Les Confessions (Tolstoï)/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 90-97).
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XII

La conviction de l’erreur de la science raisonnée m’aida à me délivrer de la tentation des méditations stériles.

La conviction qu’on ne peut connaître la vérité que par la vie me poussa à douter que ma façon de vivre fût bonne. Mais ce qui me sauva, c’est que je parvins à m’échapper de la situation exclusive où je me trouvais, à voir la vie du simple travailleur, et à comprendre que c’était la vraie vie. J’ai compris que si je voulais définir la vie et son sens, je devais vivre non pas la vie d’un parasite, mais la vraie vie ; et, après avoir accepté le sens que lui attribue la vraie humanité, me confondre dans cette vie, la contrôler. À cette même époque, il m’arriva ce qui suit. Durant toute cette année, lorsqu’à chaque instant je me demandais comment en finir : par la corde ou par une balle, pendant tout ce temps, à côté de ce mouvement d’idées et d’observations dont j’ai parlé, mon cœur souffrait d’un douloureux sentiment, que je ne puis appeler autrement que la recherche de Dieu.

Je dis que cette recherche de Dieu n’était pas un raisonnement, mais un sentiment, parce que cette recherche découlait non de la marche de mes pensées, — elle lui était même tout à fait opposée, — mais du cœur. C’était comme un sentiment de crainte, d’abandon, d’isolement, au milieu de tout ce qui m’entourait et qui m’était étranger, avec, en même temps, l’espoir en un être quelconque.

J’étais absolument convaincu de l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu (Kant me l’avait démontré, et j’en étais convaincu), néanmoins je cherchais Dieu, j’espérais le trouver, et, par une vieille habitude, j’adressais des prières à celui que je cherchais, et que je ne trouvais pas.

Tantôt je repassais dans mon esprit les raisons de Kant et de Schopenhauer sur l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu ; tantôt, je critiquais ces raisons et les réfutais. La raison, me disais-je, n’est pas du même domaine de la pensée que l’espace et le temps. Si j’existe, la cause de mon existence existe aussi, ainsi que la cause de toutes les causes. Et cette cause primordiale est ce qu’on appelle Dieu. Je m’arrêtais à cette pensée et m’efforçais de tout mon être de concevoir la présence de cette cause.

Dès que je reconnaissais qu’il y avait une force au pouvoir de laquelle je me trouvais, je sentais immédiatement la possibilité de vivre. Mais je me demandais : « Quelle est cette raison, cette force ? Que dois-je penser d’elle, comment me comporter vis-à-vis de ce que j’appelle Dieu ? » Et ce n’étaient que des réponses connues qui me venaient dans la tête. « Il est le créateur, le dispensateur. » Ces réponses ne me satisfaisaient pas ; je sentais que ce dont j’avais besoin pour vivre m’échappait. J’étais saisi d’effroi, et je commençais à prier celui que je cherchais de m’aider. Et plus je priais, plus il m’était évident qu’il ne m’écoutait pas et qu’il n’y avait personne à qui l’on pût s’adresser.

Le cœur plein de désespoir de ce qu’il n’y eût pas de Dieu, je me disais : « Seigneur, aide-moi, sauve-moi ! Seigneur, enseigne-moi, mon Dieu ! » Mais personne ne venait à mon secours et je sentais que ma vie s’arrêtait.

Cependant, toujours et toujours, par divers autres raisonnements, j’arrivais à cette même conclusion : que je ne pouvais être au monde sans une raison, un sens, une cause ; que je ne pouvais être l’oiselet tombé du nid que je me sentais. Et si même je suis un oiselet tombé sur le dos et criant dans l’herbe haute !… Mais si je crie, c’est parce que je sais qu’une mère m’a porté en elle, réchauffé, nourri, aimé. Où est-elle donc, cette mère ? Si l’on m’a abandonné, qui m’a abandonné ? Je ne puis me dissimuler que quelqu’un d’aimant m’a engendré. Qui est-ce donc, ce quelqu’un ? Encore Dieu.

« Il connaît et voit mes efforts, mon désespoir, ma lutte. Il existe », me disais-je. Et dès que je reconnaissais cela, la vie se soulevait en moi, et je sentais la possibilité et la joie de l’existence. Mais, de nouveau, de l’aveu de la reconnaissance de Dieu, je passais à la recherche de mon rapport envers lui, et, de nouveau, ce Dieu se présentait à moi comme le Dieu Créateur en trois personnes, qui a envoyé son fils — le Rédempteur. Et, de nouveau, ce Dieu, séparé de l’univers, de moi, fondait comme une glace. À mes yeux, rien ne restait plus, et, derechef, la source de la vie se desséchait. Je retombais dans le désespoir ; je sentais que je n’avais plus qu’à me tuer, et, le pire, c’est que je me sentais absolument incapable de le faire.

Non pas deux ou trois fois, mais des centaines de fois, je passai ainsi d’un accès de joie et d’animation au désespoir et au sentiment de ne pouvoir vivre.

Je me rappelle qu’un jour de printemps précoce, j’étais seul dans la forêt, écoutant ses bruits. Je prêtais l’oreille, et ma pensée, comme toujours, se reportait à ce qui l’occupait sans cesse, depuis ces trois dernières années. De nouveau je cherchais Dieu.

« Bon, me disais-je, il n’y a aucun Dieu qui ne soit une représentation au lieu d’être une réalité, comme l’est toute ma vie. Il n’y a rien de pareil, et aucun miracle ne peut me le prouver, parce que le miracle ne sera encore qu’une représentation, et même peu raisonnable. »

« Mais ma conception de Dieu, de ce que je cherche, me demandais-je, cette conception, d’où vient-elle ? » Et, de nouveau, à cette pensée, les ondes joyeuses de la vie se soulevaient en moi. Tout s’animait autour de moi, recevait un sens. Mais ma joie n’était pas longue. L’esprit continuait son travail.

« L’idée de Dieu n’est pas Dieu, me disais-je. L’idée est ce qui se passe en moi. L’idée de Dieu, c’est quelque chose que je puis réveiller ou non en moi. Ce n’est pas ce que je cherche. Je cherche ce sans quoi la vie ne saurait être. » Et comme tout se mourait autour de moi, de nouveau, je voulais me tuer.

Mais je rentrai en moi-même, et me rappelai tous ces élans de désespoir et d’espoir qui m’avaient assailli des centaines de fois. Je me rappelai que je ne vivais que dès que je croyais en Dieu. Maintenant comme auparavant, dès que je pensais connaître Dieu, je vivais ; mais dès que je l’oubliais, que je n’y croyais pas, je cessais de vivre.

Qu’est-ce donc que cette exaltation et ce désespoir ? Je ne vis pas quand je perds la foi en l’existence de Dieu. Je me serais tué depuis longtemps sans l’espoir vague de le trouver. Je vis, je vis vraiment, quand je le sens et quand je le cherche. Alors qu’est-ce que je cherche encore ? s’écriait en moi une voix. C’est donc lui, ce sans quoi on ne peut vivre. Connaître Dieu et vivre, c’est la même chose. Dieu, c’est la vie.

Vis en cherchant Dieu, et alors il n’y aura pas de vie sans Dieu. Et mieux que jamais tout s’éclairait en moi et autour de moi. Depuis, cette lumière ne me quitta plus.

J’étais sauvé du suicide.

Quand et comment cette transformation se passa-t-elle en moi, je ne saurais le dire. De même que la vie s’éteignait en moi, graduellement, imperceptiblement, et que j’arrivais à la conclusion de l’impossibilité de vivre, à l’arrêt de la vie, au besoin du suicide, de même, graduellement, imperceptiblement, reparut en moi cette force de la vie. Et, chose étrange, cette force de la vie qui reparaissait en moi n’était pas une force nouvelle, mais l’ancienne, celle qui m’entraînait aux premiers temps de ma vie.

Je revenais en tout à l’âge enfantin et juvénile. Je revenais à la foi, à cette volonté qui m’avait produit et qui exigeait quelque chose de moi. Je revenais à la croyance que le but principal et unique de ma vie était d’être meilleur, c’est-à-dire plus en accord avec cette volonté. Je revenais à l’idée que je pouvais trouver l’expression de cette volonté dans ce que toute l’humanité, depuis les temps les plus reculés, s’était donné pour guide, autrement dit je revenais à la foi en Dieu, au perfectionnement moral, à la tradition qui transmet le sens de la vie. La différence était qu’alors tout cela avait été accepté inconsciemment tandis que, maintenant, je savais que je ne pouvais vivre sans cela.

Il me semblait qu’il m’était arrivé une chose étrange : un jour, je ne me rappelais pas quand, on m’avait mis dans une barque, on m’avait repoussé d’une rive quelconque, inconnue de moi, en m’indiquant la direction vers l’autre bord ; on avait mis les rames dans mes mains inexpérimentées et on m’avait laissé seul. Je ramais comme je pouvais et voguais, mais plus je gagnais le large, plus le courant qui m’éloignait de la côte devenait rapide, et plus fréquentes mes rencontres avec des navigateurs emportés comme moi par le courant. Il y avait des navigateurs isolés qui continuaient à ramer ; d’autres avaient abandonné leurs rames ; il y avait de grands bateaux, d’énormes vaisseaux remplis de gens. Les uns luttaient contre le courant, les autres se confiaient à lui. Plus je voguais, en regardant au loin la direction de tous les navigateurs, plus je perdais celle qui m’avait été indiquée.

Arrivé juste au milieu du courant, parmi les barques et les vaisseaux, je perdis complètement la direction, et jetai mes rames. De tous côtés, avec joie et allégresse, s’approchaient de moi, à voiles ou à rames, des navigateurs qui suivaient le courant, et tous m’assuraient et assuraient aux autres qu’il ne pouvait y avoir d’autre direction. Je le crus, et naviguai avec eux. Je fus emporté si loin, si loin que j’entendis le bruit de l’eau sur les rochers contre lesquels je devais aller me briser, et j’aperçus des embarcations qui sombraient là. Et je me ressaisis. Longtemps je ne pus comprendre ce qui m’était arrivé, je ne voyais devant moi que la mort vers laquelle je courais, dont j’avais peur, je ne voyais de salut nulle part et je ne savais que faire. En me retournant j’aperçus une innombrable quantité de barques qui luttaient obstinément contre le courant. Je me souvins de la rive, des rames, de la direction, et je me mis à ramer contre le courant vers le rivage.

Ce rivage, c’était Dieu ; cette direction, la tradition ; les rames, la liberté qui m’était donnée de naviguer vers la rive, de m’unir à Dieu.

Ainsi la force de la vie se renouvela en moi, et de nouveau je commençai à vivre.