Les Conséquences politiques de la paix/05

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Nouvelle librairie nationale (p. 87-92).


CHAPITRE v

ILS IGNORERONT


Ici, demandons une pause au milieu des déductions, un moment pour méditer sur les destins. Notre sort est engagé pour plusieurs générations. De nouvelles tribulations com­mencent. Combien l’ont vu ? Combien s’en doutent ? Pourquoi ces choses et non d’autres ? À des sommes prodigieuses de dévouement et de sacrifice répondent des abîmes d’ignorance. Grand est le nombre des hommes qui subissent, qui vivent, souffrent et meurent sans avoir interrogé. Petit le nombre de ceux qui cher­chent à déchiffrer les causes pour lesquelles ils payent jusque dans leur chair.

Par Macbeth mourant, Shakespeare adresse au monde son adieu et son mépris : « Une fable contée par un fou, avec un grand fracas de mots et de gestes, et qui ne signifie rien ». Voltaire a vu les hommes s’agiter. Il a écrit les annales de dix peuples. Il désespère d’expliquer. Il refuse d’encourager les politiques et les historiens : « Le gros du genre humain a été et sera toujours imbécile ; les plus insensés sont ceux qui ont voulu trouver un sens à ces fables absurdes et mettre de la raison dans la folie ». Shakespeare et Voltaire se rencontrent dans le dédain et dans la pitié. Rien n’instruit et rien n’améliore. L’expérience des pères est perdue pour les enfants. L’humanité tourne dans un cercle de douleurs. Devant ce vain théâtre, qui recommence sans cesse, les pro­phètes d’Israël s’étaient voilé la face : les peuples travaillent pour le néant, s’exténuent au profit du feu.

Il faut se délecter dans ce pessimisme ou en secouer la lourde chape. On peut conclure à l’indifférence, à l’inutilité de tout. C’est bien si, pour son compte, on est résolu à endurer les suites de la sottise en se consolant de ce qu’on souffre par l’âcre plaisir que procure le spec­tacle de l’universelle insanité. Mais le moins forcené, le plus désabusé des juifs l’avait déjà dit : nous aurons les conséquences. Et nous les aurons tous. Elles viendront chercher l’iro­niste et le philosophe. On ne sépare pas son sort de celui des nations. Ou bien on ne l’en sépare qu’à la condition de renoncer à soi-même pour se moquer du genre humain.

Un jour, chez nous, la guerre a requis l’homme penché sur la glèbe, le bourgeois économe et prudent, le spéculatif désintéressé et la grande masse de ceux qui pensent qu’après tout, en tout temps et sous n’importe quel régime, on fait fortune et on organise librement sa vie. L’existence du plus grand nombre était fondée sur des calculs qui supposaient une longue stabilité. Ceux qui prédisaient des catastrophes n’avaient pas d’auditoire ou ne rencontraient que des incrédules. Encore personne n’eût osé annoncer la moitié de ce que nous avons vu. L’homme extraordinairement perspicace qui eût seulement approché la réalité eût passé pour un fou. Il était admis que chacun dispose de soi-même et que les peuples sont les maîtres de leurs destinées : cent causes ont disposé d’eux, causes lointaines, obscures, inaccessibles à la foule, si multiples, si mêlées qu’elles ressemblent à ce qu’on appelle, faute de mieux, le hasard. Cent causes, qui échappent de même à la foule, sont toutes prêtes à en disposer encore.

Après cet immense bouleversement, une seule chose reste intacte : le tête-à-tête du peuple français et du peuple allemand. Les rôles sont renversés. Le vainqueur est devenu le vaincu. La revanche n’est plus à prendre du même côté. Mais, cette fois, le vaincu aura des raisons de la prendre que nous n’avions pas. Il aura des occasions que nous n’avons pas eues. Soixante millions d’Allemands sont devenus nos tributaires dans une Europe où, depuis 1914, la guerre n’a pas cessé et ne s’éteint sur un point que pour se rallumer sur un point différent. La paix est montée comme une mécanique homicide. Et la même question obsède l’esprit. Pourquoi ces choses et non d’autres ? Pourquoi cette paix et non une autre paix ?

En 1917, la fin, une meilleure fin, eût été possible. Quiconque avait le sens de la poli­tique songeait à la dislocation de la coalition ennemie. Le roi d’Espagne ne se bornait pas à la conseiller. Il s’offrait pour l’entreprendre. Incapacité, frivolité, inexpérience, préjugé : il y eut de tout. Le fil tendu ne fut pas saisi. La vie de milliers de Français tués depuis cette date et l’avenir de ceux qui restent ont tenu à une maladresse qui ne peut plus être réparée.

Enfin l’ennemi s’agenouille. Des heures, des jours au plus sont donnés aux vainqueurs pour profiter de la victoire. Hésitations, incertitudes. L’armée allemande, avec ses armes, repasse le Rhin. Tandis que la foule insouciante se réjouit, pousse un grand « ouf », soulagée du poids de la guerre, des moments uniques s’enfuient sans retour.

Et plus tard encore, il arriva une chose fan­tastique. Quelques hommes s’étaient réunis pour établir la paix. Leur pouvoir était immense, tel qu’on n’en avait jamais vu. Ils disposaient de l’humanité. Ils créaient à leur gré ou ren­versaient des États. Et le plus puissant de ces hommes pareils à des dieux, celui qui était obéi parce qu’il semblait parler au nom de cent millions d’individus, il était, à ce moment même, désavoué par son Sénat souverain. Et non seulement son autorité était factice, mais peut-être déjà ne gouvernait-il plus tout à fait son esprit. Rentré dans sa capitale, le dictateur s’abattit. On craignit pour sa raison. « Est-ce là cet homme qui ébranla la terre, qui fit tomber les empires ? » Six mois plus tôt, cette hémi­plégie eût changé la physionomie et l’avenir du monde. Cette prodigieuse histoire se trouve mêlée à notre histoire nationale. Il n’y a rien d’aussi cruel dans Candide et dans Gulliver.

Le Français qui ne verrait que la dérision de ces choses n’aurait ni enfants, ni frères, ni amis. Toutes ses fibres seraient séchées. Déjà, en 1914, un nihiliste excité par la volupté des ruines, ou encore un émigré stérile et méchant auraient pu goûter le comique nocturne de la nouvelle invasion, cette morale de la fable s’exerçant, pour la cinquième fois en trois âges d’homme, aux dépens de la démocratie. Et au­jourd’hui encore, la démocratie est retombée dans ses anciennes erreurs, dans ses vieilles illusions. Quelles tentations pour l’ironie ! Mais il faudrait que le persifleur lui-même ne fût exposé à souffrir de l’événement ni dans sa per­sonne ni dans ses intérêts. De nos jours, l’Ec­clésiaste serait dans le cas d’être mobilisé jus­qu’à cinquante ans : il y perdrait de sa sérénité d’esprit. Quant à Voltaire, il retiendrait sa plume pour ne pas être accusé d’insulter au malheur public.

Un jour, peut-être, l’heure de la raillerie transcendante viendra si les hommes retrouvent le loisir et l’humeur de railler. Tant d’espé­rances fauchées, de sacrifices à demi perdus, d’efforts à recommencer arracheraient plutôt des larmes à un grand poète patriote, à un Virgile si nous en avions un. À plus tard les lamen­tations, comme l’ironie qui sort de ces immenses gaspillages. Il faudra bien reprendre ce qui n’est pas achevé. Les chirurgiens de Versailles ont recousu le ventre de l’Europe sans avoir vidé l’abcès. Alors la France doit regarder en elle et autour d’elle. Après cette guerre et après cette paix, voilà les dangers dont elle reste entourée, ce qu’elle a encore à faire pour que sa victoire ne s’envole pas et pour qu’elle en garde autre chose que le rayon et le parfum. Dans cette vaste confusion, quelle politique peut-elle suivre ? Quelles sont ses ressources et ses chances ? La masse allemande jette encore son ombre sur nous. Au delà, dans la zone d’une confusion barbare ou presque barbare, qu’allons-nous trouver ?