Les Conséquences politiques de la paix/06

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Nouvelle librairie nationale (p. 93-111).


CHAPITRE VI

LE JEU DE TRENTE-DEUX CARTES


Ainsi, entre la France et l’Allemagne, notre victoire a renversé les situations sans que le dialogue tragique ait cessé. Et le tour que prendra ce dialogue déjà violent sera soumis à toutes les circonstances internes et externes. Comme avant 1914, ce qui se passera au dedans et au dehors des deux États agira sur leurs rela­tions, qui resteront l’élément essentiel de la politique continentale et par rapport auxquelles s’ordonneront encore alliances, intérêts, riva­lités et conflits. Une grande Allemagne seule­ment blessée, attachée par des liens qui sont fragiles et qu’elle supportera plus mal d’année en année, une grande Allemagne toujours poussée à nuire au pays qui, après avoir été pendant la guerre son principal ennemi, est devenu son créancier principal : voilà ce qui dominera, et de très haut, toute l’Europe.

Quelle Europe ? Sans doute la carte et la physionomie du vieux monde ont éte renouvelées au point d’en être méconnaissables en quelques parties. Mais où ont eu lieu les plus sérieuses transformations ? Sur les points où la France a toujours dû chercher un contrepoids à la puis­sance germanique. Par définition, un contre­poids ne s’obtient pas du même côté que soi. Nous sommes conduits à le chercher de l’autre côté de l’Allemagne. Pendant la guerre, la coa­lition occidentale, toute formidable qu’elle était, n’a pu refouler l’invasion allemande qu’après de très longs efforts, et, en 1914, sans la diver­sion russe, il est probable que la digue de l’Ouest eût été emportée. Or, il sera prudent de considérer que l’Angleterre, placée en marge du monde européen et au fléau de la balance, conçoit l’équilibre moins absolument que nous et non pas seulement par rapport à l’Allemagne. Nous ne pourrons pas compter sur une alliance positive et formelle, qui lui répugnait déjà avant 1914 et dont la raison d’être ne lui apparaît plus depuis que les forces navales et maritimes alle­mandes sont brisées. D’ailleurs, l’expérience de la guerre a montré la médiocrité des moyens militaires que le Royaume-Uni peut mettre en œuvre pour résister à un premier choc. La combinaison franco-belge est la seule sur laquelle nous puissions, à l’Ouest, nous reposer avec cer­titude. La France et la Belgique ne se suffiront pas encore. Une combinaison anglo-franco-belge elle-même aurait besoin d’un renfort à l’Est. C’est d’ailleurs dans cette pensée que le roi Édouard VII, après avoir rapproché l’Angle­terre de la France, avait encore opéré un rapprochement anglo-russe, quoi qu’il en coûtât aux Anglais de mettre leurs mains dans la main de la Russie. Ce travail diplomatique, qui parais­sait devoir réussir de lui-même, avait exigé beaucoup de soins et de peines. Et la situation de l’Europe était simple et claire auprès de ce qu’elle est aujourd’hui. Pour trouver le concours sérieux, efficace, de peuples capables de prendre l’Allemagne à revers, nous aurons plus d’une expérience à faire. Et d’abord où nous adresser ? Qui voudra être le contrepoids ? Quel sera le contrepoids sérieux ?

À cet égard, on peut dire que notre politique, au cours des âges, a épuisé la série des com­binaisons possibles sans oublier la meilleure de toutes qui consistait à avoir, en Allemagne même, des auxiliaires contre la Maison d’Au­triche ou contre l’État prussien : cette solution idéale est exclue par le maintien de l’unité alle­mande. Pour plus de garantie, en dehors de ces précieuses alliances germaniques, la France a eu tour à tour l’alliance des royaumes scandinaves (durant la guerre de Trente ans), l’al­liance polonaise, l’alliance autrichienne, l’al­liance russe. Enfin, en 1916, et pour la première fois, nous avons porté les yeux encore plus loin et sollicité la Roumanie. Chacune de ces alliances, dont plusieurs se sont répétées à de longs intervalles, a eu son histoire. Aucune n’a été éternelle. C’est qu’elles répondaient à un certain état de l’Europe et qu’elles n’ont pas tenu seulement à notre volonté et à notre habi­leté diplomatiques, encore moins à l’affection désintéressée que ces pays pouvaient avoir pour nous, mais à leur position et à leur politique, l’une et l’autre changeantes, soumises aux circonstances et à l’opportunité.

Faisons, d’après la carte actuelle, le tour des éléments anciens et nouveaux susceptibles d’être rassemblés. Pour les États scandinaves, la période de l’activité politique et militaire est close depuis longtemps. Il n’est pas impossible qu’elle renaisse par suite des modifications qui se sont produites dans les régions dites baltiques. Les signes de ce renouveau d’activité ne paraissent pas. Neutres pendant la guerre et ligués pour leur neutralité, les États scandinaves ont montré par leur adhésion prudente et conditionnelle au pacte de la Société des nations qu’ils entendaient se tenir à l’écart des conflits européens. Le Danemark lui-même, qui avait de sérieux griefs contre la Prusse, s’est gardé, jusqu’à la dernière minute, de la provo­quer. En guise de réparations pour la violence de 1864, il se contente d’une seule zone du Slesvig pour laquelle il a même payé une indemnité afin d’être en règle avec l’Empire voisin, encore trop puissant pour lui et qu’il continue de redouter. Le mot d’ordre scandinave est la réserve et la prudence. Ainsi, pour le moment, et sans doute pour longtemps, rien au Nord. Passons à l’Est.

Au dix-huitième siècle, l’attelage de l’alliance polonaise et de l’alliance autrichienne a été le casse-tête de la diplomatie française qui se trouvait à chaque instant sollicitée de sacrifier l’une à l’autre. De là est venu le fameux « secret du roi ». On a été, on est encore sévère pour la politique extérieure et le « secret » de Louis XV. On rendra mieux compte, d’ici peu d’années, que l’alliance polonaise, dont la faiblesse a été montrée par l’alerte de 1920, doit entraîner des complications très semblables, sinon pires. Nous verrons si la France contemporaine s’en tire mieux.

Tout indique le sens de ces complications. Elles ne peuvent manquer de se produire du côté de la Russie. Depuis qu’il y a une Russie, l’alliance franco-russe a été tentée ou nouée dix fois, tant elle paraissait naturelle à notre besoin de contrepoids oriental, tant la Russie nous paraissait créée pour répondre à ce besoin. C’est au point qu’on a voulu voir dans l’alliance franco-russe comme une harmonie préétablie. Pourtant, chaque fois qu’elle est entrée en pratique contre l’Allemagne, cette alliance s’est terminée par une défection du côté de la Russie. Si grave qu’ait été la trahison de 1917, si dures qu’aient été pour la France et la paix séparée et l’infidélité de Brest-Litovsk, où les bolchévicks ont renouvelé en somme le coup de Pierre III, il faut reconnaître que, si le concours militaire de la Russie avait été, pendant la phase de la collaboration, inférieur aux illusions qui étaient nourries chez nous, il avait été extrêmement utile. Ainsi a été démontrée, pour la sécurité de l’Occident, la nécessité d’une forte diversion à l’est. L’alliance russe a rendu des services incontestables. Avons-nous le droit d’espérer que cette alliance renaîtra ? Si la diplomatie française persiste à compter sur le retour d’une Russie loyale, libérale par surcroît, attachée à nous par la sympathie, la gratitude, les liens d’une amitié populaire, encore plus fidèle et constante que n’avait été la Russie de Nicolas II, si l’on comptait sur une Russie qui n’aurait même plus de Stürmers, il est probable que la France se ménagerait une autre sorte de dé­boires. Nul ne sait ce qui sortira de la Répu­blique des Soviets, ni ce qui lui succédera. Nul ne sait si elle sera renversée violemment ou si elle se transformera en évoluant. Nul ne sait non plus si la Russie ne passera pas par une anarchie d’une autre sorte, par un autre « temps des troubles ». Mais, en toute hypothèse, il n’est guère concevable que le régime communiste, après avoir obéi, dans sa politique exté­rieure, à quelques-unes des lois historiques de la Russie, n’engage pas lui-même la suite de l’avenir. Si peu « démocratique», au sens où le prennent les Occidentaux, que soit le gouver­nement de Lénine, il est difficile de penser que l’autocratie bolchévik ait mu contre leur gré cent millions de Russes plus facilement que ne les mouvait l’autocratie tsariste. Au cas où l’on ver­rait l’armée rouge refuser de continuer la lutte contre la Pologne et les « agents de l’Entente » comme l’armée russe de 1917 a refusé de con­tinuer la guerre contre l’Allemagne, bien des espoirs seraient permis. S’il en est autrement, on sera conduit à penser que la guerre contre la Pologne et les associés de la France a été plus populaire que la guerre contre l’Allemagne et que si Lénine a réussi là où s’était brisé le tsar, c’est peut-être que la politique extérieure de l’un répondait mieux que celle de l’autre aux aspirations, même inconscientes, des masses russes. Dans cette incertitude, nous serons réduits longtemps aux tâtonnements vis-à-vis de la Russie et la confiance gratuite que nous met­trions dans une Russie meilleure risquerait d’être trompée. Il serait au moins téméraire de compter sur son alliance prochaine et de sacri­fier quoi que ce fût d’assuré à l’espoir de cette alliance. L’expectative et la méfiance seront plus saines et, vis-à-vis de la Russie, la politique la plus sage consistera probalement à tenter de la neutraliser dans la mesure du possible.

Reste la Roumanie, le dernier en date des Alliés que nous ayons trouvés pour la guerre. Son exemple est instructif. Il s’agissait d’un État organisé par cinquante ans d’un règne pai­sible et qui occupait un rang très honorable en Europe. Par ses ressources, sa civilisation, son administration, ses finances, il était nettement supérieur à la moyenne des petits États. Cependant, abandonné par les Russes, il a subi le même sort que la Serbie et son rôle militaire a été terminé en peu de temps. Il ne peut pas y avoir de cas meilleur ni plus favorable d’al­liance avec un peuple dont la population et les forces sont limitées. Les services que ces sortes d’alliances peuvent nous rendre en cas de conflit avec une grande puissance continentale sont aussi jugés par ce cas-là. On ne doit pas négli­ger non plus le fait qu’en reprenant la Bessara­bie, les Roumains savent qu’ils encourent l’antagonisme des Russes. Il y aura du moins de la méfiance entre eux. Sur ce point encore, quelle difficulté d’accorder les peuples comme nous voudrions qu’ils fussent accordés !

Résumons encore ce bref exposé. Plus d’Au­triche-Hongrie. Une Russie pour le moment barbare et hostile et dont l’avenir est inquiétant. Entre cette Russie et l’Allemagne, et depuis les bords de la Baltique jusqu’à ceux de la mer Noire un éparpillement de nations dont la plus nombreuse, la nation polonaise, est prise entre deux feux. Il n’existe plus sur le continent européen de grande puissance pour nous aider à établir un équilibre que la présence de la masse germanique rend nécessaire. Et cette masse est la seule qui soit homogène et orga­nisée au milieu d’une vaste décomposition : voilà ce qu’il est impossible de perdre de vue.

La statistique nous apprend que l’Europe de 1914 comptait vingt-six États. Il y en a, dans l’Europe de 1920, au moins trente-deux, chiffre qui n’est pas encore définitif, car il subsiste des incertitudes au sujet de quelques-uns, sans parler, bien entendu, de la fragilité de quelques autres dont l’existence pourrait être brève. Ces nouveaux États se sont détachés ou ils ont été détachés de l’empire russe et de l’empire austro­-hongrois. Ce sont, du nord au sud, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Tchéco-Slovaquie. Entre l’Autriche et la Hon­grie, il n’y a plus de lien et chacune compte pour une unité.

Tous ces États offrent un trait commun : ils sont dépourvus de frontières naturelles. Leurs limites sont à peu près, et tant bien que mal, celles de la nationalité dont ils portent le nom. Encore convient-il de faire de nombreuses ré­serves. La nationalité polonaise est diffuse, et surtout à l’est, du côté de la Russie ; il est extrêmement difficile de discerner où elle s’àrrête. La Tchéco-Slovaquie, comme nous l’avons déjà indiqué, est presque aussi bigarrée que l’ancien empire des Habsbourg, et l’élément national, l’élément tchèque proprement dit, ne domine pas autant qu’il faudrait. La Hongrie, à l’op­posé, se plaint de n’avoir pas son compte de Hongrois et annonce un « irrédentisme ». Quant à l’Autriche, sur le papier c’est un État, mais ce n’est plus que le résidu d’un État, auquel manquent les conditions non seulement de la durée, mais de la vie.

Qu’ils soient ressuscités ou qu’ils soient le reste de quelque chose de plus vaste, ces nouveaux venus ont une étendue et une population inégales. Le plus grand serait la Pologne si, en ce moment encore, il y avait rien de moins assuré que les frontières et peut-être le sort de la République polonaise. Les autres varient entre une quinzaine de millions d’habitants (Tchéco-Slovaquie), sept ou huit (Autriche et Hongrie), un, deux ou trois pour le reste.

Dans toute l’Europe orientale et centrale, il y a des « marches » et des « confins » qui ne ré­sultent pas seulement de la configuration du sol et de l’absence de limites naturelles. Les limites dites naturelles sont loin d’avoir un caractère absolu. Si, en Occident, la géographie semble les indiquer, l’histoire y a plus de part encore. Ailleurs, il y a beaucoup de nationalités et peu­ de nations. Ce qui fait une nation, c’est l’habi­tude de vivre ensemble. La frontière a un sens précis quand des hommes savent qu’au delà du poteau cessent des mœurs, des coutumes, des souvenirs auxquels ils sont attachés. Dans les nouveaux États, rien de pareil à ce contour idéal, plus résistant qu’aucun rempart. Tout y est neuf, imprécis et amorphe. Dix, vingt, cent combinaisons politiques et distributions terri­toriales différentes de celles que la paix a décré­tées sont possibles et ne seraient ni plus ni moins raisonnables. Pourquoi une ville libre de Dantzig ? Pourquoi le district de Teschen, où cohabitent des Polonais, des Allemands et des Tchèques, partagé de telle manière plutôt que de telle autre ? Pourquoi la nationalité ruthène est-elle niée quand la voisine se voit reconnaître une sorte de droit divin ? Une plasticité presque infinie reste l’apanage de ces peuples et de ces régions. Et la plasticité, c’est l’instabilité.

À défaut de frontières naturelles et de frontières historiques, ces Etats-enfants ont-ils reçu au moins des frontières stratégiques ? Ont-ils le moyen de se défendre ? Pas plus que pour la France, on n’y a songé pour eux. Dans son remarquable rapport sur les stipulations ter­ritoriales des traités de paix, M. Charles Benoist relève un oubli singulier. Une Tchéco-Slovaquie a été créée, mais le quadrilatère de Glatz, clef de la Bohême, par où l’armée prussienne avait passé en 1866, a été laissé à l’Allemagne, comme si le mot de Bismarck avait cessé d’être vrai : « Celui qui est le maître de la Bohême est le maître de l’Europe centrale », et comme si cette proposition n’était pas démontrée par les deux batailles fameuses de la Montagne-Blanche et de Sadowa.

Les États anciens à qui la guerre a valu des accroissements considérables ne sont d’ailleurs pas mieux constitués que les États nouveaux. Comme la Tchéco-Slovaquie, la Roumanie et la Yougo-Slavie sont tout en longueur. Par rap­port à leur étendue, le développement de leurs frontières est excessif et, par conséquent, la défense en est extrêmement difficile. Près de la moitié de la Grèce ne sera qu’un littoral, une bande côtière. La Grèce, dépourvue d’ « épine dorsale », comme disait M. Venizelos avant de succomber à la mégalomanie, sera très exposée et très faible. La sécurité manque à tous ces pays dont la construction n’est ni naturelle ni rationnelle. La force leur manque également. Et quand des peuples ne se sentent ni forts ni sûrs, leur politique louvoie.

Les provinces « rédimées » ou conquises qui ont doublé la Roumanie, triplé la Serbie, accru la Grèce dans des proportions excessives, n’ont d’ailleurs pas ajouté autant qu’il semble à la puissance de ces États. Imaginons que l’Alsace­-Lorraine soit égale en superficie et en popula­tion au reste de la France. Imaginons qu’une telle Alsace n’eût jamais fait partie de l’unité fran­çaise ou n’en eût fait partie que dans des temps très lointains. Quelles difficultés nous aurions à l’administrer ! Voilà justement le cas des États qui ont été dotés de vastes provinces. L’assimi­lation de ces territoires et de leurs habitants sera longue et délicate, quand elle ne sera pas pé­nible. C’est une œuvre qui laissera aux gouver­nements peu de loisir et peu de liberté, en même temps que la conscience de leur fragilité ajou­tera à leur peur naturelle des coups. Bien mieux placés que nous pour mesurer les périls de la situation dans l’Europe centrale, loin de courir à des alliances en vue de la guerre défensive contre l’Allemagne et à plus forte raison contre une coalition germano-russe, les alliances qu’ils concevront seront conclues comme une assu­rance contre les risqus. Ainsi la « petite Entente », qui s’est formée entre Prague, Bel­grade et Bucarest au mois d’août 1920, quand la Pologne a été en danger, a pris ouvertement le caractère d’une « ligue des neutres ».

Enfin, et ce n’est pas la moindre chose à con­sidérer ; quels sont les hommes et les principes qui dirigent les pays neufs ? Quelle est la nature de leurs institutions ? À quel régime sont-ils soumis ? Quelles garanties offrent-ils à l’intérieur contre les tares diverses dont ils ont été affligés à leur naissance ? L’unité nationale de la plu­part d’entre eux est encore à faire. La Tchéco­-Slovaquie ne porte sans doute ce nom que pour signifier que la fusion entre Tchèques et Slo­vaques est loin d’être accomplie. Ces pays sont à l’âge des maladies d’enfance. Où est, chez eux, l’élément fixe, l’expression permanente qui, à l’origine de toutes les nations européennes demeurées solides, a été une dynastie ? Sauf la Roumanie, la Yougo-Slavie et la Grèce qui con­servent la leur, — bien ébranlée dans ce dernier pays, — les autres nationalités ont sauté à pieds joints dans la démocratie pure. Tout le long du dix-neuvième siècle, il avait été admis que les peuples enfants avaient, plus que les autres, besoin de tuteurs. Une nationalité qu’on libérait, une « unité » qui se formait recevaient ou se donnaient une monarchi constitutionnelle. Celles qui n’avaient pas de famille désignée par l’histoire empruntaient un prince à une dynastie régnante pour éviter les compétitions, et la greffe produisait ses effets ordinaires. Le nou­veau roi se nationalisait rapidement. Il apportait des relations avec l’étranger, de l’expérience politique, des méthodes de gouvernement, quelquefois même le noyau d’un personnel administratif. Sa présence atténuait les luttes de partis. Tel fut le cas de la Grèce, de la Belgique, de la Roumanie, de la Bulgarie, sans parler de l’Allemagne et de l’Italie dont l’unité avait été due aux maisons de Prusse et de Savoie. Neuf années seulement avant la guerre, les Norvé­giens, s’étant séparés de la Suède, avaient encore librement choisi la forme monarchique comme étant la plus convenable à leurs débuts. En 1919, la mode avait changé. Les Alliés ont affranchi les nationalités en masse et ils ont instauré la démocratie universelle. Tous les nouveaux États, sans exception, sont au régime de la République parlementaire. Leur constitution est calquée sur les modèles les plus hardis. Dangereuse expérience. Ceux qui peut-être ne la désiraient qu’à moitié ont dû la subir. Ils seraient mal notés, suspects de tendances autocratiques et de sympathies pour Guillaume II, accusés d’impérialisme, s’ils n’attestaient pas leur fidélité aux idées républicaines. En sorte que la Pologne elle-même essaye de nouveau ce qui l’a jadis tuée.

La démocratie pure est introduite dans des pays qui ont tout à créer, tout à fonder, des fron­tières à défendre, des populations hétérogènes à unir : œuvre rude, de longue haleine, qui s’ac­commode mal d’un gouvernement faible, ins­table et divisé. Étant neufs, ces pays ne possèdent pas le correctif des pays anciens qui ont adopté la démocratie sur le tard. Ils n’ont pas de formation sociale historique, d’organisation ad­ministrative, de traditions politiques et bureau­cratiques. Et il n’y a pas à craindre seulement que leur développement en soit retardé ou compromis. Ce qu’ils ont de plus précieux, la nationalité elle-même, peut être remis en question. Le régime des partis ouvre la porte aux intrigues de l’étranger. Les alliances seront l’enjeu des luttes publiques : éternelle histoire des « bonnets » contre les « chapeaux ». Aussi près de l’Allemagne, aussi pénétrés par elle qu’ils sont loin de nous, ces pays n’auront qu’une défense très médiocre contre une action méthodique qui trouvera des complicités à l’intérieur. Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que, dans ces pays, comme en d’autres, les éléments les plus avancés et les plus démocratiques, d’ordinaire soumis à l’influence du socialisme germanique quand ils ne sont pas tentés par le bolchévisme russe, nous soient naturellement dévoués. Il y a encore plus d’ignorance que de fatuité à s’imaginer que tous les peuples ont une inclination naturelle pour notre pays. Les moujiks nous ont bien montré que le Russe ne venait pas au monde avec un nez, deux yeux et le culte de la France. L’influence française en Europe était surtout un fait d’aristocratie. Elle tenait à une éducation soignée, qui elle-même impliquait un certain niveau social. Elle tenait aussi à des traditions héritées du temps où le prestige de notre civilisation et de notre langage n’avait pas de rival. Il s’ensuit, contrairement à un préjugé encore trop répandu, en dépit de la preuve instantanée qu’a fournie la chute du tsarisme, que notre véritable clientèle, dans ces parties primitives de l’Europe, se trouve en général dans les classes les plus raffinées et les plus conservatrices. Les masses populaires dont les représentants sont au pouvoir n’ont pas ces raisons profondes d’attachement à la France qui résultent surtout d’une bonne éducation. La loi du nombre ne nous favorise pas.

D’ailleurs, par un curieux renversement des choses, la France de la Révolution est deve­nue le pays le plus réactionnaire du monde. Aux yeux des masses prolétariennes et paysannes de l’Europe orientale, qui tendent vers des formes barbares de dictature beaucoup plus que vers la démocratie parlementaire, nous sommes un peuple de « bourgeois ». Rien n’est plus vrai. Compter que les sympathies de « gauche » nous sont acquises au dehors, ce serait nous exposer à des déceptions.

Mais on s’apercevra qu’il y a dans le monde quelque chose qui n’est pas changé à notre avantage, quand nous aurons affaire à des mi­nistres qui n’ont pas eu de précepteur français et qui n’ont étudié que dans les Universités allemandes, si ce n’est à l’école du socialisme allemand. Nons étions partout de plain-pied dans l’ancienne Europe. La communication s’établissait sans peine par les cours, le monde, la haute administration. Le règne d’un nationalisme inculte, propre aux démocraties qui ne connaissent qu’elles-mêmes, restreint ces circonstances favorables à notre action politique et les anciennes commodités de nos relations extérieures. Heureux si, à la longue, il ne les abolit pas.

Ainsi, dans cette vaste partie de l’Europe où nous avons à chercher des alliés et les éléments d’un nouvel équilibre, tout est faiblesse et con­fusion. Les éléments interchangeables de l’équi­libre ancien ont disparu. La Russie, sans doute pour longtemps, est hostile. Nous avons détruit l’Empire austro-hongrois de nos mains. Huit ou dix États, dont l’existence est précaire, jalon­nent les pourtours de l’Allemagne unie. Loin de nous aider, ce sont eux qui auront besoin de notre assistance : la Pologne, prise entre deux feux, ne le montre que trop. Et pourtant, — mais rien n’est sûr, — c’est encore en elle que notre confiance serait le mieux placée.

Ce n’est pas tout. Ces peuples sont faibles, et le propre des faibles, c’est l’égoïsme. Ils seront naturellement portés à rechercher des combinaisons par lesquelles ils croiront se mettre à l’abri de leurs trop puissants voisins, moyen d’ailleurs infaillible d’avancer l’heure et de se livrer à eux. Si les nationalités qui viennent de retrouver leur indépendance l’avaient jadis perdue, ce n’avait pas été sans raison. Elles avaient succombé à la supériorité d’organisation et de masse des grands États qui les avoisi­naient, et, dans l’Europe des traités de 1919, les petits sont encore dominés par des géants. Enfin, ces petits États ont entre eux des haines et des querelles qui les rendent aveugles au bien gé­néral et à leur propre bien. Ce n’est pas en vain que, selon la remarque de l’écrivain américain Villiam Morton Fullerton, les Alliés ont « bal­kanisé » la moitié de l’Europe en s’abstenant avec soin de « balkaniser » l’Allemagne. Des mœurs balkaniques, qui ne sont que les mœurs éternelles des petits États, seront la consé­quence nécessaire d’une division qui s’est arrêtée au seuil de la race germanique, pour­ tant aussi apte que les autres à se diviser.

Tout cela réuni fait que la « barrière » des peuples libres n’existe pas ou qu’il suffira d’un rien pour la renverser. La coalition de ces peuples contre l’Allemagne et à nos côtés est une chimère. La « petite Entente » dont la Tchéco-Slovaquie a pris au mois d’août l’initia­tive était tout simplement une ligue des neutres, formée au moment où la chute de Varsovie semblait prochaine. Ainsi la Pologne eût été abandonnée et la France avec elle. C’est un avertissement. Si les nouvelles nations vivent toutes, nous avons chance de voir, entre amis et ennemis d’hier, les alliances les plus bizarres et aussi les plus instables. On sait que le nombre des combinaisons d’un jeu de trente-deux cartes est presque infini, et l’Europe compte désormais trente-deux États entre lesquel les combinaisons pourront également varier à l’infini au gré des événements, des passions et des inté­rêts. Absence d’équilibre, foisonnement des intrigues. Ce ne sont pas de bonnes conditions pour le repos et la tranquillité du vieux monde et la politique française, depuis le dix-huitième siècle, n’aura jamais eu tant de peine à éviter de se fourvoyer.