Les Contemporains/Quatrième série/Jean Lahor

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Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 301-308).

JEAN LAHOR (HENRI CAZALIS).


Le bouddhisme est la plus vieille des philosophies — et la plus nouvelle. La conception du monde et de la vie que se sont formée, il y a trois ou quatre mille ans, les solitaires des bords du Gange, voilà que beaucoup d’entre nous y sont revenus et qu’elle convient parfaitement à l’état de nos âmes. Car, voyez-vous, c’est encore ce que l’humanité a trouvé de mieux. Rien n’en est démontrable, mais chacune de nos dispositions d’esprit y trouve son compte. Cette idée que nous sommes des parcelles de Dieu, — qui est le monde, — et qui n’est qu’un rêve, — on en tire tout ce qu’on veut. Elle produit et justifie à la fois l’inertie voluptueuse, la charité, le détachement, — même l’héroïsme par la conscience de notre solidarité profonde avec l’univers, et par la soumission volontaire aux fins du Dieu insaisissable et immense dont nous sommes la pensée. Tout cela, je ne sais comment.

D’autres poètes contemporains ont été bouddhistes à leurs heures, notamment M. Leconte de Lisle. L’originalité de Jean Lahor, c’est qu’il est bouddhiste avec une sincérité évidente, aussi naturellement qu’il respire. Outre les beautés de forme et de détail, son livre[1] a donc une beauté d’ensemble, qui provient de la continuité d’une même inspiration. C’est un livre harmonieux, d’une irréprochable unité. On y voit clairement de quelles façons la philosophie du divin Çakia-Mouni peut modifier et enrichir les divers sentiments d’un homme de nos jours : sentiment de la nature, amour de la femme, sentiment moral.

Si l’imagination poétique consiste essentiellement à découvrir et à exprimer les rapports et les correspondances secrètes entre les choses, on peut dire que le panthéisme est la poésie même, puisqu’il établit l’universelle parenté des êtres. Et ainsi, toutes les impressions particulières que nous donnent les objets du monde physique, il les approfondit et les agrandit aussitôt par l’idée toujours présente que tout s’enchaîne et se tient dans le rêve ininterrompu de Maïa… Les frontières deviennent indistinctes entre les différentes formes de la vie — vie végétale, animale et humaine. Les fleurs sont des femmes, puisque femmes et fleurs sont l’épanouissement inégalement complet, à la surface du monde, de la même âme divine. Chaque image qui nous arrive en éveille d’autres, indéfiniment, suscite même la vision confuse de l’Être total. La poésie panthéistique met, si je puis dire, dans chacune de nos sensations, le ressouvenir de l’univers…

Des exemples ? Je vous en donnerais volontiers. Mais quel ennui de choisir !

  Les soirs d’été, les fleurs ont des langueurs de femmes,
  Les fleurs semblent trembler d’amour, comme des âmes ;
  Palpitantes aussi d’extase et de désir,
  Les fleurs ont des regards qui nous font souvenir
  De grands yeux féminins attendris par les larmes,
  Et les beaux yeux des fleurs ont d’aussi tendres charmes.
  Les fleurs rêvent, les fleurs frissonnent sous la nuit ;
  Et, blanches, comme un sein adorable qui luit
  Dans la sombre splendeur d’une robe entr’ouverte,
  Les roses, du milieu de l’obscurité verte,
  Tandis qu’un rossignol par la lune exalté
  Pour elles chante et meurt sous cette nuit d’été,
  Les roses au corps pâle, en écartant leurs voiles,
  Folles, semblent s’offrir aux baisers des étoiles.

Voilà des vers sur les fleurs. En voici sur les mondes. C’est Brahma qui parle :

  Le soleil est ma chair, le soleil est mon cœur,
  Le cœur du ciel, mon cœur saignant qui vous fait vivre.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Je suis le dieu sans nom aux visages divers,
  Mon âme illimitée est le palais des êtres ;
  Je suis le grand aïeul qui n’a pas eu d’ancêtres.

  Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux ;
  Je vois naître en mon sein et mourir tous les dieux.
  C’est mon sang qui coula dans la première aurore…

De même, l’idée de l’univers sera toujours présente au poète bouddhiste quand il lui arrivera d’aimer une femme. Il aimera magnifiquement : car la nature entière lui fournira des images pour exprimer son amour. Il aimera avec sensualité et langueur : car il ne voudra goûter l’amour qu’aux lieux et aux heures qui le conseillent et l’insinuent, dans les parfums, dans les musiques, dans la douceur et la mélancolie des soirs tièdes. Il aimera avec tendresse et reconnaissance : car il n’ignore point que c’est la rencontre d’une femme qui a embelli pour lui le rêve des choses. Il aimera avec résignation : car il sait bien que ce n’est en effet qu’un rêve, et qui passera. Il sait aussi que l’amour est inséparable de la mort, parce que la mort est inséparable de la vie…

Et maintenant lisez les Chants de l’Amour et de la Mort :

  Je voudrais te parer de fleurs rares, de fleurs
  Souffrantes, qui mourraient pâles sur ton corps pâle.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          Tu fermes les yeux, en penchant
          Ta tête sur mon sein qui tremble :
          Oh ! les doux abîmes du chant
          Où nos deux cœurs roulent ensemble !
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Notre rêve avait fait la beauté de ces choses…

  Tout ce qui ce soir-là nous fit ivres et fous
  Était créé par nous et n’existait qu’en nous…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          Enlacée au corps d’une femme,
          Comme l’amant de Rimini,
          Tournoie un instant, ô mon âme,
          Dans le tourbillon infini !

Le bouddhisme, enfin, est le meilleur baume à la pensée souffrante… Quel bonheur, quand on y songe, que tout ne soit que rêve et vanité ! Si tout n’était pas vanité, c’est alors que nous serions vraiment à plaindre. Ne pas être beau, ne pas avoir de génie, ne pas être tout-puissant, ne pas être dieu… rien ne serait plus triste que cette mesquine et misérable condition si elle devait durer toujours ! Il n’y a que le Tout qui soit parfait et qui n’ait rien au-dessus de lui : il n’y a donc que le Tout qui puisse avoir plaisir à être éternel. Mais nous, les accidents, félicitons-nous d’être éphémères et, par suite, de ne pas être bien sérieusement réels. Ah ! le sentiment de la vanité de toutes choses, quel opium pour l’orgueil, l’ambition, l’amour, la jalousie, pour toutes les vipères qui grouillent dans notre cœur quand nous n’y prenons pas garde ! Quelle joie de passer et de n’être rien, puisque les autres êtres ne sont rien et passent !… Oh ! comme cela fait accepter la vie, ce court voyage à travers les apparences ! et comme cela fait accepter la mort !

 ….. Plonge sans peur dans le gouffre béant,
  Ainsi que l’épervier plongeant dans la tempête :

  Car tout ce rêve une heure a passé dans ta tête :
  Tu fus la goutte d’eau qui reflète les cieux,
  Et l’univers entier est entré dans tes yeux :
  Et bénis donc Allah, qui t’a pendant cette heure
  Laissé comme un oiseau traverser sa demeure.

Et encore :

  Père, engloutis-moi donc, sois donc bien mon tombeau ;
  Et, si je participe à ta vie éternelle,
  Que ce soit sans penser, tel que la goutte d’eau
  Que la mer porte et berce inconsciente en elle.

Mais ce n’est pas tout : car les idées générales ont ceci de précieux, d’enfanter les sentiments les plus contradictoires. Le bouddhisme, qui nous incline au plus suave nihilisme, mène aussi au stoïcisme moral. C’est qu’il se rencontre avec le darwinisme dans ce principe commun que la force, quelle qu’elle soit, par où l’univers se développe, lui est intérieure et immanente. L’homme d’aujourd’hui est le produit suprême de ce développement ; or, comme l’explique Sully-Prudhomme dans son poème de la Justice, ce long effort d’où nous sommes sortis constitue notre dignité. La conserver et l’accroître et affirmer que nous le devons — l’affirmer par un acte de foi (car vous vous rappelez que tout est vain), c’est là proprement la vertu… Ici il faudrait tout citer. Lisez l’admirable poème intitulé Réminiscence :

  Certains soirs, en errant dans les forêts natales,
  Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois ;

  Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
  Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
  Je sens tout un passé qui le tient enchaîné ;
  Je sens rouler en moi l’obscurité première :
  La terre était si sombre, aux temps où je suis né !
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
  Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Mais c’est en vain ; toujours en moi vivra ce monde
  De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
  Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
  Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus.

Et ce cri vers Dieu :

  Tout affamé d’amour, de justice et de bien,
  Je m’étonne parfois qu’un idéal se lève
  Plus grand dans ma pensée et plus pur que le tien !
  — Oh ! pourquoi m’as-tu fait le juge de ton rêve ?

Et cette exhortation à l’homme :

  Que les pouvoirs obscurs d’un monde élémentaire
  Connaissent grâce à toi le rythme harmonieux ;
  Et si, tous les dieux morts, tu restes solitaire,
  Garde au moins les vertus que tu prêtas aux dieux !

Et toute la dernière pièce, Vers dorés :

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Sois pur, le reste est vain, et la beauté suprême,
  Tu le sais maintenant, n’est pas celle des corps :

  La statue idéale, elle dort en toi-même ;
  L’oeuvre d’art la plus haute est la vertu des forts.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  De ton âme l’ennui mortel faisait sa proie,
  Étant le châtiment de l’incessant désir ;
  Du fier renoncement de ton âme à la joie
  Goûte la joie austère et le sombre plaisir…

Je n’ai voulu que dégager, tant bien que mal, le fond et la substance même des vers de M. Jean Lahor. Ce fond est d’une qualité rare. L’Illusion est un fort beau livre, plein de tristesse et de sérénité. Il charme, il apaise, il fortifie. Après l’avoir relu, je le mets décidément à l’un des meilleurs endroits de ma bibliothèque, non loin de l’Imitation, des Pensées de Marc-Aurèle, de la Vie intérieure et des Épreuves de Sully-Prudhomme, — dans le coin des sages et des consolateurs.


  1. L’Illusion, par Jean Lahor. — Lemerre.