Les Contemporains/Septième série/Les deux Tartuffe

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Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 338-361).

LES DEUX TARTUFFE.


                                  6 Juillet 1896.

Presque tous nos meilleurs comédiens ont voulu s’essayer dans le rôle de Tartuffe, et il ne paraît pas qu’aucun d’eux y ait jamais remporté un entier succès. D’où vient cela ?

C’est peut-être que ce rôle n’est pas très bon. — Que le personnage soit antipathique, cela ne serait rien ; il pourrait être sauvé soit par beaucoup de comique, soit par un peu de terreur. Mais il est double. Il y a dans Tartuffe, et très distinctement, deux Tartuffe.

Tartuffe est, d’abord, une espèce d’épais et hideux bedeau. Il pète de santé ; il a le visage allumé et l’oreille rouge. C’est un goinfre. Il lui arrive de « roter » à table. (La délicatesse de nos Comédiens officiels a supprimé, je ne sais pourquoi, les vers où cette incongruité est rappelée.) Il est laid, d’aspect repoussant. Dorine y insiste : elle dit qu’il est difficile d’être fidèle à de certains maris « faits d’un certain modèle. » Et encore : « Oui, c’est un beau museau ! » Elle dit ironiquement qu’il est « bien fait de sa personne. » Elle dit à Marianne qu’il faut qu’une fille obéisse à son père, voulût-il lui donner un singe pour époux. Le point est donc hors de doute.

Ce premier Tartuffe, au surplus, est une brute. Il n’a aucune finesse. C’est par les artifices les plus grossiers, les plus faciles à percer, les plus impudents, ou, pour mieux dire, les plus naïfs, qu’il a séduit Orgon ; par des momeries de truand de la dévotion, des « soupirs » et des « élancements » à faire retourner les gens, etc… Il a des affectations purement imbéciles, comme lorsqu’il crie à Laurent de « serrer sa haire avec sa discipline », ou lorsqu’il s’accuse d’avoir tué une puce avec trop de colère. Il est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, spirituelle, nullement dévote, éminemment « laïque », il y emploie le style des Manuels de piété et ne conçoit pas ce qu’un tel langage, appliqué à une telle matière, doit avoir nécessairement, pour cette jeune femme, de répugnant et de souverainement ridicule.

Bref, Tartuffe n’est qu’un pourceau de sacristie, un grotesque, un bas cafard de fabliau, une trogne de « moine moinant de moinerie », violemment taillée à coups de serpe par l’anticléricalisme (déjà !) du « libertin » Molière.

Mais ce gueux, ce marmiteux, ce goinfre, ce balourd, cet incongru, comment Orgon, homme riche et notable, dont la conduite pendant la Fronde a été signalée au roi avec éloge ; comment ce bourgeois, qui a sûrement les préjugés de sa classe et de son rang, a-t-il pu le recueillir chez lui, l’y traiter en ami intime et en directeur de conscience ? Comment a-t-il pu subir à ce point l’ascendant de ce goujat qui, pour être un coquin, n’en est pas moins un simple d’esprit ? On ne voit pas non plus que les bourgeois, même dévots, soient détournés par leur dévotion du soin de marier richement leurs enfants : comment Orgon peut-il s’entêter à donner sa fille à cet ancien mendigot ? Il y a là, à mon avis, une impossibilité morale.

Et c’est pourquoi, le désaccord étant complet entre ce personnage et la besogne que Molière a dessein de lui faire accomplir, voici surgir, chemin faisant, un second Tartuffe, fort différent du premier. Plus rien du rat d’église. Le butor qui racontait aux gens l’histoire de ses puces, qui rotait à table et s’empiffrait à en crever, nous apparaît maintenant comme un homme de bonne éducation, comme un gentilhomme pauvre, et qui, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Gentilhomme, je ne sais pas bien s’il l’est en effet ; mais il faut croire à présent qu’il en a du moins les airs, puisque Dorine, son ennemie, dans le couplet où elle raille Marianne, admet elle-même qu’il tiendrait bon rang dans sa province :

 Vous irez par le coche en sa petite ville, etc. 

Et sans doute, dans son tête-à-tête avec Elmire, il débute assez lourdement par l’emploi du « jargon de la dévotion » ; mais, insensiblement, il sait tourner ce jargon en caresse, et le rapproche enfin de la langue vaguement idéaliste que l’amour devait parler, cent cinquante ans après Molière, dans des poésies et romans romanesques et qui a plu si longtemps aux femmes… Mais, en outre, il a de la finesse et de l’esprit, et des ironies, et des airs détachés qui sentent leur homme supérieur et qui sont d’un véritable artiste en corruption. Et, à sa deuxième rencontre, quand il veut lever les scrupules d’Elmire, la jolie leçon de casuistique, leçon qui semble une dérision préméditée et presque une « blague » de la casuistique même ! Ce Tartuffe-là ressemble à quelque abbé italien tortueux et élégant, athée, moqueur et sensuel, et qui se complaît, avec une grâce perverse, à ôter à demi son masque.

À ce propos, vous savez qu’on s’est demandé si Tartuffe avait la foi. La question eût semblé étrange à Molière. Si Tartuffe « croyait », il serait un pharisien, il ne serait pas un « imposteur », et Molière ne lui aurait pas donné ce nom. Mais, à supposer même que l’auteur n’eût pas assez signifié sa pensée sur ce point, il faudrait ici distinguer. Pour le premier Tartuffe, le bedeau, la brute, méchant, mais stupide, dénué d’esprit critique et incapable de se connaître lui-même, on peut admettre à la rigueur qu’il ait la foi, — la foi d’un abominable charbonnier. Mais il me paraît de toute évidence que le second Tartuffe, l’homme du monde, l’homme d’esprit, l’aventurier de haut vol, ne croit ni à Dieu ni à diable. Ou je ne sais pas lire, ou ces vers, par exemple :

  Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
  Mais on trouve avec lui des accommodements.
  Selon divers besoins, il est une science
  D’étendre les liens de notre conscience,
  Et de rectifier le mal de l’action
  Avec la pureté de notre intention,

ne peuvent être que d’un terrible pince-sans-rire et d’un railleur raffiné et hardi.

La conclusion, c’est que le comédien est fort embarrassé. Il faut choisir entre trois partis : ou représenter le premier Tartuffe, ou représenter le second, ou essayer de réaliser un Tartuffe mitoyen ; car, de « fondre » les deux l’un dans l’autre, il n’y faut guère songer.

Or, si le comédien joue le premier Tartuffe, il fera rire ; mais l’action de la pièce deviendra totalement absurde. (Vous me direz : Qui s’en apercevra ?) S’il joue le second, la pièce redeviendra raisonnable ; mais alors, on ne comprendra plus du tout le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son apparition. Le public sera dépaysé, lui qui ne voit Tartuffe que sous les espèces d’un bedeau gras, rouge et libidineux ; et l’acteur ne fera pas rire, et il devra, j’en ai peur, renoncer à la douceur des applaudissements. Reste, comme j’ai dit, qu’il prenne une moyenne entre les deux Tartuffe… J’aime mieux qu’il s’en charge que moi…

Du temps de Molière, conformément à sa pensée, Tartuffe fut joué en « comique » et même en « valet comique » ; et cette interprétation dura jusqu’au commencement de ce siècle. Régnier s’en plaint dans son Tartuffe des comédiens. Je lui emprunte ces lignes intéressantes : «… Au siècle passé… l’emploi des premiers comiques s’appelait aussi l’emploi des valets, et la garde-robe des acteurs qui tenaient ces sortes de rôles se bornait presque à des habits de livrée. Aussi l’habitude de jouer chaque soir Hector ou Crispin avait rétréci le talent des comédiens, circonscrit leur horizon ; leur unique tâche étant de faire rire, Tartuffe fut joué comme valet, et, peu à peu, ce grand rôle ne fut plus qu’un sournois plaisant et cynique dont les charges et les paillardises égayaient le public.

« Cette grossière interprétation du rôle devint la tradition, et Augé, grand, beau, bien fait, très aisé dans son jeu, au dire d’un contemporain, d’une gaieté un peu basse, naturel et inexact dans son débit, estropiant les vers, Augé s’y conforma en l’exagérant encore. Il a laissé dans le rôle un long souvenir de succès…

« Avec des regards lubriques, des gestes à l’avenant, il forçait Elmire, en plein théâtre, à subir des grossièretés qu’il serait répugnant d’indiquer. Dans la scène de la déclaration du troisième acte, il cachait ses pieds sous la jupe de Mme Préville, lui serrait les doigts, lui pressait le genou, et cela avec des attouchements si impudents, qu’exaspérée elle lui dit un jour, de façon à être entendue d’une partie de l’orchestre : « Si nous n’étions pas en scène, quel soufflet je vous appliquerais ! »

Mais un beau jour on s’avisa que Tartuffe ne devait pas faire rire à ce point. Tartuffe passa donc des comiques aux premiers rôles. Vanhove, Naudet, Molé, Baptiste aîné, Damas jouèrent surtout ce que j’ai appelé « le second Tartuffe ».

C’est aussi celui-là qui a été traduit par M. Febvre (à la Comédie), par Adolphe Dupuis (à l’Odéon) et, l’autre jour, par M. Worms. — À vrai dire, Adolphe Dupuis en fit un bon gros homme, presque un vieux général. M. Febvre en faisait, lui, un homme du monde et un « brillant causeur ». Mieux qu’aucun de ses devanciers, M. Worms a sauvé Tartuffe du ridicule. Ce qu’il a exprimé peut-être le plus fortement, c’est l’ardente passion sensuelle dont Tartuffe est dévoré. Il lui a prêté aussi une sorte d’âpreté triste, une allure sombre et fatale, et qui fait songer tantôt à don Salluste, tantôt à Iago. Enfin il semble qu’il ait voulu surtout nous rendre sensible cette idée, que Tartuffe se perd parce qu’il aime. Et, en même temps, il nous a montré un scélérat si élégant, d’une pâleur si distinguée dans son costume noir, si spécial par l’ironie sacrilège qu’il mêle à ses discours, que, si Elmire lui résiste, ce ne peut plus être chez elle dégoût et répugnance, et que, vraiment, en supposant cette jeune femme un rien curieuse, et de tempérament moins paisible, on aurait presque lieu de trembler pour elle… Oh ! qu’à ce moment le premier Tartuffe, le bedeau, le truand d’église, est loin de nos yeux et de notre souvenir !

Et pourtant, si Molière revenait au monde, c’est bien, j’en suis sûr, ce truand aux basses grimaces qu’il voudrait voir, et qu’il conseillerait à ses interprètes de rendre uniquement. Et c’est ce truand qui est resté, dans l’imagination populaire, le vrai Tartuffe.

Rien à faire à cela. Peu importe qu’à mes yeux le vrai Tartuffe ce soit l’autre, « le second », ou mieux encore (je l’avoue franchement), l’Onuphre de La Bruyère, si finement nuancé, si profond, si cohérent, si harmonieux.

« Il ne dit point : Ma haire et ma discipline, au contraire ; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline… S’il se trouve bien d’un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite… il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration ; il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d’employer, pour la flatter et la séduire, le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami… Un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel… Aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables : on ne les traverse pas sans faire de l’éclat, et il l’appréhende… Il en veut à la ligne collatérale : on l’attaque plus impunément ; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune… Etc., etc… »

Oh ! je sais tout ce qu’on peut répondre, et ce que développent à ce sujet, sur les indications de leurs maîtres, tous les candidats à la licence ès lettres (car Molière est chez nous une superstition nationale) : que La Bruyère écrit en moraliste, et Molière en auteur dramatique ; qu’il faut tenir compte du « grossissement » nécessaire à la scène et de l’« optique du théâtre » ; qu’Onuphre, par trop de vérité, s’évanouirait sur les planches, etc… Je n’en suis plus du tout convaincu ; et, s’il faut tout dire, je ne goûte Tartuffe que dans les endroits précisément où, pour le ton du moins, il se rapproche d’Onuphre.

Encore une fois, qu’importe ? C’est le premier Tartuffe seul qui vit pour les foules, justement parce qu’il n’est qu’une trogne haute en couleur, aux traits simplifiés et excessifs, une tête de jeu de massacre. Les figures les plus populaires du théâtre ou du roman ne sont pas nécessairement les plus profondes, les plus étudiées ni celles qui résument le plus d’observations. (Et je pourrais ajouter que les figures les plus populaires ont été souvent créées par des esprits fort médiocres : tels Robert Macaire ou Joseph Prudhomme.) — Alphonse Daudet a conçu et fait vivre vingt personnages d’une vérité plus rare que Tartarin, d’une observation plus difficile, plus aiguë, plus curieuse ; et peut-être est-ce du seul Tartarin que les siècles se souviendront.

C’est égal, si quelque auteur contemporain mettait au théâtre un personnage aussi incohérent, aussi visiblement double que le Tartuffe de Molière, que diriez-vous, ô mon maître Sarcey ?

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                                  13 Juillet 1896.

« Bien taillé ! comme disait l’autre. Et maintenant il faut recoudre. »

Recousons.

C’est de Tartuffe qu’il s’agit. À en juger par les lettres que j’ai reçues, beaucoup de Français en France désirent que le Tartuffe de Molière ne soit pas double. Démontrons donc qu’il ne l’est pas, et que les deux Tartuffe peuvent se fondre. Rien de plus facile.

Une première remarque à faire, et très importante, c’est que Tartuffe, tout le temps que nous le voyons en personne, est, à fort peu de chose près, cohérent, harmonieux, d’accord avec lui-même. Il n’est en désaccord qu’avec l’idée que nous ont donnée de lui Dorine, puis Orgon. En d’autres termes, il n’y a pas deux Tartuffe ; mais il y a Tartuffe, d’une part, et, d’autre part, le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son entrée en scène.

Or, il faut considérer que ce portrait est moitié d’une ennemie, et d’une ennemie qui est servante (Dorine), et moitié d’un imbécile (Orgon) ; que, par conséquent, nous ne le pouvons accueillir que sous bénéfice d’inventaire, que nous en devons contrôler, rectifier ou, mieux, interpréter tous les traits.

Le Tartuffe de Dorine, c’est Tartuffe jugé et décrit par la cuisine et par l’office. « C’est un beau museau ! » Soit. Mais il y a des laideurs expressives, originales, et qui ne déplaisent pas à toutes les femmes. Apparemment, l’idéal masculin de Dorine, c’est un beau mousquetaire ou, comme nous disons aujourd’hui, un garçon coiffeur ou un ténor. Tartuffe peut s’éloigner de ce type ; il peut être mal bâti et avoir toutefois une flamme aux yeux, une grâce dans le sourire, une animation dans la physionomie, un je ne sais quoi de persuasif ou de dominateur, qui échappe à cette dondon de Dorine.

« C’est un goinfre », dit-elle encore. Mettons qu’il a grand appétit et ne dédaigne pas les vins loyaux. On n’ignore pas que la gourmandise est le péché mignon de beaucoup de personnes religieuses et même d’ecclésiastiques excellents. Louis Veuillot ne fut point une fourchette médiocre. Parmi les voluptés sensuelles, les plaisirs de la table sont ceux que l’Église interdit avec le moins de rigueur. Pourvu qu’ils n’aillent pas aux derniers excès, elle consent à y reconnaître une sorte d’innocence. Bien manger, c’est ne point faire fi des présents de Dieu qui « donne la pâture aux petits des oiseaux » ; bien manger, c’est déjà presque une façon de louer la Providence. « Les dévots, dit La Bruyère, ne connaissent de crimes que l’incontinence, parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l’incontinence. Si Phérécide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez : laissez les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d’autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s’enivrer de leur propre mérite, sécher d’envie, mentir, médire, cabaler, nuire : c’est leur état. » À plus forte raison laissez-les manger à leur appétit et boire à leur soif, et un peu au delà. Pour nombre d’hommes d’Église et de dévots, même sincères, les jouissances de la gueule sont comme une revanche licite de ce qu’ils se retranchent sur le point que vous devinez. Ces jouissances sont beaucoup plus assurées et beaucoup moins rapides que celles de l’amour ; par un bienfait de Dieu, elles sont presque aussi vives, et tout aussi matérielles, et tout aussi grossières ; et elles sont permises ! et bien plus largement que les autres, lesquelles ou ne sont autorisées que dans un seul lit ou ne le sont pas du tout ! Elles sont, elles, permises à toutes les tables où l’on peut s’asseoir ! Quelle aubaine pour les âmes pieuses ! Aussi en voyons-nous plus d’une s’empiffrer théologalement. — Joignez, ici, que le grand appétit de Tartuffe et ses connaissances de dégustateur ne sont pas pour déplaire à un opulent bourgeois comme est Orgon, que l’on peut sans témérité supposer ami de la bonne chère et fier de sa cave. C’est peut-être tout justement en bien mangeant et buvant sec que Tartuffe a achevé de le séduire.

« Tartuffe rote à table ? » D’abord, c’est Dorine qui le dit. Le digne homme a pu avoir un jour un léger hoquet, que la haineuse servante a exagéré, transformé en un bruit plus malséant. Et puis, n’oubliez pas que les gens du dix-septième siècle ne mangeaient pas fort proprement : ils prenaient la plupart des viandes avec leurs doigts, s’essuyaient les mains à la nappe, jetaient les os par-dessus leur épaule. La Bruyère écrit, par exemple, sans s’étonner : «… Si Troïle dit d’un mets qu’il est insipide, — ceux qui commençaient à le goûter, n’osant avaler le morceau qu’ils ont à la bouche, ils le jettent à terre… » Or, tout se tient ; et j’imagine que ces gens-là étaient moins exacts que nous à se garder de certaines incongruités. Notez que Dorine n’est pas précisément choquée des bruits vilains que fait Tartuffe, mais qu’elle raille surtout la bienveillance avec laquelle Orgon les salue :

 Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide !

« S’il vient à roter… », entendez : si cela lui arrive, par hasard… comme cela peut arriver à tout le monde…

Du Tartuffe violemment caricaturé par Dorine, passons au Tartuffe pieusement et béatement dessiné par Orgon.

« Tartuffe, disais-je, n’a aucune finesse… Pour être un goujat et un drôle, il n’en est pas moins un simple d’esprit… C’est par les artifices les plus grossiers, les plus voyants, les plus faciles à percer, qu’il a séduit Orgon. » — Mais, au contraire, Tartuffe paraît fort intelligent en ceci, qu’il a su approprier ses moyens de séduction à la sottise de l’homme dont il a fait sa dupe. Un de mes correspondants me dit que Orgon peut fort bien être un bourgeois notable, avoir été fidèle au roi pendant la Fronde, et n’être qu’un imbécile ; et je suis tout à fait de cet avis, l’instinct conservateur en politique n’étant pas nécessairement une preuve d’intelligence. Les « soupirs » et les « grands élancements » à faire retourner les fidèles, la terre « baisée à tous moments », et la puce tuée « avec trop de colère », et « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline », ce sont donc là des traits tout à fait propres à frapper l’imagination de cet idiot. Les finesses y eussent été fort inutiles. D’ailleurs, la foi fait des miracles de plus d’un genre, et l’on a vu souvent des dévots beaucoup plus intelligents qu’Orgon traiter avec la déférence la plus sincère et la plus aveugle et prendre pour directeur de conscience tel « petit Frère » aussi grossier et trivial que celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque

« Mais comment, disais-je encore, un bourgeois comme Orgon, et qui doit avoir les préjugés de sa classe et de son rang, peut-il bien s’entêter à donner sa fille à un ancien mendigot ? Car enfin on ne voit guère qu’un effet ordinaire de la dévotion soit de détourner les bourgeois opulents du souci de marier richement leurs enfants. » J’oubliais (volontairement ? qui sait ?) ces vers d’Orgon :

  Sa misère est sans doute une honnête misère.
  Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
  Puisqu’enfin de son bien il s’est laissé priver
  Par son trop peu de soin des choses temporelles,
  Et sa puissante attache aux choses éternelles.

  Mais mon secours pourra lui donner les moyens
  De sortir d’embarras et rentrer dans ses biens :
  Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
  Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

Souvenez-vous que Tartuffe, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Nous voyons un peu après, par les discours de Dorine, qu’il parle volontiers de son nom et de sa noblesse. Et cette noblesse, Dorine elle-même ne paraît pas la mettre en doute, lorsqu’elle dit à Marianne :

  Vous irez par le coche en sa petite ville…
  D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
  Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
  Madame la Baillive et Madame l’Élue
  Qui d’un siège pliant vous feront honorer…

Bref, c’est du hobereau peut-être autant que du saint homme que le bourgeois Orgon semble s’être entiché ; et cette croyance à la « qualité » de Tartuffe achève d’expliquer l’ascendant que Tartuffe a pris sur lui.

(Au surplus, des traits que nous jugeons grossiers et ridicules pouvaient fort bien toucher un bourgeois qui, sans doute, comme beaucoup de ses contemporains, lisait encore régulièrement la Vie des Saints. La puce de Tartuffe lui rappelait celle de saint Macaire : « Si comme Machaire eut tué une puce qui le poignait, il en issit moult de sang ; il se reprit qu’il avait vengé sa propre injure, et demeura six mois tout nud au désert, et en issit tout dérompu des mouches et d’autres bêtes. » Traduction du frère Jehan de Vignay, 1496.)

Et, enfin, j’avais tort de traiter Tartuffe de « mendigot ». Tartuffe n’a jamais mendié. Voici ce qui s’est passé, d’après Orgon. Orgon a, de lui-même, remarqué ce saint homme qui ne lui demandait rien et se contentait de lui offrir discrètement de l’eau bénite à la sortie de l’église :

  Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
  Et de son indigence, et de ce qu’il était,
  Je lui faisais des dons ; mais avec modestie
  Il me voulait toujours en rendre une partie.
  « C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;
  Je ne mérite pas de vous faire pitié ; »
  Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
  Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre…

Mélange de fierté décente et d’humilité chrétienne, Tartuffe a donc pu apparaître à Orgon bien moins comme un mendiant que comme une façon de bon Monsieur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul (excusez cet anachronisme), intermédiaire de bonne volonté entre les personnes pieuses et les pauvres. Et ces mots : « À mes yeux, il allait le répandre », peuvent bien nous faire sourire : là où nous voyons l’ostentation du personnage, Orgon n’a vu que son ombrageuse délicatesse… Oui, je conçois de plus en plus qu’il se soit laissé prendre.

Ceci nous amène à la scène où Tartuffe fait son entrée. Son second geste, le mouchoir tendu à Dorine, me paraît très conforme au caractère qu’il a ou qu’il se donne, et au rôle qu’il joue dans la maison. Et même, si j’ose dire toute ma pensée, lorsque Dorine répond :

  Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
  Et la chair sur vos sens fait grande impression ?

cela est sans doute fort plaisant ; mais enfin pourquoi Dorine, pourquoi les femmes montrent-elles leur sein nu, si ce n’est en effet pour « faire impression sur nos sens » ? Ou si ce n’est pas cela qu’elles veulent « en étalant leurs charmes », que diable veulent-elles donc ? Il se pourrait, ici, que la réplique de la servante ne fût pas non plus sans « tartufferie ». Car il n’est pas nécessaire d’être dévot pour être hypocrite. L’argument de Dorine, c’est l’argument commode qu’on a coutume d’opposer aux gens que scandalisent la lubricité d’un livre ou l’immodestie d’une œuvre d’art ; l’argument dont les chroniqueurs badins et les auteurs de revues accablent l’honorable M. Bérenger : « C’est vous qui êtes dégoûtant ; et ce que vous voyez là, c’est vous qui l’y mettez. » Les bons apôtres ! Vrai, j’aime mieux l’impureté franche et qui avoue.

Continuons. « Tartuffe, disais-je, est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, intelligente, nullement dévote, éminemment laïque, il y emploie le style des manuels de piété. » Mais veut-on qu’il se démasque tout de suite ? N’est-il pas tout naturel qu’il commence par user du langage qui lui est habituel et qu’on s’attend à rencontrer dans sa bouche ? Ce langage, d’ailleurs, c’est Elmire elle-même qui le lui impose et qui l’y ramène. Tartuffe vient de dire, à propos de son mariage projeté avec Marianne :

  Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
  Et je vois autre part les merveilleux attraits
  De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Cela, c’est la langue ordinaire de la galanterie au dix-septième siècle. Mais Elmire :

 C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

Alors, Tartuffe :

 Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Sur quoi Elmire, très prudente :

  Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs,
  Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

Elle croit l’embarrasser et se sauver de lui en l’obligeant à ne parler qu’en dévot. C’est donc en dévot qu’il parlera. Heureusement le jargon de la dévotion a plus d’un rapport avec celui de l’amour humain. Les locutions par lesquelles les mystiques traduisent leur amour de Dieu, il n’aura pas à les torturer beaucoup pour leur faire exprimer l’adoration d’une femme. Insensiblement, il tourne ce jargon en caresse. Et, par cela seul qu’il applique à une passion profane le vocabulaire et les images de la « mystique » chrétienne, il se trouve presque composer, sans le savoir, une sorte d’élégie idéaliste aux airs déjà vaguement lamartiniens :

  Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles…
  Il a sur votre face épanché des beautés
  Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés ;
  Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
  Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
  Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
  Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.

Ainsi Lamartine :

  Beauté, secret d’en haut, rayon, divin emblème…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Qui sait si tu n’es pas en effet quelque image
  De Dieu même, qui perce à travers ce nuage ?
  Ou si cette âme, à qui ce beau corps fut donné,
  Sur son type divin ne l’a pas façonné ?…..

Si bien que Tartuffe apporte un secours imprévu aux théories de M. Brunetière qui veut que la poésie lyrique de notre siècle ne soit que l’éloquence de la chaire transformée… En tout cas, il y a ici dans les discours de l’ardent gredin une grâce, équivoque sans doute, mais qui ne laisse pas d’être enveloppante, et une flamme trouble, mais chaude. Il n’est donc pas si bête de s’en être tenu au jargon dévot.

Quant au petit cours de casuistique que Tartuffe fait à Elmire, dans leur second tête-à-tête, pour lever les scrupules qu’elle lui laisse voir, il n’est point si étrange, ni si propre à estomaquer cette jeune femme, qu’il semblerait au premier moment. Au temps de Molière encore les « honnêtes gens » et les bourgeois n’étaient nullement étrangers aux choses de la théologie. Il n’y avait pas tant d’années que la question de la grâce avait été agitée devant eux dans Polyeucte et qu’ils avaient lu passionnément les Provinciales, — tout de même que, sous l’Empire, on se jetait sur la Lanterne de M. Rochefort (ce rapprochement ne signifie pas que je juge les deux ouvrages équivalents). Lors donc que Tartuffe expose à Elmire le « truc » de la direction d’intention, elle a beau n’être qu’une assez faible chrétienne, ces discours ne sont point de l’hébreu pour elle ; elle a du moins entendu parler de ces choses, et elle peut estimer Tartuffe cynique, mais non point extravagant ni ridicule.

(Sur cette question, d’ailleurs accessoire : « Tartuffe a-t-il la foi ? » j’en tiens pour ce que j’ai dit l’autre jour. L’hypocrisie dévote peut être de deux degrés : ou l’hypocrite a la foi et singe seulement les vertus qui lui manquent ; ou il simule en même temps les croyances et les vertus qu’il n’a pas. Ce deuxième cas est, selon moi, celui de Tartuffe, et c’est sans doute parce que, dans la pensée de Molière, l’imposture du personnage est complète, qu’il l’a nommé l’Imposteur. Voyez aussi comme, au premier acte, il définit, par la bouche de Cléante, l’espèce à laquelle appartient Tartuffe, et ce qu’il dit de ces « francs charlatans »

  De qui la sacrilège et trompeuse grimace
  Abuse impunément, et se joue à leur gré
  De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré…..

Ajoutez que c’est surtout de nos jours qu’on s’est plié à concevoir le mélange de la sincérité des croyances et de l’hypocrisie ou de la scélératesse des actes. Le dix-huitième siècle philosophique n’admettait même pas la sincérité des fondateurs de religions, et les regardait tous comme des jongleurs. Et, enfin, si Tartuffe reproduit, en somme, les maximes du très sincère et très croyant Escobar, il en change singulièrement le ton, et y mêle (je persiste dans mon impression) une ironie et presque une « blague » de pince-sans-rire.)

J’ai fini de me réfuter. Reste le Tartuffe que j’appelais le « second Tartuffe », et qui est, en réalité, le seul. Oui, Tartuffe est un, et il n’y a qu’un Tartuffe. Seulement l’acteur qui le jouera fera bien de se souvenir, après tout, de la figure qu’a pu prendre Tartuffe dans l’imagination de Dorine : par où il sera conduit à nous mettre sous les yeux un personnage intermédiaire entre le Julien Sorel que nous a montré M. Worms, et le truand de sacristie que Dorine nous dépeint ; moins proche toutefois de celui-ci que de celui-là ; bref, quelque chose d’assez ressemblant à cet étonnant précepteur ecclésiastique que nous révéla naguère un procès retentissant.

Et maintenant me reprochera-t-on, une fois de plus, trop de complaisance à plaider le pour et le contre, et trop de goût pour de « vains exercices de rhétorique » ? Celui-ci, du moins, n’aura pas été entièrement vain, puisque, ayant retourné Tartuffe dans tous les sens, me voilà, finalement, plus assuré de la vérité et de l’unité secrète de cette illustre figure. Mais, au surplus, pourquoi mes oscillations ne seraient-elles pas la marque d’un esprit scrupuleux et modeste ? Ces incertitudes impliquent le sérieux, — bien loin de l’exclure, comme quelques-uns le disent. On peut fort bien manquer d’assurance à définir un personnage de drame ou de roman, — et ne point manquer de décision à distinguer le bien du mal ; on peut être hésitant dans ses investigations et jugements littéraires, — et ferme sur ses principes de conduite. Il y a des gens qui s’admirent et qui se croient l’âme belle, énergique et généreuse parce qu’ils ont sur tout des opinions violentes, insolentes, absolues et instantanées ; comme si la manie affirmative était une présomption de beauté morale ! Oh ! que je me méfie ! et combien j’ai peur que, tout au contraire, cette inaptitude à considérer les aspects divers des choses n’entraîne l’incapacité de se connaître soi-même et de voir sa pauvre vie comme elle est, et toutes les tristes suites de l’aveuglement sur soi ! Vagues, vides et bruyants, dupes des mots, dupes des modes qu’ils se figurent créer et qu’ils suivent avec fracas, n’hésitant jamais parce que jamais ils n’examinent, ceux-là peuvent me traiter de faiseur de tours. Ils ne comptent pas.