctement saisir :

— C’est Sombre-Accueil ! Cette ganache de Similor aura manqué Sombre-Accueil !

Irène s’élança vers la fenêtre.

En passant, elle souffla la bougie, et la chambre fut plongée dans l’obscurité.

Vincent voulut parler. Irène dit :

— Sur notre vie à tous les deux, père, taisez-vous !

Les aboiements approchaient.

Quand Irène fut à la fenêtre, elle vit, à la lumière diffuse de la lune, cachée sous les nuages, des ombres qui s’agitaient autour du tombeau.

Et une voix dit, tout bas, cette fois :

— Il y avait de la lumière à la croisée de l’Italien. On l’a éteinte. Méfiance !

Vincent avait réussi à se mettre sur ses pieds.

— Qu’est-ce que c’est fillette, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il tout effaré.

— Je ne sais, répondit Irène. Peut-être allons-nous avoir la réponse à la question que vous posiez tout à l’heure.

— Quelle question ?

— Vous demandiez ce qu’on avait mis dans le tombeau du colonel Bozzo-Corona… Mais chut ! Écoutez !

Les aboiement redoublaient furieusement.

— Cent francs de guelte à qui piquera la bête ! murmura la première voix.

On lui répondit :

— Roblot et le Zéphyr sont au carrefour de la croix. Ils ont ce qu’il faut.

— Mais les gardiens ?

— Ils dorment dur. C’est Roblot qui a sucré leur grog hier soir.

— Roblot ! fit Vincent qui était maintenant tout auprès de sa fille. Te souviens-tu de mon grand beau danois qui t’aimait tant ? César ?

— Votre dernier valet de chambre s’appelait Roblot, mon père.

— Oui. Mon premier assassin…

Il n’acheva pas. Les aboiements du chien qui se rapprochaient sans cesse se changèrent tout à coup en un long hurlement, terminé par un râle.

— Fin de Sombre-Accueil, fut-il dit dans le cimetière. Mort au champ d’honneur !

Et la voix qui avait parlé d’abord ajouta :

— Ce Roblot a du talent. On a bien fait d’embaucher le Zéphyr.

Irène écoutait de toutes ses oreilles, submergée qu’elle était en quelque sorte dans cet océan de mystères inexplicables.

Ce qui se passait dans le cimetière ramena tout à coup sa pensée vers Mme la comtesse Marguerite de Clare qu’elle avait laissée dans sa chambre.

La comtesse devait tout entendre aussi, et tout voir.

C’était sans nul doute pour tout voir et tout entendre qu’elle avait pris la place d’Irène.

Pendant un instant la lune, dégagée, baigna le paysage dans sa blanche lumière.

La tombe du colonel sortit de l’ombre. Il n’y avait personne autour, mais les feuilles voisines s’agitaient.

Irène s’éloigna vivement de la croisée, entraînant son père après elle.

Vincent était calme. Il semblait intéressé, presque amusé. Il dit :

— Dans quel diable de but veut-on violer une sépulture vide ? C’est curieux, ma parole.

— Est-elle vide ? pensa tout haut Irène.

Vincent la regarda aux lueurs douteuses qui pénétraient dans la chambre, puis il recula comme si une idée l’eût frappé avec violence.

— Est-ce que tu croirais, fit-il d’une voix que l’émotion revenue brisait, est-ce que tu as des raisons pour croire que le trésor est là ! dans la tombe ?

Et avant qu’Irène pût répondre, il ajouta :

— Non, non, non ! L’autre endroit est bien meilleur ! Si tu voyais comme c’est établi ! Je le vois, moi, toutes les nuits, et vingt fois chaque nuit. C’est une tombe aussi, ou plutôt une chapelle ardente. Il y a là une grandeur qui étreint l’âme comme la pensée de Dieu. C’est tout petit et c’est vaste comme le monde. Oh ! fillette, fillette, que tu es heureuse ou misérable de rester froide devant l’embrasement de cette pensée !

Irène souriait tristement.

— À quoi me servirait tout cet or ? murmura-t-elle. Mon cœur s’est trompé. J’ai méprisé celui qui m’aimait… et que j’aimais peut-être…

— Aimer ! aimer !… s’écria Vincent, qui haussa les épaules. La belle affaire !

Mais il s’interrompit et reprit aussitôt :

— Tu as raison ! Il faut aimer Reynier. C’est un bon garçon. Moi aussi, j’ai aimé. Mais l’amour meurt, il n’en reste rien que des larmes. L’or est immortel. Écoute. Une femme ne peut pas résister à un démon. Cet homme qui t’a mis un bandeau sur le cœur, c’est le démon de l’or. Ce n’était pas toi qu’il voulait, c’était moi. Mais il y a aussi en moi quelque chose de surhumain puisque j’ai échappé au danger par dix, par vingt miracles.

C’est l’or qui m’a donné cette puissance. J’ai vu l’or, cela m’a trempé. Le démon fait bien de me craindre. Il n’y a que moi dans tout l’univers pour le terrasser, pour l’étouffer sous le poids de son propre trésor…

— Ah ! ah ! poursuivit-il avec un rire éclatant, j’ai travaillé pendant des mois et des années. J’ai lu les vieux livres qui parlent d’alambics, de creusets, de matras où le plomb noir devient jaune comme un rayon de soleil.

Folies ! au fond de cette nuit hideuse, dans le boyau où mon pic attaquait la houille, j’ai consulté un autre livre : ma pensée. Et j’ai inventé, entends-moi bien, le moyen de cacher le trésor tout entier sous mon aisselle. Moi, regarde-moi ! crois-tu qu’on puisse tuer un homme cuirassé de tout l’or de la terre ?

Irène n’écoutait plus. Il y avait en elle une résignation morne. Elle attendait quelque chose de tragique et n’avait pas même la volonté de se défendre contre le malheur inconnu qui la menaçait.

Elle alla vers la seconde croisée : celle qui regardait la fenêtre de sa chambre et elle n’y vit plus de lumière.

Vincent la suivit. Il appuya ses deux mains sur ses épaules et poursuivit, parlant avec peine, comme si l’ivresse eût épaissi sa langue :

— Combien veux-tu pour ta dot ? Car tu ne me verras plus quand j’aurai le Trésor. Je disparaîtrai. Je ne serai ni dans le ciel ni dans l’enfer. Je serai dans l’or. Combien veux-tu ? Je vais aller cette nuit, tout de suite ; je vais puiser à la source inépuisable, comme on emplit une coupe en la plongeant dans l’Océan. Combien veux-tu ?

— Mon père, dit Irène, on n’entend plus rien du côté du cimetière. Celui que vous appelez le démon va revenir.

Vincent frissonna de la tête aux pieds, comme si un réveil violent eût secoué son extase.

— C’est vrai, c’est vrai, fit-il, nous sommes chez lui, dans le piège même. Sortons. Conduis-moi dans ta chambre.

— Je ne peux pas vous conduire dans ma chambre, mon père.

— Pourquoi ?

En peu de mots et sans prononcer aucun nom, Irène raconta l’emprunt bizarre qu’une de ses nobles pratiques lui avait fait de son domicile.

Vincent était attentif, Irène continua ainsi :

— Je puis vous offrir un autre asile. Cette comtesse dont je vous parle vous est connue et c’est elle qui a recueilli Reynier, poursuivi par son ennemi, qui est le vôtre. Elle s’intéresse à vous. Elle est la tête d’une grande association de bienfaisance qui veille sur vous, comme elle a veillé sur Reynier et sur moi.

— On dirait le bruit d’une grille qui s’ouvre ! interrompit Vincent Carpentier en se rapprochant de la croisée donnant sur le Père-Lachaise. Une association de bienfaisance, dis-tu ? Qui veille sur moi !

Un grand nuage couvrait le ciel. Tout était sombre au dehors.

Cependant, on pouvait apercevoir deux ou trois ombres autour du tombeau dont la grille grinçait en effet sur ses gonds pour la seconde fois.

Un instant, cette lueur rougeâtre que la comtesse Marguerite avait déjà aperçue à l’intérieur, comme si quelqu’un eût descendu dans les profondeurs du sépulcre, se montra encore une fois, mais ce fut pour remonter et disparaître presque aussitôt après.

— Comment s’appelle ta comtesse ? demanda Vincent qui avait maintenant la voix nette et ferme.

— Madame Marguerite de Clare, répondit Irène.

Au dehors une voix dit :

— Il y a quelqu’un à la fenêtre de l’Italien. J’en suis sûr.

Vincent avait saisi la main de sa fille.

— Je m’en doutais, dit-il d’un accent résolu. Nous sommes entourés par les Habits-Noirs, connais-tu quelqu’un dans la maison à qui tu puisses demander refuge ?

Irène secoua la tête.

— Je vis seule, répliqua-t-elle. Je ne parle jamais à personne… Alors, mon père, il faut se défier de Mme la comtesse de Clare comme du cavalier Mora ?

— Il faut se défier d’elle davantage.

— C’est sa mortelle ennemie, pourtant. Mon père, mon pauvre père, si vous saviez dans quelle horrible confusion ma pensée se noie ! Je sens que nous sommes au bord d’un abîme, mais je ne comprends rien, rien ! Je souffre le martyre.

Vincent dit froidement :

— C’est comme cela quand on devient fou. J’ai passé par là. Mais je ne suis plus fou. Je vois clair. Ils sont là, d’un côté, les Compagnons du Trésor qui cherchent et qui chercheront toujours, de l’autre, le démon qui s’est réfugié jusque dans la mort pour n’être pas assassiné. Seul contre mille le démon sera le plus fort.

— Voyez, fit Irène, voilà des hommes qui escaladent le mur du cimetière.

Vincent regarda et murmura :

— Qu’ont-ils trouvé dans le cercueil ?

— Ils seront ici dans quelques minutes, père.

— Et Mme la comtesse de Clare va être bien contente de revoir un vieil ami tel que moi, dit Vincent Carpentier, dont la tranquillité ne se démentait pas. Je l’ai connue quand on l’appelait Marguerite de Bourgogne au quartier latin. Elle a tué plus d’un Buridan, celle-là ! Je vois clair, oh ! je vois clair ! Ils étaient tous autour de toi, non point pour toi, pour moi. Je suis le SECRET. Ils voulaient s’emparer de moi : l’un pour enfouir le secret à cent pieds sous terre, les autres pour savoir le secret.

Il se frotta les mains tout doucement et reprit :

— Il n’y a que moi de menacé. Qu’est-ce qu’ils feraient de toi ?

— Je ne vous quitterai pas !… voulut s’écrier Irène.

— Ta, ta, ta, ta ! fit Vincent, des grands mots. J’ai mon ouvrage, tu me gênerais… Ah ! ah ! le démon ! comme il les a joués sous jambe ! Moi, il ne me jouera pas.

Il ralluma la bougie lui-même, disant :

— Je veux écrire au procureur du roi pour les dénoncer ! Je ferai la liste ! Je les connais tous par leurs noms !

À la lueur qui se fit, Irène vit que les yeux de son père s’égaraient de nouveau. Elle fut prise d’un découragement profond, et l’idée lui vint de crier au feu pour mettre la maison sur pied.

On n’entendait plus, on ne voyait plus rien du côté du cimetière.

Vincent continuait du ton le plus tranquille :

— Lui ? Pourquoi m’occuperais-je de lui ? Reynier le tuera : c’est le sort. Comment ? Dieu seul le sait.

Irène joignit les mains et s’écria :

— Reynier ! j’avais oublié Reynier ! Il est à l’hôtel de cette femme. Il nous défendrait, il te sauverait, père, j’en suis sûre !

Autour du fou, tout prend couleur de folie : Irène se précipita vers la porte comme si l’hôtel de Clare eût été là à quelques pas.

Vincent l’arrêta.

— Je ne veux pas de Reynier, prononça-t-il avec autorité. Il viendra bien malgré nous, puisque c’est la destinée, Parlons raison. Je vois clair. J’ai mon ouvrage. Il faut que je me débarrasse de toi. Veux-tu aller m’attendre dans une église ?

— À cette heure, mon père !

— C’est vrai, elles sont fermées. Les cafés aussi. Y a-t-il un poste, ici près ? Mais tu n’aimerais pas être avec les soldats… Qu’avais-je donc encore à te demander ? une dernière chose, et je l’ai perdue… Ah ! j’y suis ! La mère Marie-de-Grâce, où est-elle ? le sais-tu ?

— À son couvent, répondit Irène qui prêtait déjà l’oreille dans la direction du corridor.

À chaque instant elle croyait entendre des bruits de pas.

— Où est son couvent ? demanda encore Vincent. Loin d’ici ?

— Rue Thérèse.

Ce nom frappa Carpentier qui dit :

— Rue Thérèse ! un couvent ! Il n’y en avait pas de mon temps.

— On en a fait un dans l’ancienne maison du colonel.

Vincent frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria en un véritable mouvement d’allégresse :

— À la bonne heure ! je vois clair ! Rien n’a changé. La même âme est toujours dans le même corps. Partons. Tu iras où tu voudras, fillette, je n’ai pas peur pour toi. S’il le fallait, ils te défendraient au prix de leur vie !… À leurs yeux, tu vaux des centaines de millions. D’ailleurs, j’ai mon ouvrage. C’est peut-être la dernière nuit.

Il écarta brusquement sa fille, mit le pistolet à la main et poussa la porte en ajustant :

— Je te défends de me suivre. C’est près de moi qu’il y a du danger. Moi, on me tue !

Il disparut dans le corridor. Irène restait frappée de stupeur.

L’épouvante qui lui serrait la poitrine ne se rapportait pas à elle-même.

D’instinct, et sans se rendre compte du travail de sa pensée, elle calculait le temps qu’il fallait pour descendre le chemin des Poiriers, tourner le boulevard et remonter la rue des Partants.

Les gens du cimetière devaient être en bas déjà pour barrer le passage à son père.

On ne peut dire qu’elle réfléchissait, car tout en elle était désordre et détresse, mais dans le chaos de son intelligence un nom se faisait jour : Reynier.

Elle appelait Reynier de tout l’élan de son cœur. Cette nuit, un bandeau était tombé de ses yeux.

Ce voile, qui venait de se déchirer pour elle lui semblait déjà lointain et comme invraisemblable. Elle n’y voulait plus croire.

Il y avait un siècle entre elle et le pâle fascinateur qui avait troublé sa raison d’enfant. Parce qu’elle ne croyait plus, elle n’avait jamais cru. Elle se sentait écrasée de remords.

Elle haïssait, elle aimait avec toute la puissance de sa nature.

Et un étrange mirage lui montrait à la fois les objets de son amour et de sa haine, Reynier et le comte Julian : deux jumeaux par la ressemblance, par l’âge ; un fils et un père…

Nous avons dit à l’histoire, non pas d’une minute, mais de quelques secondes.

Toutes ces choses passèrent dans l’esprit d’Irène avec une rapidité foudroyante.

Et il ne resta qu’un nom : Reynier ! Reynier !

Le premier souvenir de son enfance, celui dont son père disait : il aime comme une mère !

Le cher sourire qu’elle revoyait penché sur son berceau, le bel ami qui la portait dans ses bras toute petite en lui parlant déjà comme à une femme : si doux, si bon, si fier, si brave ! Reynier ! Reynier ! Le frère et le fiancé ! tout son cœur d’autrefois !

Y a-t-il des poisons pour le cœur, et peut-on verser à l’âme comme au corps le décevant sommeil de l’opium !

Ah ! si Reynier eût été là, comme elle aurait imploré son pardon !

Le pas de son père qui avait sonné franc dans le corridor, devint plus sourd au moment où il tournait l’angle du carré.

Irène, secouée par le besoin de prendre une détermination, fit un pas vers la porte.

En cet instant, la voix de Vincent s’éleva, sombre et menaçante.

Elle disait :

— Qui va là ? Je suis armé. J’ai un pistolet dans chaque main. Si vous barrez ma route, vous êtes mort !

Une autre voix répondit qui vibra jusqu’au fond du cœur d’Irène.

— Mon père est-ce vous ? où est-elle ?

La jeune fille s’élança folle de joie en criant :

— Reynier ! que Dieu soit béni ! Reynier ! Reynier ! mon Reynier !