Les Contemporains/Quatrième série/Paul Bourget

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Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 291-300).

PAUL BOURGET

ÉTUDES ET PORTRAITS.


M. Paul Bourget vient de publier deux volumes d’Études et portraits, avec ces sous-titres : Portraits d’écrivains, Notes d’esthétique, Études anglaises, Fantaisies.

Sur Bourget critique, il me faudrait un trop grand effort pour ajouter quelque chose à ce que j’ai dit ici même.[1] Mais j’ai relu avec un plaisir profond les notes sur l’île de Wight, sur l’Irlande et l’Écosse, sur les lacs anglais, sur Oxford et sur Londres, C’est à la fois substantiel et charmant ; M. Paul Bourget fait comprendre et il fait sentir. Il a l’esprit d’un philosophe et d’un rêveur. Tout détail extérieur lui est un signe d’une kyrielle de choses cachées. Il va aux idées générales avec aisance et allégresse, ainsi que la chèvre au cytise. Mais comme, dans ce mouvement d’habitude qui le fait remonter continuellement d’un groupe de faits à un autre groupe, il arrive en un rien de temps au fin fond des choses et à des questions comme celle-ci : « L’univers existe-t-il en dehors de nous ? » ou bien : « Pourquoi cet univers et non pas un autre ? », il s’ensuit que sa philosophie aboutit volontiers au songe. Cela est peut-être inévitable. Quand on a bien raisonné sur les accidents, qu’on a essayé de les rattacher à leurs causes et de parcourir toute la série des phénomènes en les faisant rentrer les uns dans les autres, il se trouve qu’il y a encore plus de mystère et d’inconnu dans la conception générale à laquelle on arrive que dans l’humble sensation de laquelle on était parti ; et ainsi la rêverie est à la fin de la contemplation de ce monde, comme elle était au commencement. Et c’est pourquoi les philosophes sont si souvent les vrais poètes.

Résumer les impressions de M. Paul Bourget, ce serait trop long. Les vérifier, cela m’est tout à fait impossible. Je ne sais pas l’anglais, et je ne suis jamais allé en Angleterre. Je n’ai que des impressions sur des impressions. Je les dirai néanmoins. Il me semble que je puis ici parler de moi-même sans manquer à la modestie, puisque mon cas est évidemment celui du plus grand nombre de mes chers concitoyens.

Mais au fait, d’ignorer complètement la langue de Shakespeare et de n’avoir jamais passé le détroit, est-ce bien une raison pour ne point connaître l’Angleterre ? J’ai lu — dans des traductions — un peu de leur littérature de tous les temps, de Chaucer à George Elliot. J’ai connu quelques Anglais ; j’en ai vu en voyage, où ils se conduisent en « hommes libres » qui usent de tous leurs droits et où leurs façons manquent un peu de grâce et de moelleux. J’ai lu les Notes sur l’Angleterre de M. Taine, les livres de M. Philippe Daryl, enfin les Études anglaises de M. Paul Bourget. Je sais donc quelles images de l’Angleterre se sont imprimées dans des intelligences plus puissantes que la mienne, mais, après tout, de même race et de même culture. Que m’apprendrait de plus, je vous prie, un voyage ou même un séjour à Londres ou au bord des lacs d’Écosse ! Ce qui pourrait m’arriver de mieux, ce serait justement de voir ce pays comme M. Daryl, M. Bourget et M. Taine. Je n’ai donc nul besoin d’y aller. Croyez que je vous parle très sérieusement.

La voici en quelques lignes, mon Angleterre.

Axiome essentiel, tout gonflé d’innombrables conséquences : — Tout ce qui se fait en Angleterre est, d’une façon générale, exactement le contraire de ce qui se fait en France. Notez que cela creuse un plus vaste abîme entre les Anglais et nous qu’entre nous et, par exemple, la Chine ; car la Chine, c’est seulement autre chose.

Principaux signes caractéristiques : race sanguine, rosbif, gin, thé, orgueil insulaire, sport, canotage, lawn-tennis, la plus puissante aristocratie du monde, keepseakes, home, parlementarisme, loyalisme, politique féroce, respect du passé, esthètes, sentiment religieux, bible, armée du salut, dimanche anglais, hypocrisie anglaise, etc. ;

Pays des antithèses. Antithèses étranges et profondes, plus profondes qu’ailleurs, ou plus sensibles, ou plus souvent rencontrées :

Entre le soleil et la pluie ou le brouillard, entre les paysages de gares, de docks, d’usines et de mines et les paysages de bois, de lacs et de pâturages ;

Entre le passé et le présent, qui partout se côtoient, dans les institutions, dans les mœurs, dans les édifices ;

Entre la richesse formidable et l’épouvantable misère ;

Entre le sentiment inné du respect et l’attachement inné à la liberté individuelle ;

Entre la beauté des jeunes filles et la laideur des vieilles femmes ;

Entre l’austérité puritaine et la brutalité des tempéraments ;

Entre le don du rêve et le sens pratique, l’âpreté au travail et au gain ;

Entre les masques et les visages, etc.

Pays des bars, des cars, des outsiders-coachs et des bow-windows. (Rien comme chez nous, vous dis-je !) Pays où la rencontre d’une jeune fille des rues, fait déborder du cœur corrompu d’un Parisien des effusions comme celle-ci : « Où vas-tu, girl Anglaise de dix-sept ans ?… De passants en passants tu erres, quasi candide, point effrontée, point brutale, et à celui qui te renvoie moins durement que les autres, tu demandes de quoi boire une goutte d’eau-de-vie ; et tout à l’heure, je pourrai te voir debout auprès du comptoir d’un bar, au milieu d’autres filles, jeunes et douces comme toi, parmi des hommes en haillons, et ton visage d’ange exprimera un plaisir naïf tandis que tu videras un large verre de brandy. Puis, tu reprendras ta marche sur le trottoir de plus en plus vide. Où t’en vas-tu, petite girl ? »

Vous voyez bien que je connais l’âme de l’Angleterre ! Et quant à ses paysages, après avoir lu les descriptions de M. Paul Bourget, je les connais aussi. Je les vois très nettement. Et je les vois plus beaux qu’ils ne sont, — si beaux que je ne les visiterai jamais : j’aurais trop peur d’un mécompte.

Il y a un passage du saint auteur de l’Imitation que je cite souvent, parce qu’il me console de mon ignorance de sédentaire, parce qu’il m’empêche d’être dévoré de la plus noire envie quand je pense à ceux qui ont le courage de voyager et de changer d’horizon, comme l’auteur de Cruelle Énigme. Car il est inouï, ce Bourget. Jamais à Paris ! Tout le temps à Oxford ou à Florence, quand il n’est pas à Grenade ou à Sélinonte ! Il est le psychologue errant. Le vrai Touranien, c’est lui, et non pas Jean Richepin !

Voici donc ce passage de l’Imitation. Il est dans cet admirable chapitre XX du livre Ier, qui contient toute sagesse : « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre, les éléments. Or c’est d’eux que tout est fait. Où que vous alliez, que verrez-vous qui soit stable sous le soleil ? Vous croyez peut-être vous rassasier ; mais vous n’y parviendrez jamais. Quand vous verriez toutes choses à la fois, que serait-ce qu’une vision vaine ? »

Quel baume et quel calmant que ces saintes paroles ! Comme elles font sentir l’inutilité des chemins de fer et des steamers ! Il ne m’est arrivé qu’une fois de me déplacer notablement pour aller voir un paysage original : celui de Boghari en Algérie, si vous voulez le savoir. J’en avais lu la description dans Eugène Fromentin. J’ai voulu vérifier. Douze heures de diligence en partant de Blidah ! Je sais bien qu’on voit quelquefois des singes en traversant le défilé de la Chiffa ; mais l’auteur de l’Imitation me ferait remarquer qu’ils sont parfaitement semblables à ceux du Jardin des Plantes. On arrive à la nuit. On couche dans une auberge fort incommode, au pied de la colline fauve et nue, aux luisants de faïence, où se tasse la petite ville arabe. J’éprouvai si douloureusement cette nuit-là l’angoisse absurde, mystérieuse, d’être si loin de « chez moi », sous un ciel qui ne me connaissait pas, parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue et qui n’avaient pas le cerveau fait comme le mien, que je sortis par la fenêtre pour attendre la diligence qui repartait à trois heures du matin. Je n’avais rien vu du tout, et j’éprouvais un désir fou de m’en aller. Mais la diligence n’était pas encore là… Je sentais autour de moi la solitude démesurée. J’entendais dans le lointain des aboiements épouvantables, et je vis dévaler du haut de la colline fauve, à grandes enjambées, des formes blanches… J’eus peur, pourquoi ne le dirais-je pas ? et je rentrai par la fenêtre. Le lendemain et le surlendemain, je vis Boghari, les Ouled-Naïls, Bougzoul, le désert ; je fis un très mauvais déjeuner sous la tente, chez le caïd des Ouled-Anteurs, je crois, près d’une colline couleur de cuir fraîchement tanné, tachée de lentisques, et où il y avait des aigles. Puis, comme c’était un peu trop, pour mon coup d’essai, de huit heures de cheval, je restai en arrière, je m’égarai complètement dans une vilaine et interminable forêt de chênes-liège, et, c’est par miracle que je pus rejoindre mes compagnons. Je me souviens d’un carrefour où j’hésitai longtemps. J’étais persuadé que je prenais le mauvais chemin. Je le suivis tout de même, convaincu que, si je prenais l’autre, ce serait celui-là le mauvais. Et le mauvais chemin, c’était toute la nuit passée dehors. Notez qu’il pleuvait à torrents dans ce pays où il ne pleut jamais… Eh bien ! je me suis, sans doute, figuré depuis que j’avais fait le plus adorable voyage, et je le raconte quelquefois en coupant mon récit décris d’admiration ou de plaisir : mais, quand je rentre en moi-même et que je tâche d’être sincère, je sens très bien que, ce coin du Sahara, c’est à travers le livre de Fromentin que je le revois, non à travers mes propres souvenirs ; je sens que ce voyage n’a rien ajouté à la vision que j’apportais avec moi, et que mes yeux ont, sans le savoir, conformé la réalité à cette vision.

Depuis, je ne voyage plus. J’enviais autrefois Pierre Loti, qui mourra comme moi, mais qui aura, durant sa vie, habité toute une planète, tandis que je n’aurai été l’habitant que d’une ville, ou tout au plus d’une province. Je suis revenu de ce sentiment déraisonnable. Qu’importe que je n’aie point parcouru toute la planète Terre, puisqu’en tout cas, je n’en puis sortir, ni parcourir toutes les planètes et les étoiles ?… Il y a quelque part un grand verger qui descend vers un ruisseau bordé de saules et de peupliers. C’est, pour moi, le plus beau paysage du monde, car je l’aime et il me connaît. Cela me suffit. À quoi bon aller chercher, bien loin, d’autres paysages, puisque ces paysages, même imaginés d’après les livres, c’est-à-dire plus beaux qu’ils ne sont, me font moins de plaisir que celui-là ?

Je confesse qu’au fond, ce que j’oppose là aux belles curiosités sentimentales et intellectuelles de M. Paul Bourget, ce n’est qu’un instinct, un instinct très humble et très « peuple ». Mais c’est dans ces instincts-là que gisent les grandes énergies humaines. S’il faut tout dire, cet attachement étroit et aveugle à la terre natale, cette incuriosité de paysan, me font considérer avec un peu d’étonnement l’extraordinaire prédilection de M. Paul Bourget pour les Anglais. Décidément, il les aime trop. Oh ! je m’explique très bien cette tendresse. M. Paul Bourget est pris à la fois par ce qu’il y a de plus noble en lui — et, si j’ose dire, d’un peu frivole. Il les aime comme le peuple le plus sérieux d’allures, le plus préoccupé de morale, — et aussi comme celui qui a le plus complètement réalisé son rêve de la vie élégante et riche. Mais, j’ai beau faire, quand j’y réfléchis, trop de choses me déplaisent chez eux. Je vois que c’est le peuple le plus rapace et le plus égoïste du monde ; celui où le partage des biens est le plus effroyablement inégal, et dont l’état social est le plus éloigné de l’esprit de l’Évangile, de cet Évangile qu’il professe si haut ; celui chez qui l’abîme est le plus profond entre la foi et les actes ; le peuple protestant par excellence, c’est-à-dire le plus entêté de ce mensonge de mettre de la raison dans les choses qui n’en comportent pas… Nous sommes, certes, un peuple bien malade ; mais, tout compte fait, nous avons infiniment moins d’hypocrisie dans notre catholicisme ou dans notre incroyance, dans nos mœurs, dans nos institutions, même dans notre cabotinage ou dans nos folies révolutionnaires. Surtout nous n’avons pas cette dureté et cet affreux orgueil. Le Français qui met le pied dans Londres sent peser sur lui le mépris de tout ce peuple. Ce mépris, tous leurs journaux le suent… Comment donc aimer qui nous traite ainsi ? Tant d’estime et d’admiration en échange de tant de dédain, c’est vraiment trop d’humilité ou trop de détachement. Ce n’est pas le moment, quand presque tous les peuples se resserrent sur eux-mêmes et nous observent d’un œil haineux, ce n’est pas le moment de nous piquer de leur rendre justice, ni de nous épancher sur eux en considérations sympathiques. Je ne suis cosmopolite ni par ma vie ni par mon esprit ou mon cœur. Pourquoi le serais-je ? Pour la vanité de comprendre le plus de choses possible ? Passons-nous de cette vanité-là. Soyons inintelligents, et n’aimons que qui ne nous hait point, du moins pour un temps. Nous aimerons tous les peuples dans un monde meilleur.


  1. Cf. Les Contemporains, III.