Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 32

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Dentu (Tome IIp. 393-402).
Deuxième partie


XXXI

L’attaque du trésor


Vincent Carpentier avait parfaitement entendu le cri de Cocotte. Il s’arrêta pour écouter à l’angle de la petite rue du Coq qui rejoignait la rue de la Verrerie, seule voie à peu près directe qu’on pût prendre pour gagner le quartier du Palais-Royal.

Il cherchait à se rendre compte du bruit entendu et qui posait pour lui une énigme. La seule chose qu’il comprit bien, c’est qu’il était toujours poursuivi, et même de très près.

Cela lui sembla inconcevable parce qu’à son estime il avait fait des prodiges de vélocité. Sa course, depuis la place de la Bastille lui apparaissait aussi rapide qu’un vol d’oiseau.

Et il essayait encore de se dire :

— Je ne suis pas même essoufflé.

Mais le feu intérieur qui brûlait sa poitrine, donnait à ce triomphe un cruel démenti. Non-seulement il était essoufflé, mais la sueur inondait tout son corps, et ses membres pantelaient comme ceux d’un gibier que les chiens ont forcé à mort.

Il se révoltait contre cette évidence. Il voulait croire encore à sa vigueur infatigable et, comme il la qualifiait, surnaturelle.

La vue de Roblot et de Piquepuce, qui débouchaient par la rue Jean-Pain-Mollet, le blessa comme une humiliation. Cela le précipitait des hauteurs où l’avait guindé sa folie : cela niait son destin. Il fut pris d’une aveugle colère contre ces hommes qui blasphémaient sa chimérique puissance, et l’idée de les détruire s’empara de lui tout de suite.

Il y avait à l’angle de la rue du Coq où il s’était arrêté une échoppe de savetier, collée au mur et qui, à cette heure de nuit, était fermée.

Elle faisait saillie de deux pieds environ avec son petit toit qui ne dépassait pas beaucoup la hauteur d’un homme.

En face de l’échoppe, on travaillait, à l’étroite chaussée. Il y avait un tas de matériaux, surmonté d’un écriteau et éclairé par un lampion.

Vincent laissa tomber son pic et ramassa un gros pavé, pensant :

— Je ne verrai pas leur sang.

Ce fut sa seule réflexion. Il n’aurait pas eu le temps de concevoir ni de formuler une autre idée. Roblot et Piquepuce arrivaient au pas de course.

Le passage, ménagé aux piétons par les ouvriers de la voirie, était entre le barrage municipal et l’échoppe.

— Tiens, fit Roblot qui tourna en rasant le mur, on ne le voit plus. Il a dû galoper ferme pour être déjà dans la rue de la Verrerie.

— Es-tu bien sûr qu’il ait pris par ici ? demanda Piquepuce.

Ce fut la dernière parole prononcée.

Vincent Carpentier, qui tenait le pavé serré convulsivement contre sa poitrine, l’éleva au-dessus de sa tête et le lança avec une force terrible…

Sa gorge rendit un sourd rauquement.

Cela fit comme un boulet de canon. Les deux hommes furent culbutés avec une irrésistible violence, savoir Roblot, tué raide par le pavé qui lui avait écrasé le flanc, Piquepuce, touché seulement par le contre-coup, mais de telle sorte qu’il alla loin gisant et privé de tout sentiment.

Vincent reprit son pic et poursuivit sa route sans même regarder derrière lui. Il se carrait en marchant, aspirant l’air largement et portant haut la tête. Toute son exaltation était revenue, mais calme ; il triomphait, comme il convient à un géant qui a posé son pied sur la tête de deux pygmées.

— Quand je pense, se disait-il en souriant de pitié, que j’ai douté un instant de moi ! Je n’avais pas besoin d’arme. Ils auraient mordu la poussière si je les avais écartés avec le dos de ma main ! S’il y avait un rempart entre moi et mon trésor, je sens bien que je mettrais le rempart en poudre.

Personne ne contraria sa route dans la longue rue de la Verrerie. Il commença à rencontrer du monde dans la rue des Lombards. Il y avait déjà foule aux halles. Vincent saluait de la main ceux qui le regardaient passer.

Aux environs de Saint-Eustache, dont l’horloge marquait trois heures et demie, un compagnon terrassier lui demanda s’il était à embaucher. Vincent répondit :

— Je ne méprise pas les pauvres, mais ma fortune est incalculable !

Puis, voyant l’étonnement de l’ouvrier, il s’éveilla de son rêve et ajouta, en touchant son front ;

— L’ami, je sors de maladie, j’ai la tête un peu faible.

Le ciel s’était chargé de gros nuages, néanmoins, un crépuscule sombre et gris commençait à se faire quand Vincent, longeant la rue Neuve-des-Petits-Champs, atteignit le passage Choiseul encore fermé.

À mesure qu’il s’éloignait du quartier des Halles, il retrouvait la solitude plus complète. Le vrai Paris, employé ou marchand, en avait encore pour deux bonnes heures à dormir.

Nous n’avons pas à apprendre au lecteur que Vincent Carpentier avait atteint ici le terme de sa course. L’hôtel Bozzo-Corona, chacun l’a deviné dès longtemps, était le but de ce long voyage, commencé dans la campagne de Stolberg, terminé à travers nos rues.

Néanmoins, Vincent ne tourna pas à gauche en face du passage, ce qui l’eût mené directement en face de la porte cochère de l’hôtel.

Il continua de cheminer jusqu’à la rue Saint-Roch qu’il prit pour gagner la rue des Moineaux.

À l’angle obtus formé par les deux rues, il ralentit le pas et jeta un regard vers cette masure borgne dont la jalousie tombante était une enseigne. Rien n’avait changé depuis trois ans. La jalousie, un peu vermoulue, déroulait toujours ses planchettes d’un vert poudreux.

— C’est là que j’ai entendu sa voix pour la première fois, se dit Vincent. J’avais le droit de le tuer puisqu’il avait pris des habits de nonne pour me voler ma fille. Mais je ne savais pas cela et je n’étais pas l’homme que je suis. J’ai grandi, grandi, grandi ! moi-même, je ne connais plus ma force !

Il passa et ne s’arrêta qu’à cet endroit, bien connu de nos lecteurs, où le vieux mur du jardin Bozzo-Corona faisait face à la maison dont Vincent Carpentier avait loué jadis, sous un nom d’emprunt, le dernier étage.

Aucun changement encore en ce lieu, si ce n’est qu’on avait mis une petite croix au-dessus de la porte du jardin, à cause de la pieuse et nouvelle destination de l’hôtel, occupé par des religieuses.

Vincent leva la tête pour regarder la fenêtre de son ancienne chambre, aux carreaux de laquelle les premières lueurs de l’aube mettaient un terne reflet.

— C’est là ! murmura-t-il avec une émotion grave, c’est la que j’ai vécu de longues nuits de travail, de calcul, d’ivresse. Mon âme se trempait. La vertu de l’or passait en moi à mon insu. Je traversais l’épreuve de la souffrance pour devenir invincible et invulnérable.

Il avait, en songeant ainsi, la sereine fierté d’un vainqueur dès longtemps habitué au triomphe.

Ses yeux interrogèrent les deux bouts de la rue des Moineaux, où personne ne passait.

Il s’éloigna le plus possible du mur et sembla recueillir sa force comme un clown qui va tenter un saut extraordinaire. On eût dit que la pensée de franchir la muraille d’un bond avait tenté sa folie.

Ce n’était pas cela pourtant. Vincent, placé juste en face la porte, prit un vigoureux élan, traversa toute la largeur de la rue et vint planter son talon ferré à la hauteur de la serrure.

Y avait-il du vrai au fond des illusions qui berçaient sa fièvre ? Peut-être. La folie est une force. Le coup était si furieusement appliqué que la vieille porte craqua du haut en bas, tandis que le pêne sautait hors de sa gâche.

Vincent ne fut pas étonné le moins du monde. Il s’attendait à ce résultat. Du coude, il poussa la porte tremblante et entra comme chez lui.

Il y avait là encore des souvenirs. La longue comédie jouée par le colonel lors de la construction de la cachette, revint à l’esprit de Vincent. Il se vit descendre de ce fameux fiacre, dont le cocher jouait le rôle d’un préposé, demandant chaque soir, en passant une chimérique barrière : « N’avez-vous rien à déclarer ? »

Il se vit encore traverser, les yeux bandés, ce même jardin qu’il prenait alors pour un verger campagnard.

Il se vit enfin, longtemps après, et quand la bataille était déjà engagée, surpris par les hommes du colonel, au moment où il descendit du mur, escaladé à l’aide d’un crampon et chargé de liens pour être amené, prisonnier, dans la chambre du Trésor.

Cette nuit avait laissé en lui des impressions si terribles que la sueur froide perça sous ses cheveux.

Il marchait cependant, non point vers la porte de l’hôtel située au ras du mur et par où on l’avait introduit, porté à bras comme un paquet, lors de sa dernière visite ; non plus vers la porte à deux battants ouverte au-dessus du perron hors d’usage, dont les larges pierres étaient couvertes de mousse, mais bien vers l’extrémité orientale du bâtiment.

Là, il n’y avait point d’ouverture.

Les fenêtres étaient beaucoup au-dessus de la hauteur d’appui, surmontant un mur plein, percé de deux petits soupiraux grillés au niveau du sol.

C’était, en cet endroit que, trois ans auparavant, par la croisée de son observatoire, Vincent avait vu la lueur voyageuse s’arrêter puis disparaître, — la lueur qu’il avait suivie si passionnément de fenêtre en fenêtre dans toute la longueur du rez-de-chaussée de l’hôtel.

Et c’était par une croisée ouverte à quelques pas de là, en retour sur les parterres, qu’il s’était évadé, échappant miraculeusement à la mort, et laissant vide le sombre théâtre où s’était jouée la tragi-comédie parricide : le comte Julian se fourrant dans la peau de son aïeul assassiné.

Ce tableau se représenta si vivement à l’esprit de Vincent Carpentier, qu’il y eut en lui comme un ressentiment de sa propre agonie. Un poids glacé lui écrasa le cœur, et tout son corps fut parcouru par un grand frisson.

Cependant, il n’hésita pas une seule minute. Après s’être orienté, il traça sur le mur, avec la pointe de son pic, quatre lignes formant un carré.

Cela fait il prêta l’oreille. Aucun bruit ne venait de la rue, et la maison semblait morte.

Son visage exprimait une sorte de recueillement religieux.

— Les alchimistes étaient des fous, prononça-t-il avec une exaltation contenue, moi, j’ai cherché, j’ai trouvé l’âme du monde. Six pouces de pierre me séparent seuls du Grand-Œuvre !

Il leva son pic à deux mains en ajoutant :

— Je vais déchirer cela comme une feuille de papier !

Et, par le fait, le premier choc de son fer enleva un énorme éclat de pierre.

On eût dit, en vérité, un coup porté par la main d’un géant.

Au fond du vide laissé par l’éclat enlevé, et figurant un entonnoir très évasé, on voyait un petit trou rond de la largeur d’une lentille : du premier coup le pic avait percé la pierre d’outre en outre.

Ce petit trou rond apparut faiblement lumineux, et Vincent s’écria en brandissant de nouveau son pic :

— C’est la lampe ! la lampe qui brille éternellement dans le sanctuaire d’or !