Les Contemporains/Deuxième série/Ferdinand Fabre

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Société française d’imprimerie et de librairie (Deuxième sériep. 297-330).

FERDINAND FABRE[1]

Voici un solitaire dans la littérature d’aujourd’hui, un homme qui n’est pas de Paris, qui vient d’un pays perdu, un montagnard robuste et sérieux, un sauvage à l’imagination puissante qui ne raconte pas les histoires de tout le monde, qui écrit avec labeur et conviction des livres drus, imparfaits et beaux, et d’une saveur si forte que peu de personnes les goûtent du premier coup. Mais aussi ceux qui les aiment y trouvent un plaisir d’autant plus grand qu’il leur paraît plus méritoire. Tout contribue à faire de l’œuvre rude et touffue de M. Ferdinand Fabre quelque chose de très particulier : ses personnages, qui sont des prêtres ou des paysans primitifs ; le théâtre de l’action, un âpre canton des Cévennes, une petite ville ecclésiastique à deux cents lieues d’ici ; sa manière enfin, qui rappelle celle de Balzac et dont s’est déshabitué le roman contemporain. Œuvre sévère, vigoureuse, monotone, abrupte, imposante, avec des coins de tendresse, comme des vallons fleuris au flancs d’une montagne.

M. Ferdinand Fabre a déjà écrit une vingtaine de volumes, presque tous fort compacts. Quand on les a lus à la file, comme on doit le faire quand on est critique de son état, on éprouve d’abord le besoin de respirer. Laissez passer un mois : peu à peu le triage se fait entre les souvenirs. Certaines de ces figures se dressent dans la mémoire et oppriment les autres ; certains de ces romans laissent d’eux-mêmes une impression plus nette et plus profonde : et c’est de ceux-là seulement qu’il importe de parler. Le reste, eût-il des qualités très grandes, peut être négligé sans dommage… Pourquoi les romanciers ne savent-ils pas d’avance quels livres seront leurs chefs-d’œuvre, afin de n’écrire que ceux-là ? Ô sagesse éminente de Flaubert qui, ayant écrit en tout six volumes, n’en a écrit qu’un de trop ! Si tous faisaient ainsi, ils s’arrêteraient presque toujours avant la demi-douzaine, et ce serait un grand profit pour le lecteur et une grande économie de temps pour le critique. Car, voyez, nous sommes envahis. La marée des romans monte sans s’arrêter jamais. On n’a déjà plus le temps de lire Balzac ni George Sand. Il va falloir bientôt songer à en faire des résumés analytiques suivis de morceaux choisis. Le XXe siècle le fera, je pense, pour tous les écrivains du XIXe qui méritent de ne pas être oubliés et peut-être même pour les classiques. C’est seulement ainsi que nos petits-enfants pourront connaître un peu une aussi vaste littérature.

En attendant, je ne retiendrai ici de l’œuvre de M. Ferdinand Fabre que les mieux venus de ses romans de mœurs cléricales : les Courbezon, l’Abbé Tigrane, Mon oncle Célestin et Lucifer. Et je n’aurai qu’un regret, c’est de ne pouvoir m’arrêter aussi sur ces deux merveilleuses idylles, l’une tragique et l’autre plaisante : le Chevrier et Barnabé.


I

C’est la grande originalité et ce sera la gloire de M. Ferdinand Fabre d’avoir été un peintre excellent des mœurs du clergé. La matière était presque intacte. Je ne vois guère que le Curé de Tours, de Balzac, où elle eût été déflorée. Le Curé de campagne ne tient nullement ce que promet son titre ; l’Amaury de Volupté est un malade ; dans le Rouge et le noir, la peinture du séminaire, des directeurs et des élèves, est surtout faite avec l’imagination et les préjugés de Stendhal : cela n’a pas été vu. Je ne parlerai pas du beau roman de mœurs ecclésiastiques où M. Francis Magnard concluait que « tous les prêtres sont des niais ou des intrigants » ; je n’ai pu le lire, car on ne le trouve plus, et M. Magnard a négligé de le faire réimprimer, j’ignore pour quelle raison.

Je ne m’arrête point à l’abbé Mouret ni à la demi-douzaine de prêtres qu’on trouverait chez Flaubert, Zola et les Goncourt, et qui n’y sont que des figures épisodiques.

Partout ailleurs, les prêtres qu’on a mis au théâtre ou dans le roman, se ramènent à deux types, l’un et l’autre de vérité très superficielle, sinon de pure convention : le mauvais prêtre aux allures de Tartufe, souvent incroyant, toujours hypocrite, tantôt cupide et tantôt débauché, le prêtre comme se le représentent deux cent mille électeurs à Paris, l’homme noir, et, pour tout dire en un mot, le jésuite ; et, d’autre part, le bon prêtre, charitable, tolérant, indulgent, bon vivant à l’occasion, volontiers libéral et républicain, bref, le curé de Béranger et du Dieu des bonnes gens. Ces deux fantoches antithétiques n’ont jamais eu du prêtre que l’habit.

Il n’est pas bien étonnant que le roman contemporain ait abordé si tard l’étude du prêtre et qu’un seul de nos romanciers ait poussé cette étude un peu loin. J’y vois une première raison très simple. La plupart de nos écrivains ont été élevés dans les lycées, ont renoncé de bonne heure aux pratiques de la religion, ne hantent point les églises ni les presbytères. Le prêtre est donc l’espèce d’homme qu’ils rencontrent le moins souvent, qu’ils ont le moins l’occasion d’observer directement et de près.

Par là-dessus il existe contre le clergé un préjugé très fort et extrêmement répandu. Non seulement les lecteurs des feuilles radicales, mais même leurs rédacteurs, non seulement les neuf dixièmes des ouvriers des villes, mais beaucoup de bourgeois et de lettrés sont intimement convaincus que le plus grand nombre des prêtres manquent à leur vœu de chasteté et détournent les femmes au confessionnal, et que d’ailleurs ils ne croient guère à la religion dont ils sont les ministres. Or, pour ceux qui savent un peu les choses, ce sont là deux cas très rares, et même le second se rencontre à peine. Les gens qui ajoutent foi à ces lourdes calomnies ignorent ce qu’est l’éducation des prêtres et quelle empreinte elle leur enfonce au plus profond de l’âme. Puis ils ne songent point combien serait dure à jouer et de peu de profit (sinon dans les hautes dignités) la comédie qu’ils leur attribuent, et de quels horribles sacrifices les prêtres incroyants payeraient d’assez minces avantages.

Tout ce qu’on peut accorder, c’est que beaucoup de petits paysans entrent au séminaire pour des raisons de prudence et d’égoïsme naïf. Un de mes voisins de campagne, homme de joyeuse humeur et philosophe cynique, s’amusait, quand il avait chez lui des étrangers, à poser au fils de son fermier, un enfant de huit ans, les questions suivantes dont il avait dicté les réponses :

« — Qu’est-ce que tu veux être, Germain ?

— J’ veux êt’ curé ?

— Pourquoi veux-tu être curé ?

— Parc’ qu’on n’ fait ren.

— Et puis ?

— Parc’ qu’on n’est pas soldat.

— Et puis ?

— Parc’ qu’on va manger dans les châtiaux. »

L’enfant faisait ces réponses avec un sourire niais, enchanté d’être en scène devant des messieurs. C’était horrible, cet avilissement d’un pauvre petit diable, et chaque fois j’injuriais l’imprésario… Mais, au reste, je suis persuadé que ces fils de paysans qui entrent quelquefois au séminaire par intérêt y prennent peu à peu des sentiments plus élevés. Et si beaucoup, après cet « entraînement », finissent peut-être par exercer le sacerdoce comme un métier, par songer surtout à leur bien-être et à leur avancement temporel, cette médiocrité d’âme n’implique chez eux ni l’absence de foi ni le manquement aux devoirs essentiels de leur état.

Voilà ce qu’on ignore ; et il faut reconnaître aussi que le prêtre ne se laisse pas facilement pénétrer, même aux croyants, même à ceux dont il n’a point de raison de se défier. Presque toujours il apporte dans les relations sociales des façons polies et cérémonieuses derrière lesquelles il se retranche ; ou, s’il est bonhomme et jovial, cette bonhomie ne nous renseigne guère mieux sur sa vie intérieure. Nos romanciers avaient donc pu nous tracer des silhouettes ecclésiastiques assez exactes, nous peindre parfois avec assez de bonheur les diverses allures des prêtres dans leurs relations avec le siècle et nous montrer des abbés Bournisien (Madame Bovary) et des abbés Blampoix (Renée Mauperin) ; mais le prêtre chez lui et dans son for intime, le prêtre à l’église et dans la vie ecclésiastique, le prêtre dans ses rapports avec ses confrères et avec ses supérieurs, voilà ce qu’on ne nous avait point fait voir encore, parce qu’en effet cela est très difficile à connaître.

Pour être un bon peintre des mœurs cléricales, il me semble qu’il faudrait réunir au moins trois conditions. D’abord il faudrait avoir vécu longtemps avec des membres du clergé. Il serait excellent d’avoir été élevé par un curé, d’avoir été enfant de chœur, familier avec les choses d’église et de sacristie. On saurait comment se comporte un prêtre chez lui et avec ses confrères ; on se serait imprégné de leurs façons ; on les aurait vus au naturel ; car, n’étant qu’un enfant, et un enfant destiné au sanctuaire, on ne les aurait pas gênés et ils vous auraient laissé tourner autour de leurs plus intimes réunions. L’idéal serait donc d’avoir été neveu de curé. Et il serait presque indispensable d’avoir continué ses études, dans un collège ecclésiastique et même d’avoir passé quelques mois au grand séminaire ou tout au moins d’y être allé voir pendant quelque temps ses anciens compagnons.

La seconde condition, ce serait, après avoir vécu à l’église, à la sacristie et au presbytère, d’en être sorti. Il est absolument nécessaire, pour concevoir nettement et pour définir l’esprit ecclésiastique, de connaître aussi et même d’avoir l’autre, l’esprit laïque, l’esprit du siècle. Des façons d’être qui semblent toutes simples aux prêtres et aux fidèles pieux, et auxquelles ils ne prennent pas garde parce qu’elles leur sont familières et naturelles, si on les voit du dehors, apparaissent singulières, fortement caractéristiques, et révèlent des âmes extrêmement différentes de celles de la grande majorité des hommes.

Une dernière condition, ce serait d’entreprendre ces descriptions et ces études dans un esprit de sympathie respectueuse. Eût-il perdu la foi (ce qui, je crois, vaudrait mieux pour son dessein), il faudrait que le romancier des mœurs cléricales eût conservé le don de s’attendrir au souvenir de ses années d’enfance et de jeunesse, de sentir en quoi les pratiques et les croyances qu’il a quittées peuvent être bonnes et douces aux âmes. Il faudrait qu’il eût encore l’imagination religieuse et que ses sens fussent demeurés pieux, en sorte qu’il pût être encore délecté par l’orgue, l’encens, les cérémonies, l’atmosphère spéciale des églises. Surtout il devrait avoir gardé le respect, sinon de l’« onction » sacerdotale, au moins du très grand effort moral et de l’extraordinaire sacrifice que présuppose cette onction. Car ici les rancunes personnelles, les préjugés révolutionnaires, même les dédains de dilettante empêcheraient d’être clairvoyant et juste. Songez donc qu’à moins d’un mensonge sacrilège, qui ne doit guère se rencontrer, tout prêtre, quelles qu’aient pu être ensuite ses faiblesses, a accompli, le jour où il s’est couché tout de son long au pied de l’évêque qui le consacrait, la plus entière immolation de soi que l’on puisse imaginer ; qu’il s’est élevé, à cette heure-là, au plus haut degré de dignité morale, et qu’il a été proprement un héros, ne fût-ce qu’un instant. Et qu’on ne dise pas : « Cela n’est rien, c’est très facile ; ils font cela pour être mieux récompensés au ciel. » Car l’espoir d’un petit surcroît de félicité dans la béatitude absolue (chose d’ailleurs contradictoire) ne saurait provoquer un tel effort ; ou bien, si je ne m’étonne plus du sacrifice, ce qui m’étonnera, ce sera la profondeur et l’intensité du sentiment, amour ou foi, qui le rend facile ; et cela reviendra au même. Des hommes qui ont été un jour capables soit de cet effort, soit de cet élan, en restent pour toujours respectables et sacrés. Et pensez un peu à ce que c’est que la continence absolue, la nécessité de promener partout sa robe noire, le renoncement à toutes les curiosités de l’esprit, l’idée que l’on porte un signe indélébile et qu’on ne s’appartiendra jamais plus. Rien que d’y songer, cela fait froid. Non, non, ceux qui méprisent ou raillent les prêtres ne les comprennent point.

J’ai essayé d’indiquer quelle éducation il faudrait avoir reçue et par où il faudrait ensuite avoir passé pour être en état de les comprendre et de les peindre. Ne dites pas que j’en cherche un peu long. C’est un être si spécial qu’un prêtre, et si différent des autres hommes ! Dès l’enfance on le prend, on l’isole du grand troupeau humain, on plie son corps et son âme aux pratiques religieuses. Au petit séminaire, les exercices se multiplient : tous les jours, messe, chapelet, méditation, lecture spirituelle ; tous les dimanches, catéchisme et sermons ; confession et communion fréquentes ; à quinze ou seize ans, la soutane. Au grand séminaire, la séquestration morale se complète : les pratiques pieuses, toujours plus nombreuses et plus longues, pétrissent l’âme, lentement et invinciblement. On a des heures de solitude où l’on reste presque sans pensée, hypnotisé par une idée fixe, celle du sacerdoce où l’on tend. L’enseignement de la théologie et de l’histoire ecclésiastique achève la formation de l’âme sacerdotale. Nulle communication avec le dehors ; les livres du siècle ne vous parviennent qu’en petit nombre, résumés et réfutés. Pendant ses vacances, le jeune lévite reste isolé dans le monde, vivant le plus possible avec son curé, évitant les compagnies frivoles, déjà respecté de ceux qui l’approchent, et même de sa mère. Il est prêtre enfin, c’est-à-dire (pesez bien les mots et tâchez d’en concevoir tout le sens : ils sont étranges et stupéfiants) ministre et représentant de Dieu sur la terre, choisi et consacré par lui pour distribuer ses grâces aux autres hommes par les sacrements, investi du pouvoir exorbitant de changer du pain et du vin au corps et au sang de Dieu lui-même. Cela ne vous dit rien, à vous, parce que vous êtes un profane, un indifférent, un malheureux égaré ; mais le prêtre qui, étant homme, est pourtant tout cela, et qui le croit, et qui en a conscience !… Réfléchissez combien un tel état d’esprit est extraordinaire et comme il doit modifier l’être tout entier.

Et, en effet, nul pli professionnel n’est aussi tranché, aussi profond, aussi ineffaçable que celui du prêtre, non pas même celui que l’habitude, la spécialité ou la gravité des fonctions impriment au magistrat et au soldat. Car chez ceux-ci la profession ne prend pas l’homme dès l’enfance et elle ne le tient pas jusqu’à la mort. Les traits par où ils nous ressemblent sont beaucoup plus nombreux que ceux par lesquels ils se séparent de nous. J’ose dire que c’est le contraire chez le prêtre. Un chrétien qui, dans la pratique, pousse jusqu’à leurs dernières conséquences les obligations de sa foi est déjà une créature rare et singulière et qui se distingue fortement du reste des hommes : rappelez-vous les solitaires de Port-Royal. Que dirons-nous donc d’un prêtre qui, outre la constante préoccupation de son salut, a encore celle de son miraculeux ministère, qui tous les jours fait descendre Dieu sur l’autel et condamne ou absout au nom de Dieu ? Sans compter que sa fonction lui impose une vie à part, le fond de pensées habituelles que cette fonction implique doit non seulement réagir sur ses manières, sa parole et toute sa tenue, mais encore imprimer à tous ses sentiments, à ses passions, à ses vices comme à ses vertus, une marque énergiquement caractéristique. Ni un prêtre n’est bon ni il n’est méchant de la même façon que nous ; ou, si l’on veut, il l’est encore d’une autre façon. Le clergé forme assurément, dans notre société moderne, la classe la plus originale et la plus nettement « différenciée ». Et la différence ne pourra que croître à mesure que la société laïque se préoccupera moins d’une autre vie, s’installera mieux dans celle-ci et prendra plus pleinement possession de la terre.


II

M. Ferdinand Fabre a, le premier, tenté une étude sincère, large, approfondie, de cette intéressante classe d’hommes. Il se trouvait dans les meilleures conditions pour affronter une si difficile entreprise. A-t-il traversé le grand séminaire ? je l’ignore. Mais il a passé son enfance chez un curé de campagne et il a dû continuer un certain temps à voir des prêtres : on sent qu’il connaît ce monde à fond et qu’il l’a observé de près et à loisir. Il est respectueux, sérieux, équitable. On sent dans la curiosité de son observation une très réelle sympathie. Je ne crois pas qu’un prêtre intelligent trouve rien de choquant dans les Courbezon et dans Mon oncle Célestin, sinon l’idée même de faire des romans sur les prêtres. Et il pourrait fort bien être édifié par endroits, car rien dans ces livres ne laisse voir que l’auteur n’est plus un croyant, si ce n’est l’exactitude et la franchise de l’observation.

Préparé comme il l’était, doué d’ailleurs d’un talent dont la force et l’austérité convenaient à ce genre de sujets, M. Ferdinand Fabre a pu écrire des romans de mœurs cléricales d’une valeur éminente, et dont quelques-uns sont bien près d’être des chefs-d’œuvre.

D’abord il a su placer ses personnages dans leur milieu, créer autour d’eux comme une atmosphère ecclésiastique. On entre, en le lisant, dans un monde absolument nouveau : on est vraiment dépaysé. Les détails précis abondent sur l’organisation de ce monde singulier, sur sa hiérarchie, ses règles, ses usages, même sur sa garde-robe ; et ces détails viennent naturellement, au courant de récits ou de conversations. M. Fabre se souvient d’une langue qu’il a sue, voilà tout. Et l’on assiste à des messes, à des pèlerinages, à des conférences ecclésiastiques ; on comprend que monsieur le curé-doyen de Bédarieux est un personnage et aussi monsieur l’archiprêtre de la cathédrale ; et l’on conçoit tout ce qu’il y a dans ce mot : « Monseigneur ». Et le langage que parlent tous ces hommes graves n’est pas non plus celui des laïques. Ils sont, à l’ordinaire, infiniment polis ; car la politesse leur est recommandée dès le séminaire comme une vertu chrétienne et comme une arme défensive : elle est pour eux une des formes de la charité, une expression de leur respect pour les âmes, et un rempart où ils se retranchent contre les familiarités et les indiscrétions. Mais, de plus, M. Fabre met communément dans leur bouche les formules de la phraséologie religieuse, auxquelles s’ajoutent, dès que la situation devient dramatique, toutes celles de la rhétorique profane. C’est qu’en effet les gens du clergé donnent assez volontiers dans l’élocution oratoire, arrondie et pompeuse. Ce style leur paraît être en harmonie avec la dignité de leur fonction ; et ils en ont, au surplus, souvent besoin, ayant à enseigner nombre de vérités indémontrables et qui, par suite, ne sauraient être développées que par des procédés oratoires. En réalité, M. Ferdinand Fabre fait quelquefois parler ses personnages comme ils écriraient, en style de mandement ; mais cette convention, si c’en est une, est des plus efficaces pour l’effet général de ses peintures. Ajoutez que, par un hasard heureux, M. Fabre, étant Méridional, prodigue, même dans les dialogues familiers, le passé défini. L’abus qu’il fait de ce temps, qui est, à Paris et dans tout le centre, un temps littéraire, contribue encore à donner aux discours de ses prêtres quelque chose de solennel et de tendu. Ainsi pas une phrase qui ne sente en plein l’église ; pas une qui ne porte la soutane. Ces romans sur les curés semblent écrits par un curé : c’est merveilleux.

Et M. Fabre a su peindre aussi les âmes, avec des vertus et des passions qui sont bien des passions et des vertus de prêtres. Parmi tant de belles et vivantes figures ecclésiastiques, je n’en prendrai que quatre : du côté des saints, l’abbé Courbezon et l’abbé Célestin ; du côté des ambitieux et des violents, l’abbé Capdepont et l’abbé Jourfier.


III

L’abbé Courbezon est un Vincent de Paul absolument dénué de sens pratique. Je rappelle en deux mots son histoire. Partout où il a été curé, il s’est lancé dans de telles entreprises, écoles, hospices, orphelinats, que tout le bien de sa mère y a passé, et il s’est mis dans de tels embarras d’argent que son évêque, après l’avoir quelque temps suspendu de ses fonctions, l’a relégué à Saint-Xist, un village perdu dans la montagne. Il arrive là avec sa vieille mère et commence par recueillir chez lui une pauvresse et sa bande d’enfants. Il a pour voisine une sainte fille, Sévéraguette, orpheline et riche. Sévéraguette regarnit la bourse de monsieur le curé sans qu’il s’en doute, et bientôt le pauvre desservant est repris par sa manie de bâtisse : il rêve d’une école de Sœurs. Il s’ouvre à Sévéraguette de ce désir secret et, après quelque résistance, accepte l’aide de la bonne fille. Mais Sévéraguette a deux amoureux, Fumat et Pancol ; et, comme ce ne sont pas des paysans de bergerie, Pancol, une belle nuit, se débarrasse de Pumat ; peu après, voyant les écus de Sévéraguette fondre à la cure, il guette un soir le curé et s’apprête à l’envoyer rejoindre Fumat ; mais le pauvre saint homme, qui a le poing lourd, assomme son agresseur en se défendant. L’abbé Courbezon, déjà malade, ne survit que quelques jours à cette aventure et meurt en montant à l’autel.

On sait que ce roman a commencé la réputation de M. Ferdinand Fabre. Il a beaucoup de charme et de puissance. Vous y trouverez, à côté de scènes d’une violence sauvage (peut-être même l’auteur a-t-il forcé le contraste : Pancol et la vieille Pancole sont d’horribles fauves), d’autres scènes d’une douceur, d’une simplicité, d’une piété exquises. La Sévéraguette, la Courbezonne et le curé sont délicieux ; le livre est par endroits tout parfumé de prière et tout embaumé de charité, et cela n’a rien de fade et cela fait songer au Vicaire de Vakefield : mais ce clergyman n’est qu’un très digne homme ; l’abbé Courbezon est un prêtre et un saint.

De là les caractères particuliers de sa charité. Un philosophe donne, comme don Juan, pour l’amour de l’humanité. S’il est d’un cœur tendre et ardent, il peut se sacrifier, mais non pas sans réserve, et il ne sacrifie pas les autres. Mais le premier effet de la foi et de la profession de l’abbé Courbezon, c’est le dévouement complet, l’abandon entier de sa personne. Il donne tout, il se dépouille à chaque instant, il vit de rien ; qu’est-ce que le corps, cette guenille de péché ? Au reste, garder quelque chose pour soi serait douter de Dieu et n’observer qu’à demi son commandement. Le second effet, c’est la subordination de certains devoirs humains au devoir religieux et supérieur, un penchant à attendre ou même à exiger des autres ce dont on est capable soi-même, à les sacrifier avec soi, fût-ce un peu malgré eux, à l’œuvre de Dieu, qui prime tout. Ce saint n’hésite pas, pour secourir les pauvres, à réduire à la pauvreté la vieillesse de sa mère. Ce quelque chose d’impérieux, de tyrannique sous la mansuétude extérieure, cette absence de certains scrupules dans l’accomplissement de la tâche imposée par Dieu est bien encore d’une âme sacerdotale.

Une autre particularité, c’est l’imprudence et l’imprévoyance, on dirait presque l’ignorance de la vie réelle et de ses conditions, assez commune en effet chez les prêtres très saints. C’est que ni leur éducation ni leurs préoccupations habituelles ne sont bien propres à leur faire connaître le train du monde ; puis, leur confiance en Dieu est absolue, et elle ne peut être absolue que si elle est folle, si elle trouve le miracle chose naturelle. — Une dernière marque enfin, c’est que cette charité sans bornes est pourtant une charité catholique, pour qui les hommes sont frères moins par une communauté de destinée et une solidarité d’intérêt que parce qu’ils ont été rachetés tous par le Christ ; et cette charité n’a point pour véritable but le soulagement de la souffrance, mais elle poursuit, par le bien qu’elle fait aux corps, la conversion des âmes. Certes, l’abbé Courbezon se dépouille souvent sans arrière-pensée, par le mouvement irrésistible de son grand cœur ; mais cependant c’est surtout de fondations religieuses qu’il rêve.

Il est bien vivant du reste, encore qu’il puisse passer pour le type même de la charité sacerdotale. Il a sa grosse face couturée de petite vérole, sa carrure de paysan, ses yeux à fleur de tête, ses gestes de fou et de rêveur quand ses grands projets le ressaisissent. Et quelle bonne joie naïve quand il peut enfin dresser ses plans, mesurer le terrain, planter ses jalons et embaucher ses ouvriers !


IV

Si l’abbé Courbezon est le héros de la charité, c’est plutôt la naïveté qui est la marque de l’abbé Célestin, une naïveté de prêtre, à la fois presque enfantine et un peu solennelle. L’éducation et la profession ecclésiastiques développent chez certaines âmes une extraordinaire candeur. Un bon prêtre ne saurait être un raffiné. L’idée très simple et toute grossière que le dogme catholique lui donne du monde, partagé en deux camps, n’est pas pour le pousser à l’étude ni à l’analyse des dessous de la réalité. S’il est curé de campagne, le confessionnal même et les péchés peu compliqués de ses ouailles ne lui apprendront pas grand’chose. Puis le scepticisme, le sens critique, le sentiment du ridicule, l’ironie, qui vient du diable, sont tout ce qu’il y a de plus opposé à l’esprit de sa profession. Un bon prêtre a l’âme simple, prend tout au sérieux et fait tout sérieusement. Son « détachement » surnaturel n’a rien de commun avec les « airs détachés » d’un homme du monde ; l’humilité même les lui interdit.

M. Ferdinand Fabre a su placer l’abbé Célestin dans les conditions les plus propres à mettre au jour et à montrer sous toutes ses faces cette délicieuse naïveté ecclésiastique.

L’abbé Célestin, desservant de la paroisse des Aires, atteint de phtisie laryngée et obligé de demander son changement, est envoyé à Lignières-sur-Graveson, dans un climat plus doux. Mais il a pour doyen son ancien condisciple, l’abbé Clochard, qui est devenu son ennemi depuis que l’abbé Célestin, dans un concours ouvert par la Société archéologique, a emporté le prix sur son envieux confrère. Or l’abbé Célestin rencontre à Lignières une fille très pieuse, très pure et très innocente, Marie Galtier, une de ces pastoures à qui la sainte Vierge apparaît quelquefois. Mais ici ce n’est pas de vision qu’il s’agit. Pendant un pèlerinage qu’elle fait avec monsieur le curé, Marie est assaillie et mise à mal par des ermites et par un santi-belli (marchand de statuettes et d’objets de piété), et elle est si parfaitement ignorante qu’elle ne se doute point de ce qui lui est arrivé. « Ils l’ont renversée, dit-elle, et l’ont mordue partout. » Quand elle sait son malheur, elle s’enfuit et parcourt longtemps la montagne. L’abbé Célestin et l’officier de santé Anselme Benoît la retrouvent, une nuit, dans une vieille tour abandonnée. Elle est proche de son terme : le curé la recueille au presbytère, et c’est là qu’elle met son enfant au monde. Mais le haineux Clochard accuse l’abbé Célestin d’avoir fait le mal avec la bergère. Un saint et naïf ermite, ami du curé de Lignières, intercepte, par un zèle aveugle, les lettres qui arrivent de l’évêché : l’abbé Célestin apprend son interdiction avant d’avoir su l’accusation portée contre lui et tombe foudroyé.

Une maladie, un déménagement, un pèlerinage, un acte de charité imprudente et candide, voilà donc toute l’action ; mais de quelle adorable façon se révèle l’innocence du bon curé ! Les conversations avec Marianne qui ne veut pas qu’il jeûne pendant le carême (« Vous avez bien soixante-quatre ans, vous, Marianne, et pourtant vous pratiquez la loi de l’Église dans sa rigueur. — Moi, c’est différent… Si vous l’avez oublié, je suis née à Éric-sous-Caroux, dans une pauvre cabane…, et je ne vous ressemble pas plus… — Marianne, ne vous comparez pas à moi, je ne suis qu’un malheureux pécheur fort en peine de son salut ; vous, vous êtes une sainte, et, je vous le dis en vérité, un jour vous verrez Dieu ») ; le voyage des Aires à Lignières, par la montagne, derrière la voiture de déménagement, un humble exode et qui a pourtant je ne sais quoi, parmi sa simplicité, d’auguste et de biblique ; le déjeuner du bon ermite Adon Laborie au presbytère ; le pèlerinage de Saint-Fulcran ; la joie et l’orgueil du bon vieux prêtre quand son doyen lui permet de dire la messe dans la chapelle miraculeuse…, tout cela est délicieux, d’une franche poésie, familière et pénétrante. Et quelle trouvaille que « ces tasses de M. l’abbé Combescure » qui reviennent régulièrement dans toutes les circonstances solennelles ! Voulez-vous un fragment de dialogue qui vous donne le ton et l’accent de cette idylle ecclésiastique ?

…Et M. le vicaire Vidalene, auquel, pour obtenir son appui, j’ai rappelé les menus services que je lui rendais au grand séminaire, que pensera-il, lui ?…

Mon oncle continua, scandant chaque mot :

— Ce n’est pas mon miroir à barbe seulement que je lui prêtais, mais aussi mes rasoirs, ma savonnette, mon plat et souvent mes livres. Vous savez Marianne, la tache qui est à la page 240 de mon Theologiæ cursus completus ? Eh bien, c’est lui qui l’a faite ; M. l’abbé Clochard me le dénonça…

Pour comble de naïveté, le bon curé écrit, sur un beau cahier bien relié, une Vie de son patron, le pape Célestin : « Vie de saint Célestin, pape, par l’abbé Célestin, curé-desservant de la paroisse des Aires…, membre correspondant de la Société archéologique de Béziers, auteur d’une notice sur l’Ermitage de saint Michel archange. » Et toujours la mention de ce grand ouvrage revient, comme celle des tasses de M. l’abbé Combescure. Vous reconnaissez là l’espèce ingénue des curés archéologues et écrivains qui, avec les anciens magistrats et les anciens notaires, assurent le recrutement des académies de province. Le prêtre qui écrit sera volontiers archéologue, étant par profession conservateur du passé. Il sera très sensible aux prix académiques, aux récompenses officielles. Vous avez tous rencontré de ces abbés lauréats qui prennent tous les membres de l’Institut au sérieux, enclins à respecter, en littérature comme ailleurs, les jugements qui se formulent par voie d’autorité, d’un amour-propre littéraire très éveillé et à la fois très ingénu, et où se révèle un fond, sinon d’humilité, au moins de docilité chrétienne, de soumission aux puissances constituées, — toutes, et même celles que signalent les palmes vertes, émanant en quelque sorte de Dieu lui-même.


V

Après les humbles, voici venir les orgueilleux. Le prêtre doit à Dieu plus qu’un autre homme et se sent plus qu’un autre sous la main de Dieu ; mais en même temps il est ministre de l’Éternel ; il est élevé par l’onction sacerdotale fort au-dessus des laïques, même au-dessus des grands de l’esprit et des puissants. En sorte que la conscience qu’il a de cette élection surnaturelle peut également développer en lui, selon son caractère, l’humilité ou l’orgueil. Il arrive même que les deux sentiments se rencontrent chez lui à la fois, et c’est ce qui rend souvent si énigmatique, aux yeux de ceux qui ne sont pas avertis, la conduite de certains « oints du Seigneur » dans les affaires humaines. Mais, dans les âmes où il règne seul, l’orgueil sacerdotal peut devenir formidable et démesuré. Vous trouverez des traces de cet orgueil jusque dans les cantiques du Manuel des catéchismes. Voici ce qu’on chante à une « première messe » :

    Vous, anges de la loi de grâce,
    Venez tomber à ses genoux,
    Et devant ce prêtre qui passe,
    Anges du ciel, prosternez-vous.

C’est le sentiment qu’exprime, dans le Livre de mon ami, sans l’éprouver assurément dans sa plénitude et même sans savoir exactement ce qu’il dit, le pauvre petit abbé Jubal, récitant ce lieu commun ecclésiastique, que les ministres du Seigneur sont autant au-dessus des ministres des princes que Dieu est au-dessus des plus grands rois.

L’abbé Capdepont est dans les romans de M. Ferdinand Fabre, le représentant le plus farouche — et le plus connu — de cet orgueil sacerdotal qui, chez lui, se complique d’ambition. Car l’ambition est peut-être la passion où les prêtres donnent le plus aisément. Elle a parfois chez eux une intensité extraordinaire et toujours, comme on pense, un caractère particulier.

C’est la grande ambition, celle qui veut agir sur les âmes, les conduire et les dominer. Ce plaisir si rare et si noble, le plus pauvre desservant peut sans doute le goûter ; mais on connaît, d’autre part, l’état de sujétion absolue où les prêtres sont tenus par leurs évêques. Lors donc que le désir vient à quelques-uns de secouer ce joug et aussi de goûter dans toute leur étendue ces joies superbes de la domination spirituelle, ce qu’ils voient forcément au fond de leurs rêves ambitieux, c’est l’épiscopat, à moins que ce ne soit la direction de quelque ordre monastique. Ainsi leur passion du pouvoir garde toujours un caractère religieux, car l’épiscopat est la plénitude du sacerdoce. C’est Dieu qui vous y appelle, et c’est répondre à ses desseins que d’y aspirer. Une ambition de cet ordre ne laisse donc le plus souvent ni scrupule ni inquiétude de conscience : en priant Dieu de l’éclairer sur sa vocation épiscopale, le prêtre se convainc presque inévitablement qu’il se conforme, en effet, à la volonté divine. L’histoire nous montre assez quels ambitieux le sacerdoce a produits. C’est qu’il n’est pas de profession où les vues et les passions personnelles paraissent mieux s’identifier avec le dévouement à un intérêt supérieur, à l’intérêt de la cause de Dieu ; et de là, chez le prêtre, cette surprenante sécurité morale dans le gouvernement des choses de ce monde et dans les voies qu’il choisit pour y parvenir. Et souvent aussi la passion du pouvoir s’exaspère chez lui par l’absence des autres « divertissements » (pour parler comme Pascal), par les contraintes du célibat. Toutes les énergies du prêtre, refoulées sur d’autres points, se précipitent par la seule issue qui leur reste ouverte.

C’est ce que M. Ferdinand Fabre a nettement vu et ce qu’il a fait très fortement sentir dans son Abbé Tigrane. Que cette ambition, que j’ai tenté de définir, rencontre un tempérament violent et colérique, et vous aurez Rufin Capdepont. On a dit que sa passion du pouvoir n’avait guère les allures d’une passion ecclésiastique ; qu’elle était trop fougueuse, imprudente et emportée ; qu’il n’est pas vraisemblable qu’un vicaire général laisse dehors, la nuit, devant la porte fermée de la cathédrale, sous le vent et la pluie, le cercueil d’un évêque : l’esprit de corps est si puissant dans le clergé qu’il est infiniment rare que les haines particulières s’y manifestent par des actes capables de compromettre le clergé tout entier, de scandaliser les fidèles et de réjouir les impies ; et comme ici la publicité de la vengeance s’aggrave d’une sorte de sacrilège, on peut hardiment contester la vérité de cet épisode si lugubrement dramatique. Il se peut qu’on ait raison sur ce dernier point ; mais, au reste, l’impétuosité de Rufin n’exclut point l’habileté. Puis il n’y a pas seulement, dans l’Église, des doux et des patients ; Grégoire VII ni Jules II n’ont laissé une réputation de mansuétude, et, de nos jours encore, on a vu des hommes d’Église au nom desquels on avait pris l’habitude d’accoler le mot « fougueux » comme une épithète homérique. Et, quand Rufin serait dans le clergé une figure d’exception, je ne vois pas en quoi il serait moins intéressant.

Il est bien d’un prêtre, en tout cas, ce revirement soudain de l’abbé Tigrane qui, à peine devenu évêque, s’apaise, se fait onctueux, demande pardon et oublie. Sans doute il y a là la détente qui suit l’assouvissement des grandes ambitions, et l’on y peut voir aussi quelque hypocrisie. Mais il y a certainement autre chose encore. L’abbé Capdepont est un bon prêtre, un prêtre croyant : il se sent élu de Dieu, quoiqu’il ait lui-même fortement aidé à l’élection ; et, comme l’épiscopat est l’achèvement du sacerdoce et confère un surcroît de grâce, il sent déjà cette grâce en lui, et son âme est transformée du moment qu’elle croit l’être. Son orgueil même n’exclut point, en cet instant, une sorte d’humilité ; car, s’il est plus grand devant les hommes, il doit plus à Dieu. Et c’est ainsi que plus tard, devenu archevêque et tout proche du cardinalat, un jour que, dans un accès de délire ambitieux, il hausse son rêve jusqu’à la tiare, nous l’entendons gémir « avec une lueur de bon sens et une profonde humilité » : — « Moi, né dans une hutte au hameau de Harros, je pourrais gravir les marches du trône pontifical !… Moi, pécheur (tu le sais, je péchai souvent en ta présence, Malum coram te feci, comme dit le roi David)… » Le sentiment d’une vie surnaturelle, se mêlant intimement aux passions humaines, produit ainsi chez les prêtres des états d’esprit fort singuliers. Quand, par hasard, ils sont méchants, ils ne le sont peut-être jamais autant qu’ils le paraissent, comme aussi parfois, quand ils sont saints, ils ne sont peut-être pas aussi bons qu’ils en ont l’air. Ils sont à part ; ils sont, comme ils s’appellent eux-mêmes, les « hommes de Dieu ». L’ensemble d’idées et de sentiments que suppose leur profession agit toujours en eux, fût-ce à leur insu ; c’est un élément secret dont il faut toujours tenir compte dans l’appréciation de leurs actes, car il y est toujours présent, même quand ils agissent en apparence comme les autres hommes. Personne assurément n’a mieux démêlé ce mystère que M. Ferdinand Fabre.


VI

Et voilà pourquoi il a su exposer et développer, avec lucidité et avec grandeur, le cas très original d’un prêtre qui n’a pas l’esprit ecclésiastique (Lucifer). L’abbé Jourfier, fils de parlementaire et petit-fils de conventionnel, que ses confrères ont un jour appelé Lucifer à cause de son orgueil laïque et du souci purement humain qu’il prend de sa dignité, est entré dans les ordres avec une grande foi et un grand courage, mais sans avoir senti toutefois cette illumination et cette douceur intérieure qui est le signe de la vocation. Le libéralisme qu’il tient de ses origines le fait gallican et ennemi des ordres religieux. Après une longue lutte contre les moines et contre un évêque qui les soutient par peur, il est lui-même porté à l’épiscopat par la révolution de 1848. Un voyage à Rome lui démontre brutalement qu’il n’y a plus de place dans l’Église pour un homme comme lui et que c’est contre le pape lui-même qu’il s’est insurgé. Dès lors il sent sa foi même crouler et finit par le suicide.

Dans l’admirable conversation de l’évêque Jourfier avec le cardinal Finella (Balzac eût certainement signé ces pages), le subtil cardinal a une réflexion qui éclaire jusqu’au fond le caractère de « Lucifer » et toute cette histoire d’un prêtre qui n’est qu’un honnête homme :

Le ton de votre langage m’épouvante, et c’est moins par sa vivacité, hors de toute mesure, que par un tour trop direct où, passez-moi une expression hasardée, ne sonne pas assez l’âme ecclésiastique. Vous ne parlez pas comme un prêtre, vous parlez comme un laïque. Mon oreille a de singulières finesses pour entendre vibrer Dieu au fond de la voix humaine. Or je trouve que Dieu ne vibre pas au fond de votre voix. L’homme, encore l’homme, toujours l’homme. Si Dieu est votre préoccupation constante — un évêque doit vivre en présence du Seigneur, a écrit saint Cyprien, in conspectu Domini, — obéissez sans discussion, aveuglément, à l’autorité qu’il a placée sur vous.

Qu’est-ce donc que cet esprit laïque ainsi opposé à l’esprit ecclésiastique ? C’est, en somme, et si l’on va au fond, la morale naturelle opposée à la morale religieuse ; et la raison opposée à la foi. Un honnête homme selon le monde est déjà fort éloigné d’être un vrai catholique. Quelques-uns même des sentiments dont est formée sa vertu sont réprouvés ou suspectés par l’Église : ainsi, dans certains cas, le souci de l’honneur, la tolérance pour les opinions, l’indulgence pour certaines faiblesses. Mais surtout l’indépendance de pensée est un crime. Dans la réalité, cela s’accommode. L’Église souffre ce qu’elle ne peut empêcher : elle consent que les fidèles, qui ne sont que le troupeau, se composent un mélange de morale humaine et de morale chrétienne ; elle ne leur demande que d’accepter ses dogmes en bloc et d’observer certaines pratiques. Beaucoup de fidèles sont d’ailleurs des âmes simples, dont la religion est toute de sentiment. Il est des questions que les fidèles écartent, qu’ils ne se posent même pas : la foi d’un grand nombre repose sur des malentendus, ou sur beaucoup d’ignorance et d’irréflexion. Un laïque peut donc, sans trop se damner, n’être au fond qu’un honnête homme. Un prêtre, non : il faut qu’il soit beaucoup plus, ou, si l’on veut, autre chose. L’abbé Jourfier, qui n’a que des vertus humaines, est placé par sa profession dans des circonstances telles qu’il s’aperçoit que ces vertus vont contre les fondements mêmes de la foi, car elles impliquent toutes la confiance aux lumières naturelles et, plus ou moins, l’orgueil de l’esprit (superbia mentis). Or le prêtre peut se permettre un autre orgueil, mais non celui-là. Le jour où l’évêque Jourfier prononce l’oraison funèbre de son grand-père, le conventionnel régicide et déiste, il fait acte d’honnête homme, mais de mauvais prêtre. De même quand il lutte avec tant de fureur contre les congrégations et qu’il proteste contre la tyrannie de Rome. C’est évidemment lui qui a tort. Une religion fondée sur une révélation surnaturelle doit, à mesure que son domaine terrestre s’étend, se résoudre dans l’infaillibilité d’un chef unique, et c’est à cela, en effet, qu’a tendu l’Église à travers les âges. Elle doit être de plus en plus, par la force des choses, une monarchie absolue dans le monde des âmes, une théocratie. En vain Jourfier veut défendre son pouvoir d’évêque contre les émissaires de l’autorité centrale et se réserver quelque liberté dans son for intérieur. Il parle de dignité personnelle ; mais « le prêtre est un être qui s’abandonne, se sacrifie, abdique ». Il avait cru pouvoir sauver quelque chose de lui-même : laïque, il l’aurait pu ; prêtre, membre de l’Église enseignante, il ne le peut pas. L’Église ne demande pas toujours au prêtre le sacrifice de son être tout entier ; mais elle peut toujours le lui demander, et surtout elle le lui demande dès qu’il paraît vouloir se reprendre. Jourfier s’en aperçoit peu à peu, et l’histoire de cette douloureuse découverte est tout le roman. Il se convainc qu’un prêtre ne fait pas à l’Église sa part ; et dès lors il faut ou qu’il se révolte ou qu’il s’immole. Encore un coup, il est rare que la question se pose avec cette netteté tragique et que l’Église ait l’occasion de revendiquer ses droits sur toute l’âme ; mais la question se pose ainsi pour tout prêtre qui réfléchit dès que certaines circonstances mettent en opposition directe ses sentiments naturels et sa foi.

M. Ferdinand Fabre n’a jamais mieux montré ce qu’est un prêtre catholique que dans cette peinture d’un prêtre qui ne l’est pas.


VII

J’aurais voulu vous montrer encore d’autres figures de prêtres : l’abbé Ferrand, le bon théologien ; Mgr de Roquebrun, l’évêque gentilhomme ; le doux abbé Ternisien, le vieux et timide Clamouse, les trois ravissants vieux chanoines de Lucifer, et Grégoire Phalippou, le moine fondateur d’ordre, et des fanatiques comme la baronne Fuster et le marquis de Pierrerue. Les abbés Courbezon, Célestin, Capdepont et Jourfier m’ont trop retenu, et cependant je n’ai pas tout dit sur eux. C’est un grand signe pour un romancier qu’on puisse s’attarder si longtemps sur chacun de ses personnages et qu’on y sente de tels « dessous ». Mais ces prêtres, dont l’intérieur est si intéressant, M. Fabre sait les faire vivre, en outre, d’une vie extérieure, leur donner une physionomie, une allure, nous les faire voir. Et, quant à lui, non seulement il les voit, mais il les voit plus grands que nature ; l’intensité du regard qu’il fixe sur eux les gonfle, les rend démesurés ; il les admire, il les craint, il les trouve sublimes ou redoutables, il frémit sous leur parole. Il a, au même degré peut-être que Balzac, le don de s’absorber en eux, de s’en éprendre, de s’en émerveiller. Il a, comme le poète de la Comédie humaine, des stupéfactions devant les êtres qu’il crée. De là des outrances et des naïvetés : continuellement il nous avertit que ce que nous voyons ou entendons est terrible, et, comme il le croit, il nous le fait croire. « Tout à coup il eut un soubresaut, et de sa bouche s’échappèrent ces paroles épouvantables. » Ou bien : « On ne saurait croire l’expression de force, de fermeté, que la figurine de ce vieillard de soixante-quinze ans, molle, souriante auparavant, venait de prendre tout à coup. » Et voyez quelle conviction dans cette réflexion candide : « En vérité, l’homme est-il ainsi fait que la passion le puisse ravaler à ce point ? Hélas ! oui, l’homme est ainsi fait, Rufin Capdepont, plus faible, eût été plus modéré peut-être… » Et quelle pédanterie naïve dans ce tour de phrase : « Sa tête surtout paraissait transfigurée. Certes, c’étaient toujours les belles lignes sculpturales, pleines de noblesse, qui nous ont arrêté dès le commencement de cette étude… »

Cette espèce d’ingénuité s’explique par la vigueur même et la profonde sincérité de la conception. Et c’est aussi pourquoi les héros de M. Fabre s’épanchent avec tant d’abondance et pourquoi ses romans sont presque entièrement en discours. Ce sont des âmes qui débordent. Et le romancier déborde aussi. Il y a dans ses histoires des longueurs, de la diffusion, des redites, des situations répétées, mais toujours de la grandeur et du mouvement. Et le style est touffu, pesant, laborieux, excessif, mais solide aussi, robuste, savoureux et coloré.

Ce qui domine, c’est une impression de force. Et vous la retrouverez, si vous passez des romans ecclésiastiques aux romans campagnards. Les paysages sont rudes, les personnages simples et violents. Les amoureux aiment jusqu’à la folie, jusqu’au meurtre ou au suicide : voyez Pancol, Eran, Félice l’hospitalière. La Pancole, la Galtière, la Combale sont d’épouvantables mégères. Il y a chez Barnabé, cet ermite digne de Rabelais, une magnifique et formidable surabondance de vie animale. Et voici, tout à côté, d’exquises figures : Méniquette et Marie Galtier, d’une pureté de fleurs, pareilles à des bergères de vitraux, à des petites saintes de Puvis de Chavannes, et le neveu de l’abbé Célestin, échappé à travers la grande nature maternelle comme un petit faune en soutanelle rouge, petit faune innocent qui a des pudeurs de petit clerc ou de jeune fille…

Le Chevrier et Barnabé ne sont pas de moindres chefs-d’œuvre que Lucifer ou Mon oncle Célestin. M. Ferdinand Fabre est un peintre incomparable des prêtres et des paysans : s’il tente d’autres peintures, s’il aborde Paris (comme dans certaines pages du Marquis de Pierrerue), il y paraît gauche et emprunté. C’est qu’il a eu deux nourrices : la montagne et l’Église. Il est lui-même un montagnard poète qui a failli être prêtre. Je soupçonne que c’est, au fond, l’amoureux de la nature qui a détourné le lévite ; que c’est Cybèle qui l’a enlevé à Dieu. Sans doute il était trop ivre de la beauté de la terre pour devenir le ministre d’une religion qui sépare si absolument Dieu du monde visible. La nature est une grande hérésiarque : elle nie l’indignité de la matière. L’œuvre de M. Ferdinand Fabre n’en reste pas moins « une », car il n’a dit que les sentiments les plus simples — ou les plus sérieux ; il n’a peint que les âmes qui suivent le mieux la nature, ou celles qui s’élèvent le plus au-dessus. Il a peu connu les autres, et la vie moderne passerait presque tout entière entre ses pastorales et ses drames cléricaux. Mais cela même n’est-il pas tout à fait particulier et digne d’attention ? Pour moi, je ne serais pas étonné que l’œuvre candide, sévère et un peu fruste de ce Balzac du clergé catholique et des paysans primitifs restât comme un des monuments les plus originaux du roman contemporain.

FIN

  1. Julien Savignac, le Chevrier, l’Abbé Tigrane, Mon oncle Célestin, le Roman d’un peintre, le Roi Ramire, Lucifer, Barnabé, chez Charpentier. — Les Courbezon, Mademoiselle de Malavieille, le Marquis de Pierrerue (2 vol.), la Petite Mère (4 vol.), chez Dentu.