Les Contemporains/Septième série/Deux tragédies chrétiennes

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Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 317-337).

Bibliographie : Deux tragédies chrétiennes : Blandine, drame en cinq actes, en vers, de M. Jules Barbier ; l’Incendie de Rome, drame en cinq actes et huit tableaux, de M. Armand Éphraïm et Jean La Rode.

Blandine et l’Incendie de Rome ne se distinguent guère, à première vue, des autres tragédies chrétiennes et romaines qu’on a écrites chez nous depuis Caligula. Mais, si l’on y regarde de plus près, on finit par voir que la pièce de M. Barbier et celle de MM. Éphraïm et La Rode ont chacune leur dessein particulier, que je vous dirai tout à l’heure.

Une tragédie chrétienne dont l’action se passe à un moment quelconque des trois premiers siècles de l’Empire, de Néron à Dioclétien, cela comporte un certain nombre de personnages sans doute inévitables. Il y a l’esclave chrétien ; le philosophe stoïcien ; l’épicurien sceptique et tolérant, qui ressemble plus ou moins au Sévère de Polyeucte, et le fonctionnaire romain, qui fait plus ou moins songer à Félix. Surtout il y a, — formée sur le modèle de l’inquiète Leuconoé d’Horace, laquelle interrogeait tous les dieux afin de trouver le bon, — la patricienne de décadence qui a du vague à l’âme, et qui se fait chrétienne par romantisme.

Ce dernier type n’est pas dans Corneille, et pour cause, non plus que le vague christianisme lyrique, humanitaire et sourdement sensuel qui s’exhale de l’âme lettrée de ces Leuconoés, un peu tournées en Lélias. Le christianisme de Polyeucte et de Néarque n’est ni vide ni flottant. Il a sa théologie très arrêtée. Il est solide et précis, volontiers disputeur, comme il apparaît par les dissertations de Néarque sur la Grâce. Ce n’est peut-être pas le christianisme de l’Église primitive ; mais c’est celui du XVIIe siècle. Au moins on sait à quoi l’on a affaire. Mais souvent, dans les tragédies chrétiennes qu’on nous fait encore, les martyrs semblent verser leur sang pour un « idéal » aussi peu formulé que celui des poètes romantiques, ou, tout au plus, pour la religion de Pierre Leroux et de George Sand, et quelquefois pour celle du prince Kropotkine.

Et il y a la « couleur locale », la fâcheuse couleur locale romaine, dont se sont si heureusement passés Corneille dans Polyeucte et Racine dans Britannicus. Il y a, mêlés partout au dialogue, les détails de cuisine, d’ameublement ou d’habillement : gauche mosaïque qui fait ressembler la conversation des personnages au texte de ces « thèmes de difficultés » où d’ingénieux professeurs de grammaire se sont donné pour tâche de faire entrer certains mots, de gré ou de force. — Et j’allais oublier le Gaulois notre ancêtre, le bon esclave ou gladiateur gaulois que l’auteur ne manque pas de fourrer dans un coin de son drame, et à qui il prête un rôle honorable pour flatter notre patriotisme.

Quant à l’action, elle consiste généralement dans les amours d’une païenne et d’un chrétien (ou inversement) et dans les efforts que fait celui-ci pour amener l’autre à la foi. Si l’homme est esclave et la femme patricienne (ou vice versa), cela, bien entendu, n’en vaut que mieux. Au cinquième acte, la belle païenne est touchée de la grâce et mêle son sang à celui de son compagnon. Et c’est très bien ainsi, et, au surplus, il est très difficile de sortir de là. Pour trouver autre chose, pour concevoir avec émotion et avec profondeur et pour exprimer sans banalité une âme chrétienne des premiers temps, l’âme et le génie d’un Tolstoï ne seraient sans doute pas de trop. Du moins y faudrait-il, à défaut de génie, une longue méditation et plus de « vie intérieure » que n’en a le commun de nos dramaturges.

Les traits que j’ai dits se retrouvent dans Blandine, et ce n’est point un reproche. Voici les inquiets à la façon de notre vieille Leuconoé, les romantiques chercheurs d’idéal : c’est Attale et Æmilia,

  Altérés d’inconnu, toujours inassouvis…
  Enivrés, et rêvant encore quelque chose !…

Voici le stoïcien, et c’est Épagathus ; l’épicurien, et c’est Lucien de Samosate ; le politique étroit, pusillanime, cruel par terreur, et c’est Septime Sévère ; l’esclave chrétienne, et c’est Blandine. — Et voici la fâcheuse couleur locale. Æmilia n’hésite pas à interpeller Blandine en ces termes :

 . . . . . . . . . . Blandine, prends ma stole,
  Et me l’apporte !… Eh bien, à quoi rêves-tu, folle ?…
  Blandine ?… Va chercher ma stole bleue !

Et, plus loin, ivre de Dezobry, M. Jules Barbier ne craint pas de prêter à une certaine Phydile ces propos audacieusement « panachés » de latin et de français :

                                       Devine
  Ce qui me plaît, à moi, dans mes dix-huit peplum ?
  Car j’en ai dix-huit !… oui !… C’est le linteolum Cæsicium, ainsi nommé, parce qu’il s’ouvre
  Sur la poitrine, — là ; jusqu’en bas, — et découvre,
  En suivant les contours du sein comme cela…

Or, nous voyons que l’énigmatique et silencieuse esclave Blandine est aimée d’un jeune charpentier, nommé Ponticus. Elle lui dit : « Veux-tu de moi pour sœur ? » Il lui répond : « Non, pour femme ! » Sur quoi elle lui donne rendez-vous, la nuit prochaine, à l’assemblée des chrétiens, dans le propre temple de Rome et d’Auguste. Le médecin Alexandre doit conduire à cette même assemblée Attale et Æmilia, qui sont curieux de savoir ce que c’est que ces chrétiens. Et nous nous disons que le jeune Ponticus se fera sans doute prier avant de céder Blandine à Jésus ; qu’Attale et Æmilia, passionnément amoureux l’un de l’autre, ne semblent pas dans les meilleures conditions pour embrasser la religion du crucifié, et qu’ils y feront quelque résistance ; ou bien qu’Æmilia se convertira seule, et que sa lutte contre Attale sera, du moins, l’un des principaux épisodes de cette tragédie…

Mais rien de tout cela.

La vie et la passion de Jésus, contées à sa façon par Blandine, — en un récit naïf, décousu et ardent, tout à fait convenable à la simplicité et à l’imagination passionnée d’une esclave ignorante, — décident instantanément le jeune Ponticus, ce pendant qu’Attale et Æmilia cèdent à la première exhortation de l’évêque Pothin.

Et nous connaissons alors que l’objet de M. Jules Barbier n’est point une aventure particulière, mais la tragique et sanglante et merveilleuse histoire de l’Église de Lyon dans la dix-septième année du règne de Marc-Antonin ; que son dessein est de nous peindre des phénomènes moraux collectifs, de nous montrer, dans tout un groupe de chrétiens, la contagion de la foi et de l’héroïsme, la sublime émulation et, proprement, l’ivresse du martyre ; et, si vous voulez, de donner une forme dramatique au dix-neuvième chapitre du Marc-Aurèle d’Ernest Renan.

Ce dessein apparaît en plein dans la seconde moitié de la pièce. — Ce qui nous est montré plus spécialement au troisième acte, c’est l’émulation pour confesser la foi et pour se faire arrêter. Æmilia et Attale songent un instant à fuir. Ils emmèneront Blandine avec eux. Alors (et, vraiment, l’idée est belle) l’esclave demande la liberté à sa maîtresse. « Au nom de Jésus, je t’affranchis, dit Æmilia. Mais pourquoi as-tu voulu être libre ? — Pour mourir », répond Blandine. — Et là-dessus, le gouverneur étant entré et Épagathus s’étant lui-même dénoncé comme chrétien, Æmilia et Attale se dénoncent librement à leur tour ; et Blandine, qu’on oubliait dans son coin, vient tendre les mains aux chaînes en disant : « Et moi ? »

Au quatrième acte et au dernier, c’est l’émulation pour souffrir ; entendez pour souffrir dans son corps, et quelles tortures ! Les tenailles, les coins, les crocs, les ongles arrachés, la chaise ardente, la griffe et la dent des bêtes… Les supplices étaient publics. À une époque de civilisation avancée et de littérature savante, après Virgile, après Horace, après Lucrèce, sous le règne du plus vertueux des empereurs, de celui qui nous a légué cet admirable bréviaire de perfection morale : Ta eis eauton, dans la ville la plus riche et la plus cultivée de la Gaule romaine, des milliers d’hommes, dont un bon nombre, apparemment, étaient d’honorables bourgeois, se réunissaient pour le plaisir de voir torturer longuement et horriblement d’autres hommes. Et je sais bien que, il n’y a guère plus d’un siècle, des magistrats lettrés, et qui peut-être composaient de petits vers, faisaient « questionner » des misérables sous leurs yeux ; que l’on venait en foule voir « rouer » en place de Grève ; qu’aujourd’hui encore, des chevaux éventrés par un taureau, lui-même tout ruisselant sous les flèches des banderilles, forment un spectacle délicieux pour des gens qui sont cependant nos frères, et qu’enfin il se rencontre des personnes distinguées pour aller voir guillotiner sans y être obligées professionnellement. Oui, je sais que la vieille humanité est abominable et que, dans le fond, elle aime le sang et la souffrance d’autrui. Toutefois, si la bête féroce n’est pas morte en elle et n’y est qu’endormie, ne peut-on pas dire que ses réveils se sont quelque peu espacés de notre temps, et que, s’il n’y a peut-être pas moins de cruauté latente dans l’âme des foules, il y en a moins de déclarée dans les lois et dans les mœurs ? Le peuple n’a presque assassiné personne depuis vingt-sept ans. La bête humaine, si la prévoyance des législations s’appliquait de plus en plus à la sevrer de sang, finirait peut-être par en perdre un peu le goût. Et je crois, je veux croire qu’aujourd’hui déjà cette idée d’une multitude en fête réunie dans un cirque pour voir déchirer et brûler, parmi d’affreux hurlements, des chairs vivantes, serait intolérable et presque inconcevable à une assez imposante minorité d’âmes douces.

De là, pour le farouche auteur de Blandine, une première difficulté. Il inscrit, en tête de son œuvre, cette fière déclaration : « La genèse de ma Blandine est aussi douloureuse que celle de ma Jeanne d’Arc. L’avenir me réserve les mêmes revanches : j’ai foi. » Allons, tant mieux. Je crains cependant, si la pièce était jouée, qu’elle ne nous accablât par un excès d’horreur physique. Voici quelques-unes des indications de la mise en scène : « Au lever du rideau, Sextius est occupé avec les soldats à rassembler et à préparer des instruments de torture épars sur le sol, tenailles, lames, carcans, ceps, fouets, etc. » Plus loin : « Blandine, vivement éclairée, est attachée à une croix. Ponticus est étendu à ses pieds sur un chevalet, entouré de bourreaux armés de tenailles. Çà et là, dans l’arène, des cadavres. » À un endroit, le médecin Alexandre accourt « en levant des mains sanglantes » et en criant :

      Cher légat, le plus fort n’est pas maître
  De la douleur physique ; elle envahit tout l’être.
  Alors, pour asservir ces nerfs injurieux,
  Je me suis arraché les ongles… Trouve mieux !

Et ces vers sont immédiatement suivis de cette note :

 (Les hurlements recommencent dans la coulisse).

Une seconds difficulté, pour l’auteur, était dans le caractère étrangement et violemment exceptionnel des sentiments et de l’héroïsme de ses personnages. Ils ont soif de souffrir (n’oubliez pas de quelles souffrances inouïes, démesurées et prolongées il s’agit ici). De cette disposition surhumaine, Renan donne ces explications : « L’exaltation et la joie de souffrir ensemble les mettaient dans un état de quasi anesthésie. Ils s’imaginaient qu’une eau divine sortait du flanc de Jésus pour les rafraîchir. La publicité les soutenait. Quelle gloire d’affirmer devant tout un peuple son dire et sa foi ! Cela devenait une gageure, et très peu cédaient. Il est prouvé que l’amour-propre suffit souvent pour inspirer un héroïsme apparent, quand la publicité vient s’y joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher d’atroces supplices ( ?) ; les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d’une foule assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d’un petit groupe d’hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse ivresse et joie sensible. L’idée que le Christ souffrait en eux les remplissait d’orgueil et, des plus faibles créatures, faisait des espèces d’êtres surnaturels. » Et encore : « Ceux qui avaient été torturés résistaient étonnamment. Ils étaient comme des athlètes émérites, endurcis à tout… Le martyre apparaissait de plus en plus comme une espèce de gymnastique, ou d’école de gladiature, à laquelle il fallait une longue préparation et une sorte d’ascèse préliminaire. » Peu s’en faut que Renan ne dise : « Le martyre était un sport. » — Il est certain que, d’être regardé, c’est une grande force : cela donne le courage de souffrir beaucoup, même pour des causes chétives et frivoles. Que sera-ce quand la cause est sublime, et quand les témoins sont tout un peuple en face duquel on confesse Dieu ! Peut-être aussi y a-t-il un degré de douleur physique qui ne peut être dépassé, au delà duquel la souffrance s’anéantit. Notre système nerveux est un indéchiffrable mystère. M. Homais comparerait les martyrs chrétiens à ces Aissaouas qui, apparemment, au bout d’une demi-heure de hurlements rythmés et de balancements de tête au-dessus d’un brasier, ne sentent plus. M. Jules Barbier, dans son avant-dernière scène, met bravement cette note de couleur scientifique, un peu inattendue dans une tragédie chrétienne : « Ponticus complètement anesthésié ». Corneille n’eût pas songé à appliquer cette épithète à Polyeucte. — Enfin, ivresse de publicité, entraînement, anesthésie, — et aussi amour de Dieu et attente d’un bonheur infini, — vous avez le choix entre ces explications, ou vous les pouvez prendre toutes ensemble. Les croyants en proposent encore une autre, qui est la grâce divine.

Mais vous entrevoyez combien il était malaisé au poète de prolonger durant deux actes cette lutte pour le martyre, ce renchérissement ininterrompu dans le plus surprenant héroïsme, et d’en soutenir sans défaillance l’écrasant crescendo. Comment faire parler ces âmes, toutes parvenues au dernier point de tension morale ? Le seul tort de M. Jules Barbier, c’est d’avoir conçu un sujet où le poète était obligé d’être génial, et où, le fût-il, il risquait de l’être avec trop d’uniformité et d’ajouter à la monotonie de l’horreur physique la monotonie de la sublimité spirituelle. Mais ce sujet trop beau, c’est aussi le mérite de M. Barbier d’avoir osé le tenter. Il n’a pas d’ailleurs été partout inégal à sa tâche ; et voici une scène, — la dernière, — où la maternité chaste et sanglante de Blandine, aidant le pauvre petit Ponticus à souffrir et à mourir, est peinte de traits assez forts et assez doux :

                    PONTICUS

    Pardonne-moi, j’ai peur !

                    BLANDINE

                            Est-ce qu’on a peur ?… Pense
    Non pas à la douleur, mais à la récompense !
    N’afflige pas Jésus par ton manque de foi !
    Car il te voit, Jésus !… sans te parler de moi.
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Je te sens sur mon cœur tout gros de tes alarmes,
    Comme un fils enfanté dans les cris et les larmes !…
    Songe que tout sera fini dans un moment.

                    PONTICUS

    Oui, laisse dans tes yeux parler ton cœur charmant.

                    BLANDINE, le berçant.

    Mon Ponticus ! (Clameurs au dehors.)

                    PONTICUS

                        Dieu !

                    BLANDINE

                                  Quoi ?

                    PONTICUS
                                  Ces cris ! ces cris de rage !

                    BLANDINE,
                         lui mettant les mains sur les oreilles.

    N’entends pas !

                    PONTICUS

                    Ah ! ce sang !

                    BLANDINE, lui mettant une main devant les yeux.

                                Ne vois pas !… Du courage !

Et, quand le petit Ponticus est sur le chevalet :

    Non ! tu ne souffres pas !… je le veux !… je l’ordonne !

                    PONTICUS

    Non… je ne… souffre… pas… (Sa tête retombe ; il meurt.)

                    BLANDINE

                                Jésus !… Je vous le donne !

Oui, cela est beau, ne craignons pas de le dire. Mais, ailleurs, il semble que l’auteur eût pu nous montrer une Blandine plus originale et plus saisissante. Renan écrit : «… Quant à la servante Blandine, elle montra qu’une révolution était accomplie. Blandine appartenait à une dame chrétienne, qui sans doute l’avait initiée à la foi du Christ. Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l’exciter à égaler ses maîtres. La vraie émancipation de l’esclave, l’émancipation par l’héroïsme, fut, en grande partie, son ouvrage. L’esclave païen est supposé par essence méchant, immoral. Quelle meilleure manière de le réhabiliter et de l’affranchir, que de le montrer capable des mêmes vertus et des mêmes sacrifices que l’homme libre ! Comment traiter avec dédain ces femmes que l’on avait vues dans l’amphithéâtre plus sublimes encore que leurs maîtresses ? La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu’il y a de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures et brûlait de souffrir… »

Il m’eût donc plu que l’auteur conçût cette tragédie chrétienne de façon qu’elle signifiât principalement le triomphe moral des esclaves, des petites gens, des ignorants grands par le cœur. Blandine eût gardé, dans le commencement du drame, l’attitude effacée et muette que lui prête habilement M. Barbier, et qui est destinée à faire un dramatique contraste avec le rôle prépondérant qu’elle joue dans la suite. Mais, en outre, les chrétiens de la bonne société, Attale, Æmilia, Épagathus, Alexandre même, tout en la regardant comme leur soeur en Dieu, n’eussent pas, d’abord, fait grande attention à elle, lui eussent témoigné tout juste les sentiments fraternels qui sont « de commandement », et, malgré eux, se ressouvenant de leur condition sociale, eussent considéré l’humble servante comme une créature égale sans doute à eux-mêmes par sa participation au rachat divin, mais inférieure par l’intelligence, l’éducation, la distinction morale. Il dut y avoir nécessairement de ces nuances dans les sentiments qu’éprouvèrent les premiers chrétiens patriciens pour leurs frères esclaves. Et l’effacement de ces nuances sous la pourpre du commun martyre eût été ici presque tout le drame.

Au reste, dans ce drame que je rêve, Blandine ne payerait point de mine. Elle ne serait point la belle fille à la robe blanche et aux longs cheveux soignés qu’on nous montrerait certainement si la pièce de M. Barbier était représentée. Elle serait petite, faible de corps, plutôt laide, comme il semble qu’elle ait été dans la réalité. Et ce serait une raison de plus pour que ses frères patriciens, lettrés, élégants, l’eussent non pas dédaignée, mais négligée un peu, et presque ignorée. Or, du jour où il s’agirait de souffrir et de verser son sang, il apparaîtrait tout aussitôt que l’âme de la fille chétive et disgraciée est plus forte, plus douce et plus haute que celle même de ses plus saints compagnons. Cela se ferait sans qu’elle s’y efforçât. Elle demeurerait modeste, elle ne se mettrait point en avant ; mais on irait à elle parce qu’on sentirait en elle une divine flamme de charité et de foi. Elle serait le guide et le réconfort de tous. Elle aurait des mots simples et profonds, que je ne me charge point de trouver, des mots qui ressembleraient à quelques-uns de ceux que Tolstoï a su prêter au vieil Akim ou à Platon Karatief. Et la patricienne Æmilia découvrirait avec étonnement et vénération la sainteté de son esclave ; et, comme autrefois Blandine aidait Æmilia à sa toilette et lui parfumait ses cheveux, Æmilia à son tour servirait Blandine dans la prison, lui rendrait les offices qu’on se doit entre martyres, laverait ses plaies avec l’eau de la cruche et essayerait de démêler sa maigre chevelure raide de sang coagulé. Et ainsi Blandine deviendrait le centre du drame, ce qu’elle n’est pas dans la pièce de M. Barbier où l’intérêt, si je ne m’abuse, se disperse un peu, et où plusieurs des autres personnages, beaucoup moins singuliers et significatifs que Blandine, occupent une aussi grande place que l’humble et sublime servante.

Mais il est temps d’arriver à l’Incendie de Rome. Là aussi nous retrouvons d’abord les éléments habituels d’une tragédie chrétienne. Il y a une Leuconoé patricienne, amoureuse d’un esclave chrétien : c’est Marcia, femme du préfet de Rome. (Oh ! que voilà une aventure qui a dû être rare dans la réalité !) Il y a l’épicurien sceptique, et c’est Pétrone. Il y a le généreux esclave notre ancêtre, et c’est ici « Faustus, esclave germain », etc. Une déplorable « couleur locale » ne cesse d’égayer la pièce. Dès la première page, il est question de loirs assaisonnés de miel et de pavots, d’oeufs de paon de Samos, de gelinottes de Phrygie enveloppées dans des jaunes d’oeufs poivrés, etc. Sous prétexte qu’ils sont lointains, les personnages s’expriment avec une noblesse soutenue. Voici la première phrase du chef des cuisines : « Jamais festin plus somptueux n’aura été servi dans le triclinium du préfet de Rome, Pedanius Secundus » ; et l’intendant Priscus, à peine entré, interpelle les esclaves en ces termes choisis : « Approchez, Égyptiens, et vous, Éthiopiens, plus noirs que Pluton, dieu des enfers… À mesure que les convives apparaîtront dans l’atrium, précipitez-vous à leurs pieds ; que rien ne manque à leurs ablutions. Quant à vous, femmes, répandez vos cheveux sur vos épaules, afin que les amis de Pedanius puissent, s’ils le désirent, essuyer leurs mains. » — Les auteurs ont voulu nous mettre sous les yeux la vie élégante sous Néron, et la vie néronienne elle-même. C’était une entreprise difficile. Quand ils ont fait dire à Néron qui veut séduire Marcia : « Oh ! veux-tu ? à nous deux nous imaginerons, nous vivrons une vie affinée, grandiose, non vécue jusqu’ici… Elle ne t’attire donc pas, cette existence surhumaine ? Oh ! songes-y : pouvoir tout ce que tu veux ! » Et encore : « J’avais fait pour toi un beau rêve : j’aurais réalisé pour toi toutes les jouissances que peut imaginer un artiste tout-puissant ; j’aurais accumulé les voluptés, les fêtes ! » ils sont, si j’ose m’exprimer ainsi, au bout de leur rouleau… Je crois que l’emploi des vers s’imposait ici. Les auteurs n’y eussent pas mis une idée de plus que dans leur prose ; mais de beaux vers (il les fallait beaux) nous eussent peut-être suggéré, par leur musique et par leur volupté propre, quelque chose des voluptés néroniennes et de ce que Cléopâtre avait appelé déjà « la vie inimitable »…

La pièce elle-même est une broderie industrieuse sur le chapitre des Annales où Tacite conte l’assassinat de Pedanius Secundus et ce qui s’ensuivit. — Ce Secundus est un abominable homme. Il livre, par servilité, sa femme Marcia à Néron. Il viole la jeune Grecque Hébé, puis, l’ayant donnée pour femme à l’esclave germain Faustus, la lui enlève contre la foi jurée. Et c’est pourquoi Faustus égorge Secundus dans sa chambre, avec l’assentiment de Marcia qui a surpris le complot, et malgré l’esclave chrétien Théomène, qui se jette au-devant du poignard pour protéger son maître. Tous les esclaves de Pedanius sont, selon l’atroce loi romaine, arrêtés et condamnés. Mais quelques-uns, parmi lesquels Théomène et Faustus, ont pu se réfugier aux catacombes, où l’inquiète Marcia les rejoint et, tombée amoureuse de l’héroïque Théomène, est convertie par lui à la foi du Christ…

Tout cela est habilement développé. Il y a du mouvement, de la variété, des coups de théâtre qui, pour être facilement prévus, n’en font pas moins de plaisir, des fins d’actes qui sont toutes « à effet », des scènes tumultueuses à personnages nombreux et qui sont très bien réglées. MM. Éphraïm et La Rode ne s’entendent pas plus mal que d’autres à « mouvoir les masses. » Si la pièce était représentée (et je ne vois pas pourquoi l’Odéon n’en tenterait pas l’épreuve), peut-être paraîtrait-elle au public intéressante, colorée, violemment dramatique, qui sait ?… Mais à la lecture, et jusqu’à l’endroit où j’en ai arrêté le compte rendu, cette œuvre intelligente ne semble point particulièrement neuve, et je dirais qu’elle rentre dans l’ordinaire « formule » des tragédies romano-chrétiennes, si, dans sa dernière partie, ne se marquait fort heureusement le dessein par lequel surtout elle vaut.

Ç’a été une « opinion distinguée », du moins parmi les journalistes, et c’est devenu un lieu commun, de rapprocher nos révolutionnaires les plus emportés, et spécialement nos anarchistes, des chrétiens de la primitive Église, et d’affirmer qu’ils se ressemblent comme des frères. Si l’on considère en elles-mêmes ces deux espèces d’hommes, rien de plus faux qu’un tel rapprochement, puisque les chrétiens étaient chastes, doux, résignés, qu’ils combattaient en eux la « nature » à laquelle nos « libertaires » font profession de s’abandonner ; qu’ils pratiquaient justement les vertus qu’un bon anarchiste doit avoir le plus en horreur ; et qu’ils ne tuaient pas, mais, au contraire, se laissaient tuer. Sans compter qu’ils étaient déjà par leurs croyances (il n’y a pas à dire !) des manières de « cléricaux. » Mais avec tout cela, il est certain que les chrétiens devaient être assez exactement, aux yeux de la société régulière des premiers siècles, ce que les plus violents révolutionnaires sont pour la nôtre. L’État et le peuple romain se trompaient en attribuant aux chrétiens des crimes et des pratiques infâmes ; ils ne se trompaient point en les considérant comme des ennemis irréductibles.

Si les communautés chrétiennes étaient composées, en majorité, de très douces âmes, il devait pourtant s’y rencontrer, surtout parmi les catéchumènes, des malheureux venus là par désespoir, excès de souffrance, haine de la société établie, instinct de révolte, insuffisamment instruits et non encore imprégnés de l’esprit de Jésus. Or la haine des corruptions sociales, si l’on n’y prend garde, est toute proche de la haine des élégances, qui est toute proche de la haine des richesses, qui est toute proche de la haine des riches, qui implique aisément la condamnation de l’ordre social lui-même. Elle revêt donc assez aisément un caractère révolutionnaire. Les âmes chrétiennes les plus douces et les plus abondantes en vertus parlaient des « infamies du vieux monde » dans les mêmes termes que le font aujourd’hui les anarchistes les moins vertueux. Et comme ceux-ci croient à l’avènement de la Cité idéale, les chrétiens croyaient au millenium, au règne des saints, dont une des conditions était la destruction de Rome et de l’Empire. Cette destruction, ils l’appelaient de leurs voeux, et c’était assurément un désir permis. Mais il n’est pas impossible qu’à force de la désirer, et comme une chose promise par Dieu, certains néophytes grossiers et véhéments fussent tentés d’y mettre la main. Comment, échauffé par les pieuses imprécations d’un saint prêtre, le sympathique barbare Faustus passe soudainement du désir à l’acte, c’est ce que MM. Éphraïm et La Rode nous montrent dans une scène qui est, à coup sûr, la plus précieuse de leur drame.

Dans une salle des catacombes, à la lueur des torches, devant ses frères qui viennent d’apprendre que les quatre cents esclaves de Secundus ont été exécutés, le prêtre Timothée, — en des phrases dictées par Dieu même, puisqu’elles sont empruntées à l’« épître catholique de saint Jacques » et à l’Apocalypse, — maudit la ville impure et sanguinaire et en prophétise la fin : «… Riches ! pleurez et jetez des cris, à cause des malheurs qui vont tomber sur vous !… Vos richesses sont pourries ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers crie contre vous… Vous avez condamné et mis à mort les innocents, les justes, qui ne vous résistaient point… Qu’elle pleure et qu’elle gémisse, la ville d’iniquité !… Parce que, dans cette grande ville, le sang des saints et des innocents a été répandu… le Seigneur enverra le feu tordre dans ses flammes, comme dans les anneaux d’un serpent, tous ces palais superbes, tous ces repaires de voluptés infâmes ! » Et enfin : «… Sur vous qui aimez Dieu se lèvera le soleil de la justice. Quand les cieux auront passé… quand les éléments embrasés auront été dissous… vous, les pauvres… vous ressusciterez en vos corps glorieux, et vous jouirez d’une félicité infinie. »

Alors Faustus (remarquez que ce qu’il vient d’entendre est tout ce qu’il connaît du christianisme,) : — « Voilà ce que ton Dieu promet ?… Je crois en lui ! — Mais, dit Marcia, où est-il, l’envoyé de Dieu qui allumera l’incendie ? Où est-il, celui que Dieu a choisi pour renverser cet empire sanglant ? — Ce sera moi ! » dit Faustus en arrachant une torche fixée à la muraille ; et, suivi de quelques-uns de ses frères, il s’en va mettre le feu à la ville.

Si cela est peut-être discutable, cela est fort dramatique ; et très dramatique aussi, au dernier tableau, du haut de la terrasse de Néron, le saut des martyrs dans les flammes.