Les Contemporains/Première série/François Coppée
FRANÇOIS COPPÉE
I
Il est trop vrai qu’on ne lit plus guère les poètes au temps où nous
sommes. Je ne parle pas de Victor Hugo : quoiqu’ils soient devenus sacrés,
on touche encore un peu à ses vers. Tout le monde a entendu réciter le
Revenant ou les Pauvres gens, dans quelque matinée, par une grosse dame
ou un monsieur en habit noir ; il y a des étudiants qui ont parcouru les
Châtiments et ont même feuilleté la Légende des siècles. Musset, lui,
n’est plus guère le « poète de la jeunesse » d’aujourd’hui. Pourtant il lutte
encore contre l’indifférence publique ; mais quelques-uns de ses derniers
lecteurs lui font tort. Quant à Lamartine, qui donc l’aime encore et qui le
connaît ? Peut-être, en province, quelque solitaire, ou quelque couventine
de dix-sept ans qui le cache au fond de son pupitre. Et notez que
Lamartine, c’est plus qu’un poète, c’est la poésie toute pure. Baudelaire a
encore des fidèles, mais la plupart ont des façons bien affligeantes de
l’admirer. Et qui, parmi ce qu’on nomme aujourd’hui le public, aime et
comprend cette merveille : les Émaux et Camées ? Et qui sait goûter
l’alexandrinisme et les mythologies de Théodore de Banville ? Bien en a pris
à Sully-Prudhomme de faire le Vase brisé et à Leconte de Lisle d’écrire
Midi. Encore les nouveaux programmes du baccalauréat ont-ils porté un
coup funeste à ce fameux Midi, roi des étés, que les rhétoriciens ne
mettent plus en vers latins, opération qui n’était pas commode. C’est tout
au plus si des poètes comme Anatole France, Catulle Mendès et Armand
Silvestre (je ne songe ici qu’à leurs vers) ont connu les douceurs de la
seconde édition. Et on en pourrait nommer, qui ne sont point méprisables,
dont la première ne sera jamais épuisée.
Non, non, ne croyez pas que les poètes soient lus. Les plus heureux sont récités quelquefois, ce qui n’est pas la même chose. Mais, il faut être juste, ne croyez pas davantage que tous méritent d’être lus. On a dit souvent que rien n’est plus commun aujourd’hui que l’art de faire les vers et que jamais on n’a vu une telle habileté technique, une telle « patte » chez tant de jeunes versificateurs. Cela peut être le sentiment d’un chroniqueur qui lit vite et mal. La vérité, c’est que beaucoup tournent passablement un sonnet dans le goût parnassien, comme beaucoup, au siècle dernier, tournaient un couplet à Iris ; rien de plus. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, l’art étant plus savant chez les maîtres, les écoliers s’en sont quelque peu ressentis. Nombre d’adolescents qui seront plus tard avocats, notaires ou journalistes de troisième ordre, le diable les poussant et un certain instinct des vers, impriment à leurs frais leurs Juvenilia. Il se rencontre chez les mieux doués des passages heureux, assez souvent une adroite imitation des maîtres. Seulement, n’y regardez pas de trop près : outre que leur métal n’est guère à eux vous verriez tout ce qu’ils y ont mis de pailles. Les ingénus ou les présomptueux qui depuis dix ans ont publié leurs rimes dépassent de beaucoup le millier : les vrais artistes ne dépassent point la douzaine.
Mais cette douzaine-là aurait bien le droit de réclamer contre l’injustice des hommes ou des choses. Les poètes, petits ou grands, ne sont vraiment lus que par les autres poètes. C’est peut-être parce que la poésie est devenue de nos jours un art de plus en plus raffiné et spécial et que, soit impuissance ou dédain, elle ne connaît plus guère le grand souffle oratoire ou lyrique. Car, aux environs de 1830, alors que des poètes exprimaient largement et comme à pleine voix des sentiments généraux et des passions intelligibles à tout le monde, les lecteurs ne leur manquaient point. Il est donc probable que la poésie doit cette diminution de fortune à la prédominance croissante de la curiosité artistique sur l’inspiration.
Quoi d’étonnant ? Les œuvres d’une forme très délicate et qui valent surtout par là (et c’est de plus en plus le cas de nos meilleurs livres de vers) ne sauraient plaire qu’au très petit nombre et, aussi bien, ne s’adressent qu’à lui. Le public goûte peu ce qu’on a assez mal appelé l’art pour l’art, ce qu’on ferait mieux d’appeler l’art pour le beau ; entendez : uniquement pour le beau. C’est ce que Flaubert exprimait sous cette forme paradoxale : « Les bourgeois ont la haine de la littérature ». La preuve que ce n’est pas « l’art » qui a séduit le public dans Madame Bovary, c’est qu’il n’a jamais pu lire Salammbô. Ce sont d’autres raisons que des raisons d’esthétique qui ont fait la fortune des Rougon-Macquart : ce que goûte le public dans M. Zola, c’est beaucoup moins l’artiste que le descripteur sans vergogne. M. Daudet, par un rare privilège, plaît à tout le monde : mais pensez-vous que la foule et les « habiles » aiment en lui exactement les mêmes choses ? Ce qui a fait le succès de tel jeune romancier « idéaliste » qui n’est qu’un fort médiocre écrivain, ce n’est point certes ce qu’on pourrait trouver, à la rigueur, d’art et de littérature dans ses romans ; c’est presque malgré son art (si mince soit-il) qu’il a plu, et parce qu’il a su flatter le gros besoin d’émotion, la sentimentalité et la banalité de ses lecteurs. Je néglige, parce qu’elle n’agit qu’à partir d’un certain moment, une cause importante de succès : la mode.
Si donc il est vrai que le raffinement du fond et les curiosités de la forme contribuent fort peu à la fortune d’un livre, comme les poésies d’à présent consistent presque toutes dans ces curiosités et dans ce raffinement (tandis qu’il entre bien autre chose dans un roman ou dans un drame), on comprendra le délaissement où sont tombés les vers. Ajoutez que plusieurs grands esprits de notre temps ont paru en faire peu de cas. Le mouvement scientifique et critique qui emporte notre âge est, au fond, hostile aux poètes. Ils ont l’air d’enfants fourvoyés dans une société d’hommes. Comment perdre son temps à chercher des lignes qui riment ensemble et qui aient le même nombre de syllabes, quand on peut s’exprimer en prose, et en prose nuancée, précise, harmonieuse ? Bon dans les cités primitives, avant l’écriture, quand les hommes s’amusaient de cette musique du langage et que par elle ils gardaient dans leur mémoire les choses dignes d’être retenues. Bon encore au temps de la science commençante et des premières tentatives sur l’inconnu. Mais depuis l’avènement des philologues ! L’amour des cadences symétriques et des assonances régulières dans le langage écrit est sans doute un cas d’atavisme. Cependant les poètes luttent encore. Ils trouvent dans ces superfluités un charme d’autant plus captivant qu’ils sont désormais seuls à le sentir. Mais le courant du siècle sera le plus fort. Bientôt le dernier poète offrira aux Muses la dernière colombe ; suivant toute apparence, on ne fera plus de vers en l’an 2000.
Et pourtant, parmi nos poètes si délaissés, il en est un dont les vers s’achètent, qui en vit, qui est, comme dirait Boileau, « connu dans les provinces », qui est goûté des artistes les plus experts et compris par tous les publics. Cet être invraisemblable est François Coppée, et sa marque, c’est précisément d’être le plus populaire des versificateurs savants, à la fois subtil assembleur de rimes et peintre familier de la vie moderne, avec assez d’émotion et de drame pour plaire à la foule, assez de recherche et de mièvrerie pour plaire aux décadents, et, çà et là, un fond spleenétique et maladif qui est à lui.
II
Avant tout, M. François Coppée est un surprenant Versificateur. Non qu’il n’ait peut-être quelques égaux dans l’art de faire les vers. Mais cet art, à ce qu’il me semble, se remarque chez lui plus à loisir, comme s’il était plus indépendant du fond. Volontiers j’appellerais l’auteur du Reliquaire et des Récits et élégies le plus adroit, le plus roué de nos rimeurs.
Il est venu au bon moment, quand notre versification n’avait plus grand progrès à faire, d’habiles poètes ayant tour à tour développé ses ressources naturelles. L’histoire en serait curieuse. Tenons-nous-en aux cent dernières années.
On sait ce qu’étaient devenues la versification et la poésie (car les deux ont presque toujours même sort) avec Voltaire, La Harpe, Marmontel et les petits poètes érotiques.
Les poètes descripteurs de la fin du XVIIIe siècle avaient, parmi leurs ridicules et leur médiocrité, un certain goût du pittoresque, inspiré de J-J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, et ils ont eu ce mérite d’assouplir la versification et d’enrichir sensiblement le dictionnaire poétique. Tout n’est pas charade ni futile périphrase dans les poèmes du bon abbé Delille.
Roucher, fort oublié aujourd’hui et que je ne donnerai point pour un grand artiste, offre un cas singulier : il est le premier poète dans notre littérature moderne qui rime toujours richement. Je veux dire qu’il soutient ses rimes par la consonne d’appui toutes les fois que le trop petit nombre de mots à désinence pareille ne lui interdit pas ce luxe. Il a même des rimes rares (par exemple, brèche et flèche, en foule et le pied foule) qui scandalisent La Harpe, je n’ai pu deviner pourquoi. En outre (tout en observant le repos de l’hémistiche), moins souvent qu’André Chénier, mais avant lui, il use des rejets avec une certaine hardiesse.
André Chénier en use plus hardiment encore. Surtout il rajeunit notre langue poétique aux sources grecques et latines. Mais il n’enrichit point la rime. Du reste, son œuvre n’ayant été publiée que vingt-six ans après sa mort, il n’a pu avoir d’influence comme versificateur puisque le progrès qu’il a fait faire à la versification n’a point été connu de son temps et a été recommencé en dehors de lui.
Millevoye, Fontanes, Chênedollé et quelques autres versifient habilement et timidement. Lamartine prend la versification telle qu’elle est : ce lui est assez d’apporter une poésie nouvelle. Il ne tient pas à l’opulence des rimes ; les rejets et les coupes de l’abbé Delille lui suffisent. En revanche, il élargit prodigieusement la période poétique.
Musset s’amuse à disloquer l’alexandrin, finit par revenir à la prosodie de Boileau et persiste à rimer plus pauvrement que Voltaire.
Sainte-Beuve ressuscite le sonnet ; Gautier, les tierces rimes ; Banville, la ballade, les anciens petits poèmes à forme fixe et presque toutes les strophes ronsardiennes.
Victor Hugo, jusqu’aux Contemplations, observe à peu près l’ancienne coupe de l’alexandrin. Mais dès ses débuts il rime avec richesse ; il reprend ou invente de belles strophes. Dans ses drames, et dans son oeuvre lyrique à partir des Contemplations, il lui arrive de hacher le vers et d’abuser de l’enjambement au point de rendre la rime peu saisissable à l’oreille. Mais, en somme, cette erreur est rare chez lui. Sa rime devient de plus en plus étourdissante de richesse et d’imprévu : ses derniers volumes sont par là bien amusants. En même temps il accorde droit de cité à une nouvelle espèce d’alexandrin, celui qui se partage, non plus en deux, mais en trois groupes égaux ou équivalents de syllabes. Mais, par un scrupule, par un reste de respect pour la « césure » classique, même quand il use de cette coupe nouvelle, il a soin que la sixième syllabe soit au moins légèrement accentuée, et il ne souffrirait pas, par exemple, un article à cet endroit.
Il vit un œil | tout grand ouvert | dans les ténèbres.
On s’adorait | d’un bout à l’au | tre de la vie.
Théodore de Banville, Leconte de Lisle, François Coppée ont accepté plus franchement ce nouveau vers qu’on pourrait appeler l’alexandrin trimètre et ne se sont nullement souciés d’accentuer la sixième syllabe :
Je suis la froi | de et la méchan | te souveraine.
Mais, par une inconséquence singulière, ils n’ont jamais consenti que cette sixième syllabe du vers fût la pénultième ou l’antépénultième syllabe sonore d’un mot polysyllabique, et ce sont des poètes récents qui, très logiquement, ont écrit :
Elle remit | nonchalamment | ses bas de soie.
Regardent fuir | en serpentant | sa robe à queue.
Toutefois, si les parnassiens ont peu innové dans la versification, ils ont eu, plus que les romantiques, le goût de la perfection absolue, la religion de la rime ; ils ont, dans leurs meilleurs moments, assoupli encore et trempé le vers français et en ont certainement tiré quelques vibrations neuves.
Mais tout ceci pourrait nous arrêter longtemps. En résumé, s’il est vrai que notre prosodie fourmille encore de petites règles absurdes provenant presque toutes de cette idée fausse qu’il faut aussi rimer pour les yeux, on doit accorder que la versification française, avec la variété des rythmes et des strophes, avec son accentuation moins marquée que celle des langues étrangères, mais sensible pourtant, enfin avec l’extrême diversité et la sonorité de ses désinences, est pour nos poètes un riche et commode instrument. Inférieure par certains côtés à la versification italienne, anglaise ou allemande, elle est incomparable par le relief qu’elle sait donner aux mots, et surtout par la quantité et la qualité de ses rimes.
Si jamais telle digression fut permise, c’est bien à propos de François Coppée. Cet instrument délicat et puissant, il en joue avec une virtuosité qui ravit. Il lui a été bon de passer par le petit cénacle parnassien. Sauf l’abus, çà et là, des vers non rythmés ni mesurés (à la manière de Banville), sa versification est un enchantement. On jouit du choix des mots, de la recherche des tours, de telle coupe qui alanguit à dessein la marche du vers. On jouit de telle rime rare ou jolie ; on attend, on est aise de voir arriver sa jumelle. On suit les méandres des longues périodes où l’on est amusé par chaque mot et bercé par la phrase entière. Il y a dans ces phrases qui brillent et qui ondulent à la façon de « reptiles somptueux » une habileté de facture à laquelle on s’intéresse à loisir sans être distrait par trop d’émotion ou par trop de pensée. On examine curieusement « comment c’est fait » ; on aime à toucher du doigt et à retourner le joyau bien ciselé. Lisez ce commencement des Intimités (où il y a d’ailleurs autre chose que de la virtuosité) :
Afin de mieux louer vos charmes endormeurs,
Souvenirs que j’adore, hélas ! et dont je meurs,
J’évoquerai, dans une ineffable ballade,
Aux pieds du grand fauteuil d’une reine malade,
Un page de douze ans aux traits déjà pâlis
Qui, dans les coussins bleus brodés de fleurs de lis,
Soupirera des airs sur une mandoline,
Pour voir, pâle parmi la pâle mousseline,
La reine soulever son beau front douloureux,
Et surtout pour sentir, trop précoce amoureux,
Dans ses lourds cheveux blonds où le hasard la laisse,
Une fiévreuse main jouer avec mollesse.
Les jolis mots ! les doux sons ! les charmantes rimes ! Et comme la période se prolonge en serpentant et vient mourir avec langueur ! La remarque vaut, je crois, la peine d’être faite : la période poétique de M. François Coppée est souvent d’une extrême ampleur, mais, si je puis dire, avec des articulations molles et non saillantes ; sinueuse et longue comme Biblis au moment où elle va se fondre en eau, ou comme les corps des nymphes et des déesses dans l’orfèvrerie florentine. Et dans le déployé et le flottant de cette phrase tous les détails restent précis. Cela est d’un art très curieux.
Quand il s’agit des poèmes de M. Coppée, souvent certes on peut parler de « chefs-d’œuvre » au sens habituel, mais plus souvent et mieux encore au sens où le mot était pris autrefois dans les confréries d’ouvriers des arts manuels. Ce sont bien « chefs-d’œuvre » en ce sens, ses toutes premières poésies, du temps qu’il faisait ses preuves de maîtrise dans l’atelier parnassien : le Fils des armures[1], le Lys[2], Bouquetière[3], le Jongleur[4], Ferrum est quod amant[5], etc., et plus tard les Récits épiques, cette Légende des siècles en miniature, plus soignée que la grande, de fabrication plus élégante, mieux polie et vernissée. Quelles perles que le Pharaon[6], l’Hirondelle du Bouddha[7], les Deux tombeaux[8] ! Disons le mot, cela fait songer à d’excellents vers latins : ceux qui se sont délectés à cet exercice avant le découronnement des études classiques me comprendront. M. François Coppée me rappelle les grands versificateurs de « l’âge d’argent » de la littérature latine. Il a les souplesses d’un Stace et les roueries d’un Claudien. Il est peut-être le seul poète de nos jours qui soit capable de faire sur commande de très bons vers. Et il est devenu en effet une façon de poète officiel, toujours prêt, lors des anniversaires et des inaugurations, à dire ce qu’il faut, et le disant à merveille. Voyez le poème pour le cinquantenaire de Hernani, les strophes à Corot[9], les vers lus par Porel à Amsterdam, etc. Ce serait grande sottise et présomption de mépriser ce talent-là ou de le croire facile.
Quelque niais dira : M. Coppée nous montre, par un exemple charmant et déplorable, que l’habileté sans l’inspiration ne saurait s’élever à ces hauteurs où… (laissons-le finir sa phrase). On dirait plus justement : L’admirable chose que le « métier », le « sens artiste », la science des procédés du style, l’adresse à arranger les mots, l’art de la composition ! Et comme cela va loin ! Il faut assurément vénérer les poètes qu’on dit inspirés, entheoi, qui ne se possèdent plus, qui sont possédés par un dieu. Mais ils deviennent rares : l’inconscience décroît, et une certaine naïveté qui entre dans la composition du génie. Nous avons des poètes qui le sont quand ils veulent et comme ils veulent, qui se donnent et quittent à volonté l’émotion congruente à leur dessein. Il n’est guère de poète plus détaché de son œuvre, plus purement orfèvre que M. François Coppée : cela ne l’empêche point de faire, quand il lui plaît, des poèmes qui attendrissent les foules. Le progrès de la réflexion et de la conscience psychologique finira sans doute par éliminer les poètes inspirés. Il nous restera des poètes-artistes qui sauront au besoin imiter même l’inspiration pour leur plaisir et celui des autres, et chez qui l’intelligence sera à deux doigts du génie et en saura faire office, si bien que le monde n’y perdra presque pas.
III
Pourtant, quand on a dit de M. Coppée qu’il peut passer pour le plus adroit de nos ouvriers en rimes, encore que l’éloge ne soit pas mince, ce serait lui faire tort que de réduire à cela son mérite. Il faut indiquer d’autres traits par lesquels sa physionomie se précise. Nous savons par lui qu’il est fils de ce Paris populaire qu’il aime et comprend si bien. Enfant nerveux et maladif, il a dû connaître de bonne heure les souffrances délicates, les sensations déjà artistiques. À y bien regarder, sa virtuosité n’est qu’une des formes de cette sensibilité subtile. Car c’est par la même sensibilité qu’on est amoureux des mots et de leurs combinaisons, qu’on y saisit certaines nuances fugaces, et qu’on est curieux des réalités, qu’on en reçoit des impressions très déliées et douloureuses ou charmantes. Un grand virtuose, quoiqu’on ait pu parfois s’y tromper, est nécessairement un homme très sensible. Tout au moins la recherche, même exclusive, de la forme suppose-t-elle une sorte de sensualité épurée, qui peut être aussi communicative qu’une émotion morale. Et c’est pourquoi le plus impassible des écrivains (Leconte de Lisle ou Gustave Flaubert) peut intéresser violemment ceux qui savent lire.
Mais M. Coppée nous retient encore par d’autres raisons secrètes. Il y a souvent chez lui un certain charme léger comme un parfum et qu’il n’est pas aisé d’expliquer. Il y faut des exemples. Lisez la première Intimité (déjà citée) :
Il se mourra du mal des enfants trop aimés…
Sur la terrasse[10] :
Près de moi, s’éloignant du groupe noir des femmes,
La jeune fille était assise de profil…
Fantaisie nostalgique[11] :
Je suis comme un enfant volé par des tziganes…
La Chambre abandonnée[12] :
La chambre est depuis très longtemps abandonnée…
Les quatre pièces sont assez différentes ; mais il me semble que la même impression délicieuse s’en dégage. Ce charme tient d’abord, en partie, aux vers eux-mêmes, tout ensemble sinueux et précis, plastiques et ondoyants, pittoresques et berceurs, d’un rythme lent et d’une limpidité cristalline. Mais ce n’est pas tout. Il y a là (je suis fâché que le mot ne soit plus à la mode) une mélancolie qui caresse, une tristesse voluptueuse et comme amusée, le double sentiment de la grâce des choses et de leur fugacité, une élégante rêverie d’anémique et de dilettante[13]. Je crois bien qu’après tout on ne saurait mieux trouver, pour caractériser ce charme, que le mot de morbidesse, devenu malheureusement aussi banal que celui de mélancolie et plus ridicule encore : c’est étonnant, la quantité de mots usés qu’on n’ose plus employer de notre temps !
Ce charme, quel qu’il soit, respire dans les Intimités. Ce n’est presque rien pourtant : une liaison avec une Parisienne ; des rendez-vous dans une chambre bleue ; attentes, souvenirs, quelques promenades ensemble, puis la lassitude… Mais ce sont des câlineries, des mièvreries, des chatteries de sentiment et de style ! Ainsi que des chiffons de la bien-aimée, il s’en exhale « quelque chose comme une odeur qui serait blonde ». Non pas « amour-passion », non pas même peut-être « amour-goût », mais « amour-littérature », d’une volupté digérée et spiritualisée ; passion d’artiste blasé d’avance, mais qui se plaît à ce demi-mensonge, de sceptique au cœur tendre qui se délecte ou se tourmente avec ses imaginations ; amour où se rencontrent, je ne sais comment, l’égoïsme du raffiné qui observe sa maîtresse un peu comme un objet d’art et un peu comme un joli animal, — et la faiblesse de l’enfant qui aime se plaindre pour se sentir caresser. Avec cela d’aimables détails de vie parisienne et de paysage parisien. Le tout est délicieux de coquetterie et de langueur. Il y a dans les livres des poètes, pour chaque fidèle, un coin qu’il préfère aux autres, qu’il chérit d’une tendresse particulière : ce petit coin, dans l’œuvre de François Coppée, ce seraient pour moi les Intimités.
Il y a des longueurs, ou plutôt des lenteurs, une manière par trop flottante et berçante dans Angélus[14], cette histoire d’un enfant élevé au bord de la mer par un vieux prêtre et un vieux soldat, et qui meurt de n’avoir point de mère, de trop rêver et de ne pas jouer, d’être aimé trop et d’être mal aimé, d’être trop baisé et d’être baisé par des lèvres trop froides. Ce petit poème a, pour plaire aux amoureux de poésie, un précieux mélange de pittoresque familier et franc (on songe parfois au Vicaire de Wakefield) et de tendresse un peu languide et efféminée.
Peut-être le poème d’Olivier offre-t-il, avec une plus grande perfection de forme, une moindre originalité. Le poète Olivier (en qui l’auteur, il nous en avertit, se peint lui-même, et avec un soupçon de complaisance), cherchant le repos à la campagne, chez un vieil ami gentilhomme-fermier, y rencontre une jeune fille et rêve bientôt d’amour honnête et pur et de mariage. La gracieuse page que celle-ci ! Je la donne un peu au hasard, entre bien d’autres, pour le plaisir, et pour que quelque chose du texte varie mon commentaire et rende le poète un instant présent au lecteur :
Ce serait sur les bords de la Seine. Je vois
Notre chalet, voilé par un bouquet de bois.
Un hamac au jardin, un bateau sur le fleuve.
Pas d’autre compagnon qu’un chien de Terre-Neuve,
Qu’elle aimerait et dont je serais bien jaloux.
Des faïences à fleurs pendraient après les clous,
Puis beaucoup de chapeaux de paille et des ombrelles.
Sous leur papier chinois les murs seraient si frêles
Que, même en travaillant, à travers la cloison,
Je l’entendrais toujours errer par la maison
Et traîner dans l’étroit escalier sa pantoufle
Les miroirs de ma chambre auraient senti son souffle
Et souvent réfléchi son visage, charmés.
Elle aurait effleuré tout de ses doigts aimés,
Et ces bruits, ces reflets, ces parfums venant d’elle,
Ne me permettraient pas d’être une heure infidèle.
Enfin, quand, poursuivant un vers capricieux,
Je serais là, pensif et la main sur les yeux,
Elle viendrait, sachant pourtant que c’est un crime,
Pour lire mon poème et me souffler ma rime,
Derrière moi, sans bruit, sur la pointe des pieds.
Moi qui ne veux pas voir mes secrets épiés,
Je me retournerais avec un air farouche ;
Mais son gentil baiser me fermerait la bouche,
Et dans les bois voisins, etc.
Mais, un jour, pendant une promenade à cheval, Suzanne, voulant cueillir une fleur, dit à Olivier : « Tenez-moi ma cravache », et, une autre fois, essayant une parure : « Comment me trouvez-vous ? » Et tout à coup Olivier s’est rappelé que ces deux phrases lui ont été dites par deux de ses anciennes maîtresses ; il les revoit avec une netteté irritante : c’est fini, son passé le ressaisit ; jamais il ne pourra s’en affranchir ni aimer une vierge comme il convient de l’aimer.
C’est donc vrai ! Le passé maudit subsiste encore.
Le voilà ! c’est bien lui !
Impitoyable, il souille avec ce que j’abhorre
Ce que j’aime aujourd’hui.
C’est dit ! Le vieil enfer me poursuit de sa haine
Jusqu’en mon nouveau ciel.
Sa boue est sur ce lis. Cette gravure obscène
Se cache en ce missel.
Meurs, ô suprême espoir qui me restait dans l’âme !
Meurs ! Pour les souvenirs il n’est pas de Léthé.
Meurs ! car les vieux remords sont exacts et fidèles
Ainsi que la marée et que les hirondelles,
Et tout baiser mauvais vibre une éternité !
Olivier quitte Suzanne et se sauve à Paris…
Il voudrait bien mourir, ne pouvant plus aimer.
Je sais bien tout ce qu’on peut dire contre ce poème.
Qu’est-ce autre chose qu’une variation de plus sur le
vieux thème romantique :
Oh ! malheur à celui qui laisse la débauche… ?
C’est une chanson de jadis, et non des meilleures, qu’Olivier nous chante. Si le souvenir de sa duchesse et de son actrice le trouble si fort, c’est tout simplement qu’au fond il n’aime pas tant que cela sa petite provinciale et qu’il lui préfère, non précisément la duchesse et l’actrice, mais le genre d’amour qu’elles savent donner. Et il n’y a pas là de quoi vouloir mourir. Ou bien, si vraiment il souffre de ne pouvoir aimer purement, c’est qu’il aime déjà ainsi, et l’on conçoit peu que les ressouvenirs de ses bonnes fortunes l’en découragent si vite. Mais, à dire vrai, tout se passe dans sa tête : il n’aime ni ne souffre autant qu’il le dit, il est dupe d’une illusion de poète. Un homme comme Olivier ne peut plus aimer d’une certaine façon que littérairement et, s’il s’en aperçoit (ce qui n’est pas assez marqué dans le poème), le sentiment de son impuissance ne saurait être aussi horriblement douloureux qu’il nous est montré. Après cela, on souffre ce qu’on croit souffrir : l’illusion d’Olivier, partagée par M. Coppée, est d’une évidente sincérité et qui sauve le poème. Il est encore mieux sauvé par les parties de description familière et, si l’on peut contester sur le sujet, il faut avouer que le cadre est charmant. Le lieu commun romantique (si lieu commun il y a) est tout rajeuni par la mise en œuvre, par le décor et les accessoires du petit drame. Les tableaux parisiens ou provinciaux, le dimanche à Paris dans un quartier populaire, le retour du poète sur son enfance, le récit de son voyage, son arrivée au village natal, sa vie à la campagne dans la ferme-château, ce sont là de très aimables modèles d’un genre que Sainte-Beuve aimait et où M. Coppée a du premier coup excellé.
Le charme dont nous étions tout à l’heure en quête se retrouve dans certaines pièces du Cahier rouge et surtout dans l’Exilée[15], très court recueil, mais d’un accent particulier, plus chaste et, je crois, plus épris que celui des Intimités ; petits vers où se joue et se plaint l’amour d’un Parisien de quarante ans pour une jeune fille de Norvège rencontrée en Suisse dans quelque hôtel ; fantaisie d’artiste sans doute, mais avec de la tendresse et presque de la candeur au fond ; dernier amour, regain de printemps et de soleil. Vous voyez bien qu’il se trompait, le superbe Olivier qui « voulait mourir, ne pouvant plus aimer ». Il aime encore ; mais aujourd’hui il appelle la bien-aimée « mon enfant » et lui promet « l’indulgence d’un père » (ce qui est triste).
Et le chagrin qu’un jour vous me pourrez donner,
J’y tiens pour la douceur de vous le pardonner.
Vous m’aimerez un peu, moi qui vous aime tant !
Les plaintes redoublent à la fin, et il semble bien qu’il y ait une vraie souffrance sous ces vers si bien ciselés. Puis il se résigne ; il est fier, « dût-il en mourir », d’avoir aimé une dernière fois. Consolation mélancolique. Mais il y a bien de la grâce et quelque chose de touchant dans ces aveux, ces plaintes, cette fausse résignation. Pauvre poète, à qui votre expérience et votre virtuosité auraient dû faire une cuirasse impénétrable, tandis que vous offrez à « la belle enfant du Nord » vos rimes si bien oeuvrées, on songe un peu au richard qui, dans le tableau de Sigallon, offre des bijoux à sa dame. De l’autre côté du tableau, le jouvenceau n’offre rien que sa jeunesse. Et voilà pour vous la blessure, et pour bien d’autres
Et je ne me dis pas que c’est une folie,
Que j’avais dix-sept ans le jour où tu naquis ;
Car ce triste passé, je l’efface et l’oublie.
Soyez donc Parisien, sceptique, observateur par métier, artiste et rien de plus ; soyez habitué de longue date à ne considérer les accidents du monde et l’univers entier que comme une matière offerte au travail de l’art ! « Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner. » Et je suis en effet tenté de croire que les petites pièces de l’Exilée sont de celles où M. Coppée a mis ou laissé le plus de son cœur.
IV
Mais ce qui, dans son œuvre, paraîtra un jour le plus original, ce sont sans doute les Poèmes modernes et les Humbles.
Sainte-Beuve avait donné des exemples de cette poésie, dont l’idée première lui venait peut-être de Wordsworth. « Et moi aussi, nous dit-il, j’ai tâché, après mes devanciers, d’être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant l’âme et la nature de près…, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais… cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels[16]. » Je rappelle l’adorable pièce qui commence par ce vers :
Toujours je la connus pensive et sérieuse…[17] ;
l’anecdote du vicaire John Kirkby[18] et celle de Maria[19]. Dans la première Pensée d’août, l’histoire de Doudun, surtout celle de Marèze, de ce poète qui se fait homme d’affaires, puis commis, pour soutenir sa mère et pour payer une dette d’honneur, n’est-ce pas un peu le sujet d’Un fils, dans les Humbles ! Ô le rare poème que celui de Monsieur Jean[20] !
Et quel malheur que le style dont elle est écrite rende si peu lisible cette histoire d’un maître d’école janséniste, cinquième fils de Jean-Jacques Rousseau, et qui, ayant su le secret de sa naissance, passe sa vie à expier pour son père ! Il n’est pas jusqu’aux paysages de la banlieue parisienne, chers à M. Coppée[21], dont on ne trouve déjà quelque chose chez ce surprenant Sainte-Beuve :
Oh ! que la plaine est triste autour du boulevard !
C’est au premier coup d’œil une morne étendue
Sans couleur ; çà et là quelque maison perdue,
Murs frêles, pignons blancs en tuiles recouverts ;
Une haie à l’entour en buissons jadis verts ;
De grands tas aux rebords des carrières de plâtre, etc[22].
Mais ces essais si intéressants sont trop souvent compromis par une forme cruellement recherchée et entortillée, et telle que je confesse avoir tort de m’y plaire. Le grand analyste y veut exprimer, ce semble, des nuances d’idées auxquelles se prête fort malaisément la forme étroite et rigoureuse du vers. M. François Coppée a mis dans ses petits poèmes une psychologie moins laborieuse et une peinture plus détaillée de la vie extérieure ; il a moins analysé, plus et mieux raconté et décrit, sans que l’impression morale qui doit se dégager de ces drames obscurs et qui leur donne tout leur prix en ait été diminuée.
Il nous a raconté la vieille fille qui se dévoue à son jeune frère infirme[23] ; la fiancée de l’officier de marine attendant depuis dix ans celui qui ne revient pas[24] ; l’idylle de la bonne et du militaire[25] ; la nourrice qui se met chez les autres pour entretenir un mari ivrogne et qui, revenant à la maison, y trouve son enfant mort[26] ; l’adolescent qui, ses études faites, apprend de sa mère qu’il est fils naturel et qu’elle a des dettes, et, renonçant à ses rêves, se fait petit employé pour la nourrir[27] ; l’amitié du vieux prêtre plébéien et de la vieille demoiselle noble[28] ; la tristesse de la jeune femme séparée[29] ; les passions rentrées, les dévouements muets, les douleurs peu tragiques, ridicules même à la surface, qui ne sautent pas aux yeux et qu’il faut deviner.
Ce fut, à son moment, une chose assez neuve que cette épopée des Humbles, hardiment et habilement familière, beaucoup plus « réaliste » que les essais analogues de Sainte-Beuve et qui marquait dans la poésie un mouvement assez pareil à celui qui emportait le roman.
Sans doute Victor Hugo avait chanté les petits dans la Légende des siècles[30] ; mais, ne pouvant se passer de grandeur sensible, il nous avait montré des infortunes dramatiques, des douleurs désespérées, des sacrifices éclatants. La plupart des héros de M. Coppée passent dans la foule, les épaules serrées dans leurs habits étriqués, et n’ont pas même de beaux haillons qui les signalent : mais il nous dévoile, doucement et comme tendrement, la tristesse ou la beauté cachées sous la médiocrité et la platitude extérieure. Rien de plus humain que cette poésie, où les détails les plus mesquins deviennent comme les signes de la beauté cachée ou du drame secret d’une vie et parlent un langage attendrissant.
Le poète, est-il besoin de le dire ? nous raconte ces histoires en des vers d’une singulière souplesse, qui savent exprimer tout sans s’alourdir ni s’empêtrer, qui marchent franchement par terre et qui pourtant ont des ailes. Veut-on un exemple de cette curieuse poésie, si proche de la prose, et qui est encore de la poésie par la vertu du rythme et par le sentiment qui est au fond ? Je l’emprunte à la pièce intitulée Un fils, une des plus simples et des plus unies.
Le « bon fils », employé le jour dans un bureau, joue du violon le soir dans un petit café-concert de la barrière :
Dans les commencements qu’il fut à son orchestre,
Une chanteuse blonde et phtisique à moitié
Sur lui laissa tomber un regard de pitié ;
Mais il baissait les yeux quand elle entrait en scène.
Puis, peu de temps après, elle passa la Seine
Et mourut, toute jeune, en plein quartier Bréda.
À vrai dire, il l’avait presque aimée et garda
Le dégoût d’avoir vu — chose bien naturelle —
Les acteurs embrassés et tutoyés par elle.
Et son métier lui fut plus pénible qu’avant.
Or l’état de sa mère allait en s’aggravant.
Une nuit vint la mort, triste comme la vie,
Et, quand à son dernier logis il l’eut suivie,
En grand deuil et traînant le cortège obligé
Des collègues heureux de ce jour de congé,
Il rentra dans sa chambre et songea, solitaire.
Il se vit sans amis, pauvre célibataire,
Vieil enfant étonné d’avoir des cheveux gris.
Il sentit que son âme et son corps avaient pris
Depuis vingt ans la lente et puissante habitude
De l’ennui, du silence et de la solitude ;
Qu’il n’avait prononcé qu’un mot d’amour : « Maman »,
Et qu’il n’espérait plus que son simple roman
Pût s’augmenter jamais d’un plus tendre chapitre.
Le jour à son bureau, le soir à son pupitre,
Il revient donc s’asseoir résigné, mais vaincu,
Et, libre, il vit ainsi qu’esclave il a vécu.
Même dans la maison qu’il habite, personne
Ne songe qu’il existe et, la nuit, quand il sonne,
Le vieux portier — il a soixante-dix-sept ans
Et perd la notion des choses et du temps —
Se réveille, maussade, et murmure en son antre :
« C’est le petit garçon du cinquième qui rentre. »
On connaît assez, et plus qu’assez, la Grève des forgerons et la Bénédiction, si remarquables par le mouvement du récit et par l’entente de l’effet dramatique. Il y a dans les Aïeules une largeur de touche, une franchise qui fait penser aux dessins de François Millet et, dans les contes parisiens si bien contés de la Marchande de journaux et de l’Enfant de la balle, un mélange bien amusant d’esprit, d’émotion et d’adresse technique. Je m’en voudrais enfin de ne pas rappeler spécialement certaines pages tout à fait exquises : l’enfance pieuse de la petite fille noble et de son ami le fils du fermier, le gauche petit séminariste, et plus tard les visites du vieux prêtre à la vieille dévote[31]. Et je regrette de ne pouvoir citer d’un bout à l’autre les strophes ravissantes d’Une femme seule :
Elle était pâle et brune, elle avait vingt-cinq ans ;
Le sang veinait de bleu ses mains longues et fières ;
Et, nerveux, les longs cils de ses chastes paupières
Voilaient ses regards bruns de battements fréquents.
Quand un petit enfant présentait à la ronde
Son front à nos baisers, oh ! comme lentement,
Mélancoliquement et douloureusement,
Ses lèvres s’appuyaient sur cette tête blonde !
Mais, aussitôt après ce trop cruel plaisir,
Comme elle reprenait son travail au plus vite !
Et sur ses traits alors quelle rougeur subite
En songeant au regret qu’on avait pu saisir !…
J’avais bien remarqué que son humble regard
Tremblait d’être heurté par un regard qui brille,
Qu’elle n’allait jamais près d’une jeune fille
Et ne levait les yeux que devant un vieillard…
Oserai-je maintenant élever un doute ? Je ne sais si M. Coppée a toujours su se garder de l’écueil du genre qu’il pratique avec tant de dextérité. Justement parce qu’il est trop sûr de son art et de son habileté à tout sauver, par coquetterie, par défi, affectant d’aimer Paris surtout dans ses verrues et le petit monde surtout dans ses vulgarités, il lui est arrivé de « mettre en vers » (l’expression ne convient nulle part mieux) des sujets qui en vérité ne réclamaient point cet ornement et appelaient évidemment la prose. L’intérêt se réduit alors à voir comment il s’en tire, comment le retour de la rime, et de la rime riche, ne nuit en rien à la propriété et à la clarté de cette prose qui se donne pour poésie. Il y faut un merveilleux savoir-faire ; mais enfin tout le mérite de l’ouvrier n’est plus guère que dans la difficulté vaincue.
Je ne serais pas loin de ranger parmi ces « exercices » simplement amusants une bonne moitié, par exemple, du Petit épicier :
C’était un tout petit épicier de Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
On le voyait debout derrière son comptoir,
En tablier, cassant du sucre avec méthode.
Tous les huit jours, sa vie avait pour épisode
Le bruit d’un camion apportant des tonneaux
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux, etc.
Et notez que plus loin le manque de sérieux se trahit par des vers qui sentent la plaisanterie du vieux Flaubert :
Il avait ce qu’il faut pour un bon épicier :
Il était ponctuel, sobre, chaste, économe, etc.
Un certain nombre des dizains de Promenades et Intérieurs mériteraient le même reproche. On se demande si toutes ces impressions valaient bien la peine d’être si soigneusement notées et rimées. Il y en a certes d’aimables et de délicates, comme celle-ci :
J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là.
Elle songe sans doute au mal qui m’exila
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante :
Car je suis sage et reste au logis quand il vente.
Et puis, se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement et sans faire de bruit,
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !
Ou cette autre :
Dans ces bals qu’en hiver les mères de famille
Donnent à des bourgeois pour marier leur fille,
En faisant circuler assez souvent, pas trop,
Les petits fours avec les verres de sirop,
Presque toujours la plus jolie et la mieux mise,
Celle qui plaît et montre une grâce permise
Est sans dot — voulez-vous en tenir le pari ? —
Et ne trouvera pas, pauvre enfant, un mari.
Et son père, officier en retraite, pas riche,
Dans un coin fait son whist à quatre sous la fiche.
J’en pourrais citer bien d’autres encore. Souvent l’album de croquis d’un peintre fait plus de plaisir que ses grands tableaux. Rien ne vaut telle impression rare fixée toute vive par l’artiste au moment même où il en a été frappé. Oui, je le sais, et qu’on peut préférer cela à de gros livres et à de grandes machines. J’aime à suivre le poète accueillant tous les rêves légers qui lui viennent des choses, effleurant d’une souple sympathie tout ce qu’il rencontre en chemin ; bienveillant au pêcheur à la ligne, même au « calicot » qui canote le dimanche et « que le soleil couchant n’attriste pas », puis rêvant d’être conservateur des hypothèques et fabuliste dans « une ville très calme et sans chemin de fer », ou bien « vicaire dans un vieil évêché de province, très loin ». Mais n’y a-t-il pas un peu de gageure vers la fin de ce dizain d’ailleurs joli ?
C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine.
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’île de Grenelle.
Eh ! oui, je sens aussi ce charme là, en m’appliquant. Et je me souviens d’un passage de Manette Salomon où la poésie de la Bièvre est ingénieusement analysée. Mais cette laideur maigre et intéressante de certains coins de banlieue, M. Coppée ne se donne pas toujours la peine d’en dégager l’âme. Que dis-je ? Il cherche surtout dans la banlieue les baraques et les guinguettes et s’en tient trop souvent, voulant obtenir un effet singulier, à des énumérations de détails plats en rimes riches. Ce n’est qu’un jeu, mais trop fréquent, et qui ne se donne pas assez pour un jeu[32].
Mais c’est trop s’arrêter à de menues critiques. M. Coppée n’en a pas moins ce grand mérite d’avoir, le premier, introduit dans notre poésie autant de vérité familière, de simplicité pittoresque, de « réalisme » qu’elle peut en admettre. Les Humbles sont bien à lui et, dans une histoire du mouvement naturaliste de ces vingt dernières années, il ne faudrait point oublier son nom.
Ce qu’il pourrait nous donner maintenant et ce que quelques-uns attendent de lui, ce serait quelque poème intime et domestique plus impersonnel qu’Olivier, d’une action plus étendue et plus complexe que les historiettes des Humbles, où pourraient alterner des peintures de moeurs parisiennes et provinciales, populaires et aristocratiques ; un poème de la vie d’aujourd’hui et qui ne ferait pas double emploi avec le roman contemporain, car il n’en prendrait que la . quintessence ; une œuvre enfin où M. François Coppée se montrerait tout entier : virtuose impeccable, songeur délicat, très habile et très sincère, capable de raffinement, de mièvrerie, et aussi de franche et populaire émotion, peintre savoureux et fin des réalités élégantes et vulgaires et, pour tout dire, poète excellent des « modernités ».
- ↑ Poèmes divers.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Le Reliquaire.
- ↑ Poèmes divers.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Récits épiques.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Le Cahier rouge.
- ↑ Le Cahier rouge.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Contes en vers.
- ↑ C’est ici qu’il faudrait citer le Passant, si le théâtre de M. Coppée ne voulait une étude à part.
- ↑ Poèmes divers.
- ↑ Récits et élégies.
- ↑ Sainte-Beuve, Pensées de Joseph Delorme.
- ↑ Poésies de Joseph Delorme.
- ↑ Les Consolations.
- ↑ Pensées d’août.
- ↑ Ibidem.
- ↑ Voir Promenades et intérieurs et le Cahier rouge.
- ↑ Poésies de Joseph Delorme.
- ↑ Le Reliquaire : Une sainte.
- ↑ Poèmes modernes : l’Attente.
- ↑ Ibid., le Banc.
- ↑ Les Humbles : la Nourrice.
- ↑ Ibid., Un fils.
- ↑ Ibid., En province.
- ↑ Ibid., Une femme seule.
- ↑ Pauvres gens, Guerre civile, Petit Paul, etc.
- ↑ En province.
- ↑ Et qui par là (comme aussi quelquefois le vers non rythmé et
les parenthèses de notre poète) prête à la parodie. Un de mes amis, qui
d’ailleurs aime fort Coppée, s’amusait jadis à ce genre de plaisanterie
facile :SONNET-COPPÉE :
L’autre jour — et vous m’en croirez si vous voulez,
Car un événement simple est parfois bizarre, —
Ayant sous le bras deux paquets bien ficelés,
Je me dirigeais du côté de Saint-Lazare.
Après avoir avoir pris mon billet sans démêlés,
J’entre dans un wagon et j’allume un cigare
D’un sou. Le train — nous en étions fort désolés, —
Étant omnibus, s’arrêtait à chaque gare.
Soudain il siffle et fait halte. Au même moment
Un monsieur, pénétrant dans mon compartiment,
Prend les billets ainsi qu’on ferait une quête ;
— Et moi, content de voir enfin ma station,
Je remets mon billet sans contestation
À l’employé portant un O sur sa casquette.