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Les Contemporains/Première série/Édouard Grenier

La bibliothèque libre.
Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 113-128).

ÉDOUARD GRENIER


On voit dans les musées des tableaux anonymes avec ces inscriptions au bas du cadre : École vénitienne, École flamande. Souvent ces tableaux sont intéressants et bien peints. Ils doivent être de quelque disciple intelligent de Titien ou de Rubens. Certains morceaux pourraient aussi bien avoir été peints par ces maîtres. Mais justement l’honneur et le malheur de ces tableaux est de rappeler toujours et inévitablement des oeuvres supérieures. Il arrive pourtant qu’en sachant regarder, on découvre la personnalité de l’auteur, quelque chose qui est à lui et vient de lui. Et si l’on n’en est pas tout à fait sûr, on se dit : « Après tout, cet homme a dû vivre heureux et son lot est certainement enviable. C’était sans doute une âme pure, généreuse, éprise de la beauté, un travailleur studieux, désintéressé, respectueux de son art. Il a beaucoup aimé ses maîtres, et apparemment ses maîtres l’ont aimé pour sa sincérité, pour son enthousiasme, parce qu’il les comprenait bien et parce qu’ils le sentaient leur égal au moins par l’âme et par la grandeur du désir. »

Ces réflexions vous viendront certainement si vous parcourez les poésies récemment réunies en volumes de M. Édouard Grenier. Vous aurez l’impression de quelque chose de fort antérieur à notre génération, quoique cela y touche, de quelque chose de « dépassé » et déjà lointain, qui commence à être aimable autrement qu’il ne l’a été, à plaire à la façon des vieilles choses qui ont paru belles et qui étaient bonnes, et qui sont restées intéressantes et touchantes. Vous aurez là enfin un « spécimen » complet et distingué de « l’espèce » des poètes d’il y a trente ou quarante ans.

Que les temps sont changés ! Et comme cette espèce, si on la prend dans son ensemble, s’est lamentablement transformée (je laisse ici la question de talent) ! Aujourd’hui un jeune homme publie à vingt ans son premier volume de vers. Neuf fois sur dix, ce qu’il « chante » dans de courtes pièces essoufflées, d’une langue douteuse, entortillée, mièvre et violente, c’est, sous prétexte de névrose, la débauche toute crue. On ne saurait ouvrir un de ces petits volumes sans tomber sur une paire de seins, quand encore il n’y a que cela. Ou bien ce sont les blasphèmes, le pessimisme et le naturalisme à la mode. Et puis c’est tout. Peu après notre bon jeune homme plante là sa Muse, et je n’ai pas le courage de l’en blâmer. Il écrit alors, lui qui n’a rien vu, quelque roman brutal et répugnant, d’ailleurs faux comme un jeton, qui a parfois deux éditions. Puis il recommence. S’il a de la chance, il entre dans un journal où il écrit n’importe quoi. Et après ? Je vous avoue que cela m’intéressera peu.

I

M. Édouard Grenier a fait des vers toute sa vie et il a publié les premiers à trente-sept ans. Et, sauf un petit nombre de pièces qu’il a réunies sous ce titre : Amicis, il n’a composé que de grands poèmes, épiques, philosophiques, mystiques, symboliques, tragiques. Il a écrit la Mort du Juif errant, qui fait songer à Edgar Quinet et à Lamartine ; l’Elkovan, une histoire d’amour qui fait surtout penser à Musset ; le Premier jour de l’Éden, qui rappelle Milton et Alfred de Vigny ; Prométhée délivré, qui évoque les noms d’Eschyle et de Shelley ; Une vision qui évoque celui de Dante ; et Marcel, poème en dix chants, et Jacqueline, tragédie historique en cinq ou six mille vers.

Il a porté dans sa tête et dans son cœur les plus belles pensées, les plus vastes imaginations, les conceptions les plus grandioses. Chacune de ses œuvres est un de ces rêves où l’on s’enferme et où l’on vit des mois et des ans, comme dans une tour enchantée. A-t-il senti parfois sa puissance inégale à son dessein ? Je ne sais, car la nature bienfaisante lui a donné un talent assez abondant et facile pour qu’il n’éprouve que rarement la douleur de la lutte et de l’effort et pour qu’il puisse croire de bonne foi avoir réalisé son rêve. S’il est vrai que l’artiste jouit plus encore de l’oeuvre conçue que du succès de l’œuvre achevée, M. Grenier a dû être heureux. Et en même temps la préoccupation constante de l’œuvre aimée le retenait, quoi qu’il fît, dans les plus pures régions de la pensée et du sentiment, lui gardait l’âme haute, lui rendait facile la pratique des vertus qui font la dignité de la vie. Si peut-être il n’a pas été assez fort pour traduire entièrement tous ses songes, il en a vécu et, comme pour le récompenser du grand désir qu’il avait de leur communiquer la vie, ils lui ont donné en retour la sérénité et la bonté. Léguer aux hommes une de ces œuvres où ils se reconnaissent et qu’ils vénèrent dans la suite des siècles, cela est sublime et cela est rare. Mais avoir eu le cœur assez haut situé pour l’entreprendre — et cela dix fois de suite — ce n’est déjà pas si commun. Passons donc en revue les plus beaux rêves de M. Grenier.

Le poète nous transporte dans un vieux château romantique, « à mi-côte des monts, sous un glacier sublime ». Un étranger se présente, à qui le poète donne à souper. C’est Ahasver, le Juif errant, qui, pendant qu’une tempête farouche ébranle le vieux burg, raconte son histoire. « Après l’anathème que lui a lancé Jésus gravissant le Golgotha, il a vu mourir tous ceux qu’il aimait, et il a cru enfin au Christ le jour où son fils est mort ; mais il a refusé de « plier les genoux ». Puis il a vu sa race dispersée, la religion nouvelle s’emparer du monde, l’empire crouler. Il était plein de haine et d’ennui ; il parcourait le monde, sinistrement. Mais une nuit, sur les ruines du Colisée, il a été touché d’un rayon d’en haut, il s’est repenti. Alors le Christ apparaît. Il annonce à l’éternel voyageur qu’il est pardonné et qu’il peut enfin mourir. Et Ahasver meurt en effet sous les yeux du poète.

L’auteur rapporte dans sa préface que Théophile Gautier disait de la Mort du Juif errant que c’était « une belle fresque sur fond d’or ». Pourquoi une fresque ? Est-ce parce qu’en effet les couleurs n’en sont pas tout à fait aussi éclatantes que le souhaiteraient nos imaginations surmenées et blasées ? Et le fond d’or ? Qu’est-ce que ce fond d’or ? Je pense que c’est l’idéalisme de M. Grenier.

« Lamartine voyait dans la Mort du Juif errant la plus belle épopée moderne et voulait que je reprisse ce sujet en vingt-quatre chants. » Comme ils y allaient, ces hommes d’autrefois ! Au fait, c’était un cadre assez pareil à celui de l’immense épopée que Lamartine avait conçue et dont il n’a écrit que le commencement et la fin (la Chute d’un ange et Jocelyn) : l’aventure d’un ange déchu remontant à la perfection première par des expiations successives dans des pays et des siècles différents, si bien que son épopée devait être celle de l’humanité. Ah ! ils étaient braves, nos grands-pères ! Ils rêvaient des poèmes qui eussent expliqué le monde et son histoire, la destinée de l’homme et de sa planète. Comme ils nous mépriseraient, nous plus modestes et plus vicieux, qui n’avons plus de « longs espoirs » ni de « vastes pensées », qui nous renfermons dans la sensation présente et la voulons seulement aussi fine et aussi intense qu’il se peut !

La vérité, c’est que cette légende du Juif errant est un cadre admirable : on y met tout ce qu’on veut. M. Richepin le reprenait dernièrement dans une oeuvre de rhétorique brillante et bruyante, pour exprimer une idée toute contraire à celle de M. Grenier. Le Juif errant avait « marché » en effet ; il assistait au déclin de la religion du Christ, aux progrès de la pensée libre, et triomphait contre celui qui l’avait maudit. Et puis, cette légende d’Ahasvérus offre un cas intéressant de psychologie fantastique, que M. Grenier a au moins indiqué dans la meilleure partie de son poème :

  Je voulus me mêler à mon peuple, à la foule.
  Mais, comme un roc debout dans un fleuve qui coule,
  Immobile au milieu des générations,
  J’avais vu les mortels glisser par millions.
  Le fleuve humain roulant son onde fugitive
  Avait passé ; j’étais resté seul sur la rive.
  D’un voyage lointain je semblais revenu ;
  Parmi des inconnus j’errais en inconnu.
  Les choses seulement me restaient familières,
  Et pour contemporains je n’avais que des pierres.

Imaginez un peu l’état d’esprit d’un homme qui ne doit point mourir et qui le sait, un immortel dans un monde où tout passe. La certitude de survivre à tous ceux et à toutes celles qu’il aime doit lui inspirer le dégoût et l’épouvante de l’amour et le rendre enfin incapable d’aimer. Et quelle atroce solitude que celle d’un homme qui n’est de l’âge de personne, qui n’est d’aucune génération et qui, ayant vu passer tant de choses, ne saurait plus s’intéresser à rien de ce qui passe ! Si une expérience de trente ou quarante ans est souvent amère, que dire d’une expérience de deux mille ans ! Et quelle misanthropie qu’une misanthropie de vingt siècles ! Enfin, comme le malheureux immortel doit sentir plus cruellement que nous la fugacité et l’inutilité des vies humaines ! Nous nous sentons passer, mais au moins nous passons. Donnez une âme à la rive qui demeure tandis que le fleuve s’écoule : la rive connaîtra, mieux que les vagues, la vanité et la tristesse de leur fuite, et la rive enviera les flots. Quelle désolation d’avoir, avec une pauvre âme vivante, la durée d’une montagne ! Et comme il doit désirer la mort, celui qui ne peut pas mourir !

L’Elkovan est un conte d’amour en trois chants avec un prélude et un épilogue. Un batelier du Bosphore, Djérid, devient amoureux de la belle Aïna. Il fait semblant d’être aveugle pour s’introduire auprès d’elle et lui chanter des chansons amoureuses. Et il ne paraît pas devoir s’en tenir aux chansons. Mais le vieux mari d’Aïna découvre la ruse et fait crever les yeux au chanteur… Un peu après, Djérid, errant sur le quai, entend qu’on jette à la mer Aïna cousue dans un sac. En même temps un elkovan (oiseau du pays) vient se poser sur sa main, et il croit que c’est l’âme de son amie. Dans tout cela beaucoup d’amour pur, d’idéal, de mélancolie et de cette « couleur locale » un peu convenue qu’on aimait sous Louis-Philippe. C’est quelque chose de pur, d’élégant et de gracieusement vieillot : une Namouna lamartinienne ou, si l’on préfère, une romance en récit dans un décor des Orientales.

Puis voici un dialogue entre l’ange de la France, l’ange de l’Italie, l’ange de la Pologne, Lucifer et saint Michel. La Pologne, nous l’aimons bien, car les Polonais nous ressemblent un peu. Pourtant la Pologne nous fait sourire aujourd’hui et nous ne la voyons plus guère que sous les espèces d’un Ladislas de table d’hôte. Or la Pologne a fort préoccupé M. Édouard Grenier. Elle reparaît dans Marcel. Qu’est-ce à dire, sinon que M. Grenier a eu toutes les illusions et toutes les générosités d’une époque qui en avait beaucoup et qui ne nous les a pas léguées ?

Il y a de la grandeur et de la grâce dans le Premier jour de l’Éden. L’air, les eaux, les arbres, les fleurs, les cygnes, toute la création chante à la femme sa bienvenue au jour. Ève, déjà inquiète et capricieuse, trouve les animaux, les fleurs, les oiseaux beaucoup plus jolis et plus heureux qu’elle. N’est-ce pas une aimable idée ? Adam proteste : c’est, sans doute, ce qu’elle désirait. Arrive le serpent qui fait aussi sa déclaration à la femme, non plus innocemment comme les arbres ou les cygnes, mais finement, tendrement, humblement, comme un séducteur, comme un amoureux, comme un homme. Ève est ravie ; au reste, ce petit animal l’a tout de suite intéressée :

  Sous sa gaine allongée et son réseau d’écaille,
  Comme il sait se mouvoir dans sa petite taille !
  La grâce sert de rythme à tous ses mouvements.
  L’esprit lui sort des yeux, et ses yeux sont charmants.
  De quel air suppliant il retourne la tête !
  Ne crains rien ; viens vers moi, pauvre petite bête !
  Ta démarche est étrange et ton corps incomplet ;
  Mais ton malheur me touche et ton regard me plaît.

Elle l’enroule autour de son bras et de son cou dont il fait ressortir la blancheur, et le serpent de l’Éden est la première parure de la femme, son premier collier, son premier bracelet. Et alors il lui parle à l’oreille, lui dit que la terre est déjà fort ancienne, qu’il y a eu déjà un autre monde avant celui-là, celui des reptiles, beaucoup plus grand. Dieu l’a détruit et tout est devenu petit et joli. Mais ce monde nouveau, Dieu voudra peut-être encore le remplacer par un autre…. L’arrivée d’Adam interrompt l’entretien ; mais le serpent a donné rendez-vous à Ève sous l’arbre de la science : c’est là qu’il lui dira le reste. La nuit vient : Ève a peur que ce ne soit la fin du monde ; Adam même, déjà faible, n’est pas tranquille : un ange apparaît et les rassure. Ainsi nous assistons au prologue de la tentation et nous la voyons commencer avec la vie même de la femme : l’idée est ingénieuse. M. Grenier a été rarement mieux inspiré que dans cette belle et délicate « idylle ».

Après Milton, Eschyle. Les dieux de l’Olympe sont inquiets. Une voix a crié sur la mer : « Pan est mort ! » Prométhée seul connaît le secret des destinées. Jupiter lui envoie, pour lui arracher ce secret et en lui offrant de partager l’empire, le subtil Mercure, puis le bon Vulcain. Prométhée refuse de répondre, défie et menace. Il ne parlera que si Jupiter lui-même vient l’implorer. Jupiter consent enfin à s’humilier devant son ennemi, lui fait enlever ses fers, et Prométhée annonce alors la naissance d’un dieu nouveau qui détrônera tous les anciens dieux.

Cette « tragédie » a de la pureté, de l’élévation, de la grandeur. Il me paraît cependant que l’idée en pouvait être exprimée plus fortement. Je voudrais que le poète eût marqué par des traits plus précis, dans une analyse poussée un peu plus avant, ce que le christianisme apportait avec soi de nouveau, la différence essentielle entre le naturalisme primitif et la religion de Jésus, Prométhée représentant d’ailleurs ce qu’il y avait déjà de chrétien dans l’âme antique. Puis il y a peut-être là plus d’éloquence que de poésie. On peut dire, je crois, que dans ces grands poèmes tragiques, épiques, symboliques, l’idée génératrice se réduit presque toujours à quelque chose de fort simple, d’élémentaire, de facile à trouver. Et ils peuvent aussi, en bien des parties, être déraisonnables, absurdes et fous (voyez le Paradis perdu). Ce qui fait que quelques-uns sont des chefs-d’œuvre, c’est la puissance du poète à sentir ; c’est le flot, la grande poussée des sensations, des images, des sentiments ; c’est enfin une forme égale à la splendeur de la vision. Souvent le grand poète n’a pas des conceptions plus rares ni plus ingénieuses que nous autres qui sommes des têtes dans la foule ; mais il sent dix fois plus fortement que nous, il crée dix fois plus d’images, et l’expression suit, et toute son âme y passe, puis se communique aux autres. Voilà tout. M. Grenier a vu passer les fantômes de merveilleux poèmes. La question est de savoir s’il leur infuse assez de sang pour qu’ils vivent. C’est sa gloire qu’on puisse au moins se poser la question.

Il n’est pas de grand sujet qui n’ait tenté M. Grenier. L’amour de la patrie est tout vibrant dans Marcel, dans Francine et dans Jacqueline Bonhomme. Marcel, c’est le héros cher aux romantiques. Il s’ennuie, il rêve, il ne sait que faire de sa vie. Il quitte Paris et se réfugie dans son pays natal pour s’y rajeunir et s’y retremper. Là il est aimé d’une bergère et se met à l’aimer. Mais, craignant de faire le malheur de la pauvre fille, il la quitte, il va à Venise. Il y rencontre une jeune Polonaise accompagnée de son frère et s’en va se battre avec eux pour l’indépendance de la Pologne. Blessé, il est soigné par son amie… Et, la guerre franco-allemande étant survenue pendant que M. Grenier écrivait cette histoire, il s’interrompt pour nous parler de l’année terrible, ramène Marcel en France et veut qu’il meure en défendant son pays. Et il y a quelque chose de touchant dans cette rupture de l’œuvre et dans ce dénouement improvisé.

Fille d’un officier français tué en 1870, après un premier amour malheureux, la trahison d’un beau cousin, Francine voyage et s’arrête à Florence. Là elle aime un jeune homme étranger dont elle est aimée… Et tout à coup elle apprend que cet étranger est un officier prussien. Elle fuit héroïquement, rapporte au manoir natal son cœur brisé, se sauve du désespoir en faisant le bien autour d’elle et finit par épouser son complice en charité, le docteur Haller, un Alsacien qui a opté pour la France. Il y a dans ce poème de Francine, paru tout récemment, bien de la grâce, de la mélancolie et de la tendresse, sous une forme qui rappelle Jocelyn.

Jacqueline, c’est toute la Révolution découpée en grandes scènes, de 1789 à 1800. Les aventures de Jacqueline et de son frère relient assez inutilement les tableaux, et d’un lien trop fragile. Et puis, si c’est un drame, il ressemble trop à de l’histoire dialoguée, et, si c’est de l’histoire, elle ressemble trop à un drame. Encore que plusieurs morceaux en soient bons, le poème laisse une impression douteuse.

Avez-vous remarqué qu’il n’y a presque point d’œuvre purement patriotique qui soit décidément un chef-d’œuvre ? Il faut, pour que je sois touché, que l’amour de la patrie se combine avec d’autres sentiments et que la patrie elle-même devienne quelque chose de vivant et de concret. Quand j’entends déclamer sur l’amour de la patrie, je reste froid, je renfonce mon amour en moi-même avec jalousie pour le dérober aux banalités de la rhétorique qui en feraient je ne sais quoi de faux, de vide et de convenu. Mais quand, dans un salon familier, je sens et reconnais la France à l’agrément de la conversation, à l’indulgence des mœurs, à je ne sais quelle générosité légère, à la grâce des visages féminins ; quand je traverse, au soleil couchant, l’harmonieux et noble paysage des Champs-Élysées ; quand je lis quelque livre subtil d’un de mes compatriotes, où je savoure les plus récents raffinements de notre sensibilité ou de notre pensée ; quand je retourne en province, au foyer de famille, et qu’après les élégances et l’ironie de Paris je sens tout autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis ; quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes ; je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parents, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que sa ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne. Eh ! oui, il faut sentir ainsi : c’est si naturel ! Mais il ne faut pas le dire : c’est trop difficile, et on n’a pas le droit d’être banal en exprimant sa plus chère pensée.


II

M. Édouard Grenier serait donc, en résumé, quelque chose comme un Lamartine sobre, un Musset décent, un Vigny optimiste. Mais lui, direz-vous, où donc est-il dans tout cela ? Il est dans de petites pièces dédiées à ses amis, semées sur des albums, qui assurément ne lui ont pas coûté un si grand effort que le Prométhée et qui se trouvent être charmantes. Voyez cette « épigramme » d’anthologie moderne :

  Insondable et plein de mystère,
  L’infini roule triomphant
  Et dans son sein porte la terre,
  Comme une mère son enfant.


  La terre, à son tour, dans l’espace,
  En glissant sur l’immense éther,
  Sans la verser porte avec grâce
  La coupe verte où dort la mer.

  Et la mer porte sur ses ondes
  Le vaisseau qui se rit des flots.
  Et la nef sous ses voiles rondes
  M’emporte avec les matelots.

  Et moi, pauvre oiseau de passage
  Que le sort loin d’Elle a banni,
  Je porte en mon cœur son image
  Où je retrouve l’infini.

Mais je préfère encore certaines « élégies » familières un peu dans la manière de Sainte-Beuve, avec plus de bonhomie, de candeur et de cordialité, où le poète nous raconte quelques-unes de ses impressions intimes : le départ du pays natal, la rose cueillie dans le jardin au dernier moment, une promenade dans un petit bois avec une coquette, le sentiment complexe qu’il éprouve auprès d’une femme qu’il a connue enfant, aimée jeune fille, et qu’il retrouve mariée, etc. Voici qui vous donnera une idée de cette poésie délicate et un peu triste. Le poète est dans la rue, remontant « le torrent de la foule » :

  On se croise en silence, on s’effleure, on se touche,
  On se jette en passant presque un regard farouche.
  On se toise d’un air de mépris transparent ;
  Le moins qu’on se permet est d’être indifférent.
  Et cet homme qu’ainsi l’on juge à la volée,
  C’est peut-être un grand cœur, une âme inconsolée.
  Celui-ci, mieux connu, si le ciel l’eût permis,
  Eût été le meilleur de vos plus chers amis !


  Celui-là, qui vous dit qu’il n’est pas ce génie
  À qui vous avez dû plus d’une heure bénie ?
  Cet autre, un jour, sera votre frère d’exil ;
  Ce dernier, un sauveur à l’heure du péril.
  Cette femme voilée et qui marche avec grâce,
  Qui sait si ce n’est pas votre bonheur qui passe ? etc.

M. Grenier nous dit dans sa préface avec une fierté légitime et une modestie exagérée :

«… Tout ce qu’il m’est permis d’entrevoir et de dire, c’est que j’ai cherché la clarté, la pureté et l’élévation ; j’ai aspiré au grand art. On sentira, je pense, dans ces pages, le jeune contemporain de Lamartine, de Vigny, de Brizeux et de Barbier, pour ne parler que des morts et de ceux que j’ai connus et aimés. Nous sommes bien loin de tout cela maintenant. Pour ma part, je me fais l’effet d’un attardé, d’un épigone. Pourvu que je n’aie pas l’air d’un revenant ! »

Non, M. Grenier n’est point un revenant, mais un représentant distingué d’une génération d’esprits meilleure et plus saine que la nôtre. On ne sait si son œuvre nous intéresse plus par elle-même ou par les souvenirs qu’elle suscite ; mais le charme est réel. Toute la grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie, comme dans une eau limpide et un peu dormante ; mais, si elle ne dormait pas, elle ne réfléchirait rien du tout.

Et la morale de tout ceci est bien simple : Visez haut, faites de beaux rêves, et, comme dit l’autre, « il en restera toujours quelque chose ».