Les Contes de Canterbury/Conte de l’intendant
Après que l’on a ri du plaisant cas
d’Absalon et Nicolas le gracieux,
des gens divers, divers sont les propos ;
mais, la plupart, ils en rient et se gaussent,
et nul ne vis-je que ce conte peinât,
hormis le seul Oswald l’intendant,
vu que de son métier il était charpentier.
Quelque colère au cœur lui est restée.
Il murmure et il blâme un tantinet le conte.
« Sur mon salut, dit-il, je pourrais me venger
en contant du meunier orgueilleux joué,
s’il pouvait me chaloir de conter paillardises.
Mais je suis un vieillard, plaisanter ne me chaut.
J’ai fait mon temps au vert, désormais suis-je au sec[1] ;
sur ces cheveux blanchis sont écrits mes vieux ans ;
tout ainsi que le poil ai-je le cœur chanci.
À moins que je ne sois dans le cas de la nèfle.
Ce fruit-là, plus il va et plus il est mauvais,
tant qu’il blettisse en tas ou sur la paille.
Ainsi de nous, les vieux, s’en va-t-il, je le crains :
à moins qu’on ne soit blet, on ne peut être mûr.
Tant que le monde veut nous jouer de la flûte, nous sautons et sautons[2].
Car dans notre vouloir reste fiché ce clou
d’avoir blanche la tête ayant verte la queue
ainsi que le poireau : morte notre vigueur,
notre vouloir pourtant est toujours en folie.
Nous ne nous pouvons rien faire, mais il nous faut parler.
Toujours couve du feu sous notre vieille cendre.
Quatre charbons sont là, que je vais vous nommer :
Vantardise, mensonge, colère et convoitise ;
et ces quatre étincelles sont le lot de vieillesse.
Nos vieux membres sont gourds, oui, cela se peut bien,
mais vouloir ne prétend défaillir, ah bien, non.
Et je me sens encore, moi, ma dent de poulain,
malgré les nombreux ans qui sont passés depuis
que se prit à couler le fausset de ma vie ;
car, sitôt né, bien sûr, sans attendre, la mort
a tiré le fausset par où ma vie s’en va,
et, depuis, le fausset coule et coule si bien
que tout près d’être vide est enfin le tonneau ;
et mon filet de vie découle sur le jable.
Bien peut la sotte langue sonner, carillonner
les folies qui depuis de longs jours sont passées.
Hormis le radotage, chez les vieux, plus rien n’est. »
Aussitôt que notre hôte eut oui ce beau prêche,
du ton impérieux d’un roi il répliqua.
Il dit : « À quoi donc riment tous ces sages discours ?
Devrons-nous tout le jour gloser sur l’Évangile ?
C’est le diable qui fit prêcher un intendant,
comme il fait savetier pilote ou médecin.
Dis-nous donc ton histoire sans gaspiller le temps.
Voici venir Deptford, et il est demi-prime[3].
Voici venir Greenwich, où hante maint gredin.
Il serait temps, grand temps d’entamer ton histoire ! »
« Or donc, messires, dit Oswald l’intendant,
je vous demande en grâce à tous qu’il ne vous peine
que je réponde et lui baille quelques nasardes ;
car opposer la force à la force, c’est justice.
Ce meunier ivre nous a ici conté
comment fut engeigné certain charpentier,
possible, pour me railler, car j’en suis un, moi.
Et, par votre congé, il va me le payer.
Je veux tout comme lui user de mots vilains[4].
Fasse Dieu, je l’en prie, qu’il se rompe le cou.
Il sait bien dans mon œil découvrir un fétu,
mais dans son œil à lui il ne voit point la poutre.
À Trumpington, non loin de Cantebridge[6],
passe un ruisseau et, par-dessus, un pont,
et sur ledit ruisseau est assis un moulin —
ce que je vous dis là c’est la vérité pure.
Un meunier l’habitait depuis un fort long temps.
Comme un paon il était orgueilleux et paré.
Cornemuser, pécher et réparer filets,
faire coupes au tour, lutter, tirer de Tare, a tout il s’entendait.
Pendue à sa ceinture il portait dague longue ;
de son épée la lame avait tranchant aigu.
Joli poignard encore au fond de l’escarcelle.
Nul qui, pour le péril, eût osé le toucher.
Un couteau de Sheffield était dedans ses chausses.
Il avait face ronde, camus était son nez,
son crâne était pelé autant que l’est un singe.
Cet homme-là était un franc coureur de foires.
Là nul n’osa jamais porter la main sur lui
que meunier ne jurât qu’il le paierait sur l’heure.
Grand voleur — c’est le vrai — de grain et de farine,
rusé voleur aussi et fait au filouter.
Ce meunier avait nom Sinquin[7] le dédaigneux.
Il avait une femme, issue de noble race.
Le curé de l’endroit était père d’icelle.
Avec elle il donna force poêle d’airain
pour que ledit Sinquin entrât dans sa famille.
La damoiselle fut élevée au couvent,
Car Sinquin ne voulait, disait-il, prendre femme
qui ne fût élevée décemment et pucelle,
afin de bien tenir son rang de Yeoman[8].
Elle était orgueilleuse, effrontée comme pie.
C’était un beau spectacle à voir que ces deux-là.
Les dimanches et fêtes il allait devant elle,
sa cornette[9] enroulée tout autour de son cou,
et elle le suivait, qui portait robe rouge ;
rouges étaient aussi les chausses de Sinquin.
Nul n’osait l’appeler d’un autre nom que « dame ».
Nul n’était si hardi, parmi ceux qui passaient,
Qu’il osât folâtrer ni jouer avec elle,
s’il ne voulait se faire massacrer par Sinquin
à coups de dague, à coups de couteau, de stylet ;
car toujours les jaloux sont dangereuse espèce —
du moins ont-ils désir que leur femme le croie.
Elle, de son côté, qui avait sa souillure[10],
était une puante, puant comme eau croupie ;
elle était méprisante, elle était insultante.
La plus noble, à son gré, lui devait des égards,
tant pour sa parenté que pour l’éducation
qu’elle avait reçue au couvent.
Ces époux à eux deux possédaient une fille
de vingt ans, sans autre famille
qu’un enfant âgé de six mois.
Il était au berceau et c’était un beau gars,
La jouvencelle était et potelée et drue,
le nez camus, les yeux gris comme verre,
la croupe large et les seins ronds et hauts,
cheveux bien blonds d’ailleurs, à ne vous point mentir.
Le curé de l’endroit, parce qu’elle était belle,
était dans le dessein de la faire héritière
de ses effets, de sa maison,
et sur son mariage il était exigeant.
Il la voulait marier en haut lieu
à quelque digne sang d’antique descendante.
Le bien de Sainte Église, en effet, doit aller
à sang de Sainte Église, qui ait de la naissance.
Le prêtre voulait donc honorer son saint sang,
dût-il, en ce faisant, dévorer Sainte Église.
Force mouture échut à ce meunier, sans doute,
de l’orge et du froment du pays d’alentour,
et surtout il était un certain grand collège
à Cantebridge, nommé le Soler-Hall,
qui lui donnait à moudre et son blé et son orge.
Or un jour il advint, en une occasion,
que, pris soudain d’un mal, s’alita le manciple[11].
On crut que, sans manquer, il allait en mourir.
Aussi notre meunier vola farine et grain
cent fois plus que devant ;
car devant volait-il encore courtoisement,
mais, outrageusement, dès lors, il fut voleur.
Sur quoi le wardain[12] tance et fait beau bruit.
Mais meunier en fait cas comme d’un grain d’ivraie,
Il parla haut, jura que c’était calomnie.
Or il était deux clercs, tous deux jeunes et pauvres,
hôtes de ce collège dont je viens de parler,
C’étaient deux gens têtus et de jouer friands,
et, pour le seul attrait du jeu et du plaisir,
ils vont, sans se lasser, demander au wardain
qu’il leur donne congé, ne fût-ce qu’un moment,
pour aller au moulin porter moudre leur blé.
Et certes, sur leur tête ils osaient en répondre,
on ne les volerait d’un demi picotin
par ruse, ni par force ne leur prendrait-on rien.
Tant qu’enfin le wardain octroya le congé.
Jean était le nom d’un, Alain celui de l’autre.
Ils étaient d’une ville qui se nomme Strother,
là-bas, loin dans le Nord, où ? je ne le saurais dire.
Notre Alain donc s’active après son équipage.
Sur le dos d’un cheval il vous charge le sac.
Et puis en route, Alain, et, en route aussi, Jean,
bonne épée au côté et bouclier au flanc.
Jean connaît bien la route, point n’est besoin de guide.
Arrivés au moulin, il décharge le sac.
Alain parla premier : « Salut, Simon, ma foi !
Et comment vont ta femme et ta fille jolie ? »
« Alain, sois bien venu, dit Sinquin, sur ma vie,
et Jean pareillement. Eh, qui donc vous amène ? »
— « Simon, dit Jean, pargué[13], nécessité fait loi.
Qui n’a pas de valet doit se servir soi-même,
ou bien il n’est qu’un sot, ainsi disent les clercs.
Notre manciple, il va, je le crois, trépasser —
il a ses grosses dents qui le font tant souffrir !
et c’est pourquoi je viens, et Alain avec moi,
pour moudre notre grain et puis le remporter.
Dépêche-nous, de grâce, sitôt que tu pourras. »
— « Ainsi sera-t-il fait, dit Sinquin, par ma foi.
Mais vous que ferez-vous, quand se fera l’ouvrage ? »
— « Pargué, je me tiendrai tout près de la trémie,
dit Jean, afin de voir comme y entre le grain.
Je n’ai pas encore vu, par le sang de mon père,
comment cela va et vient, la trémie. »
Alain à son tour dit : « Ainsi feras-tu, Jean.
Cependant, par mon chef, je me tiendrai en bas,
afin de voir comment la farine descend
dans l’auge, et ce sera là mon ébatement.
Car, Jean, en bonne foi, je puis te ressembler :
je suis certes aussi mauvais meunier que toi. »
Le meunier a souri de leur simplicité.
Il songea : « Ce qu’ils font, ce n’est tout que finesse.
Ils cuident que nul homme ne les saurait tromper.
Pourtant, si tout va bien, je leur en ferai voir,
en dépit des ressources de leur philosophie.
Plus il auront recours, eux, à des tours subtils,
plus, en me servant, moi, je les volerai.
Encore, pour farine n’auront-ils que du son.
Les plus grands clercs ne sont nullement les plus sages,
comme jadis au loup a bien dit la jument.
Tout leur art, je le prise autant qu’un grain d’ivraie. »
Il prend la porte en tapinois,
ayant choisi son temps, et sort à la muette.
Il cherche à droite, à gauche, et finit par trouver
le cheval de nos clercs, qui était attaché
derrière le moulin et sous une tonnelle.
Alors, vers le cheval bellement il s’adresse
et, sans perdre de temps, il lui ôte la bride ;
et, dès qu’il se sent libre, le cheval de partir
vers le marais où courent des juments indomptées,
haut le pied, hennissant, sans connaître d’obstacle.
Le meunier s’en revient et il ne sonne mot,
mais il fait sa besogne et rit avec les clercs,
tant qu’à la fin son blé est bel et bien moulu.
Et dès que la farine est au sac et liée,
Jean sort et voit son cheval disparu.
Il crie « haro », il crie « hélas !
Voilà notre cheval perdu ! Alain, au nom des os de Dieu,
alerte, viens-t’en, ami, vite, vite.
Hélas ! notre wardain a perdu son palefroi. »
Et Alain oublie tout, la farine et le grain,
et tout son bon, ménage lui sort de la cervelle.
« Quoi ? Par où a-t-il pris ? » se met-il à crier.
La meunière au moulin arrivait en courant,
disant : « Hélas ! votre cheval ! il s’en va au marais
grand’allure trouver des juments indomptées.
Au diable soit la main qui l’attacha si mal
et celui qui eût dû lui mieux lier la rêne. »
— « Hélas ! dit Jean, Alain, pargué,
va, mets bas ton épée et je mets bas la mienne.
Je cours, Dieu le sait, aussi vite qu’un cerf.
Eh ! morgue, à nous deux il n’échappera mie.
Pourquoi n’avoir pas mis le bidet dans la grange ?
Malepeste, parguienne, Alain, tu n’es qu’un sot ! »
Ces deux bons clercs ont donc couru grand’erre
vers le marais, Alain et aussi Jean.
Et quand le meunier voit que les clercs sont partis,
il a de leur farine pris un demi-boisseau
et a dit à sa femme d’en pétrir un gâteau.
« Je crois bien, ce dit-il, que les clercs se méfiaient.
N’empêche qu’un meunier fait la barbe à un clerc
avec tout son savoir. — Qu’ils aillent leur chemin !
Voyez-les donc aller ! oui, les enfants s’amusent !
Ils ne l’auront pas si aisément, par mon chef. »
Ces bons clercs ! ils courent de-ci de-là.
« Gare, gare — arrête, arrête — par ici — en arrière !
Va-t’en là-bas siffler, toi, moi, je le guette ici. »
Mais de longtemps, — jusques a la nuit close —
ils ne peuvent, malgré qu’ils s’évertuent,
rattraper leur bidet, qui toujours court… et vite !
tant que dans un fossé ils l’attrapent enfin.
Las et tout dégouttant, comme chien sous la pluie,
s’en vient le pauvre Jean et Alain avec lui.
« Malheureux, disait Jean, le jour où je suis né !
Nous servirons de fable et de risée au monde.
Notre blé est volé : de sots nous vont traiter
les gens et le wardain et tous nos camarades,
et surtout le meunier. Hélas ! hélas ! »
Ainsi Jean se lamente, et vient clopin-clopant
vers le moulin, et Bayard par la bride.
Il trouva le meunier assis près du foyer ;
car il faisait nuit noire, pas moyen d’aller outre.
Ils implorent de lui, et pour l’amour de Dieu,
couvert et gîte, à beaux deniers s’entend.
Le meunier leur répond : « S’il y a de la place,
tel que voilà, il y en a pour vous.
Ma maison est petite, mais vous avez la science,
et en argumentant vous savez d’un espace
de vingt pieds en faire un d’un quart de lieue au moins.
Or voyons si, tel quel, ce logis peut suffire
ou, selon votre mode, moyennant vos discours, rendez-le spacieux. »
— « Or ça, Simon, dit Jean, par monsieur Saint Cuthbert[14],
tu es toujours gai, toi, et c’est bien répondu.
Il faut, ai-je ouï dire, prendre de deux choses l’une,
ou bien ce que l’on trouve ou bien ce qu’on apporte.
Mais avant tout, cher hôte, de grâce, je te prie,
procure-nous manger et boire et nous héberge,
et nous te le paierons, sans qu’il y manque rien.
On ne peut, les mains vides, attirer un faucon :
voici donc notre argent tout prêt à dépenser.
Lors le meunier envoie au village sa fille
quérir et bière et pain, et fait rôtir une oie,
et il lie leur cheval pour qu’il ne se détache ;
puis dans sa propre chambre il leur dressa un lit,
de couvertes, de draps, très décemment garni,
du sien propre éloigné de dix pieds ou de douze.
Sa fille avait son lit à elle
dans cette même chambre : un lit, puis, après, l’autre.
On ne pouvait mieux faire et la raison, c’était
qu’il n’était là dedans de logement plus grand.
On soupe et l’on devise afin de se distraire,
Et à cœur joie l’on va buvant la bière forte.
À la fin, vers minuit, on s’en va se coucher.
Le meunier s’est fort bien vernissé le visage.
Très soûl, il était pâle, et non point empourpré.
Il avait le hoquet et il parlait du nez
comme s’il eût eu asthme ou rhume de cerveau.
Il part donc se coucher et sa femme avec lui.
Elle, elle était légère et gaie autant que geai
d’avoir bien humecté son aimable gosier.
Droit au pied de son lit fut placé le berceau,
pour qu’elle pût bercer et allaiter l’enfant.
Quand de la cruche on eut vidé le contenu,
au lit se mit la fille, sans plus longtemps tarder,
au lit se mit Alain, et Jean se mit au lit.
Tout est couché. Besoin ne fut de dormitif.
Le meunier a humé la bière à si longs traits
qu’en son sommeil il ronfle aussi fort qu’un cheval
et ne se donne garde de tenir son derrière.
Sa femme avec vigueur joue l’accompagnement.
On eût ouï leur bruit à plus de deux cents toises ;
et la donzelle aussi ronfle par compagnie[15].
Alain le clerc entend la mélodie.
Il pousse Jean du coude et dit : « Dors-tu ?
Entendis-tu jamais, dis-moi, chanson pareille ?
Hein ! les complies qu’à trois ils nous chantent ici !
Que le feu Saint-Antoine arde les importuns !
Qui jamais entendit si merveilleuse chose ?
Oui, que Dieu leur envoie la fleur des fins mauvaises !
Je n’aurai de sommeil de toute cette nuit.
Mais enfin, peu me chaut ; tout sera pour le mieux.
Car, Jean, ajouta-t-il, j’en jure mon salut,
je veux, si je le puis, caresser la pucelle.
Il nous est par la loi laissé quelque recours ;
car il est une loi, Jean, qui nous dit ceci :
que si, sur certain point, certain homme est lésé,
il doit, sur certain autre, être dédommagé.
Notre blé est volé, en un mot comme en cent,
et ce jour fut pour nous trop mauvaise journée,
et puisqu’il n’est pour moi point de redressement,
je veux du moins avoir récompense à ma perle.
Non, non, pargué, je n’en choisis point d’autre. »
Jean répondit : « Alain, penses-y donc.
Le meunier, tu le sais, est homme à redouter,
et, si de son sommeil jamais il s’éveillait,
il pourrait à tous deux nous faire vilenie ! »
Sur quoi Alain repart : « Je ne fais cas de lui non plus que d’une mouche. »
Il se lève et se glisse auprès de la pucelle.
Elle était sur le dos dormant profondément,
si bien qu’il fut si près, avant qu’elle l’aperçût,
que pour crier, vraiment ! il eût été trop tard ;
et, pour le faire court, ils accordent leurs vielles.
Or, joue, Alain ! Tandis, parlerai-je de Jean.
Jean reste en paix le temps qu’on chemine cent toises,
et à part lui il geint et il se déconforte.
« Hélas ! dit-il, hélas, voilà un méchant tour !
Je puis maintenant dire que je ne suis qu’un sot.
Mon camarade au moins a remède à son mal :
il serre dans ses bras la fille du meunier ;
il voit, s’aventurant, son besoin soulagé ;
et moi je reste au lit tout tel qu’un sac de balle ;
et quand demain matin sera conté ce tour,
on me tiendra pour simple et pour poule mouillée.
Bah ! je me lèverai et courrai l’aventure.
Qui rien ne risque, rien n’a, dit le dicton. »
Et le voilà sur pied et qui sans bruit s’en va
vers le berceau, et le prend en ses mains,
et le porte tout doux près du pied de son lit.
La femme peu après cesse son ronflement,
s’éveille, sort, afin d’aller tomber de l’eau,
rentre, ne trouve plus son berceau en sa place,
tâtonne ça et là, mais de berceau point trace,
« Hélas, dit-elle, hélas, j’allais me fourvoyer ;
j’ai failli m’en aller tout droit au lit des clercs.
Eh ! Benedicite ! mal m’en eût-il lors pris ! »
Et d’aller tant qu’elle eut retrouvé le berceau,
et toujours et toujours elle avance à tâtons
et trouve enfin le lit, et se croit à bon port,
parce que le berceau est là auprès du pied.
Sans savoir où elle est, car elle n’y voit goutte,
bien et bel entre-t-elle au lit auprès du clerc
et reste sans branler et cherche le sommeil.
Or bientôt Jean le clerc brusquement se redresse
et sur notre commère tombe à bras raccourcis.
Elle n’avait de longtemps goûté pareil déduit.
Il point dur et profond ainsi qu’un enragé.
Telle est la belle vie que mènent nos deux clercs,
jusqu’à ce que le coq eut par trois fois chanté.
Alain, quand l’aube vint, se trouva fatigué,
car il avait peiné toute cette longue nuit.
Il dit alors : « Adieu, Madelon, amie douce ;
voici te jour venu, je ne puis demeurer.
Mais, pour la vie, a pied, à cheval, en tous lieux,
je suis, sur mon salut, ton clerc tout dévoué. »
— « Va donc, bel ami doux, dit-elle, va, adieu !
Mais, avant que tu partes, un mot veux-je te dire.
Quand tu t’éloigneras, passant près du moulin,
à l’huis qui est derrière, là, tout près de l’entrée »
tu verras un gâteau d’un bon demi-boisseau
fait de ton propre blé,
que j’ai moi-même aidé mon père à te voler.
Et, bel ami, dit-elle, Dieu te sauve et te garde ! »
Et à ces mots peu s’en faut qu’elle ne pleure.
Alain se lève et pense : « Devant que le jour crève,
je vais me mettre au lit près de mon compagnon ;
et voilà que sa main a trouvé le berceau.
« Pardieu, réfléchit-il, je me trompais d’adresse.
J’ai la tête qui tourne d’avoir tant besogné,
et c’est là ce qui fait que je ne vais pas droit.
Je vois bien au berceau que je suis fourvoyé :
c’est là que sont couchés le meunier et sa femme. »
Et d’aller de ce pas, que le diable l’emporte !
vers le lit dans lequel est couché le meunier :
il croit se mettre au lit près de son ami Jean,
et c’est près du meunier que le galant se boute.
Il le prend par le cou et lui parle tout bas :
« Ehl Jean, éveille-toi, eh ! tête de mulet,
eh ! par le sang du Christ, et écoute un bon tour,
car, vrai, par ce seigneur que l’on nomme saint Jacques,
j’ai par trois fois, en cette courte nuit, joui
de la fille au meunier étendue sur le dos,
tandis que dans ton lit tu tremblais en poltron. »
— « Ah ! faux ribaud, dit le meunier, vraiment ?
Ah ! faux traître ! faux clerc !
tu mourras tout à l’heure, par la vertu de Dieu,
toi qui fus si osé que de déshonorer
ma fille qui sortit de si haute lignée. »
Et à la gorge il a saisi Alain,
et Alain à son tour l’empoigne avec furie,
et en plein sur le nez il lui donne du poing.
Un flot de sang jaillit, tombant sur sa poitrine.
Et sur le sol alors, nez et bouche meurtris,
ils se roulent tous deux comme gorets en sac ;
puis les voilà sur pied, puis les voilà par terre,
tant qu’enfin le meunier butte contre un pavé
et du coup sur sa femme va choir à la renverse.
Elle ne savait rien de la sotte querelle,
endormie qu’elle était depuis un court instant
avec Jean qui, pour lors, réparait sa nuit blanche.
La chute en sursaut la réveille.
« À l’aide, à l’aide, sainte croix de Bromholm[16],
In manus tuas ! Seigneur, je t’invoque !
Éveille-toi, Simon. Le malin est sur nous
Oh ! j’ai le cœur brisé, oh ! je suis presque morte.
J’ai quelqu’un qui me pèse sur le ventre et la tête.
A l’aide, Simon, à l’aide, car les faux clercs se battent ! »
Jean saute à bas du lit aussi vite qu’il peut
et tout le long des murs il s’en va tâtonnant
pour trouver un bâton ; et elle aussi se lève.
Elle savait les êtres mieux que ne faisait Jean :
contre le mur, tantôt, elle trouve un bâton.
Elle aperçut alors une vague lueur,
car par un trou entrait un clair rayon de lune,
et à cette lumière elle les vit tous deux,
quoiqu’elle n’eût pu dire au vrai c’est tel ou tel,
lorsque devant ses yeux elle entrevit du blanc :
et dès qu’elle aperçut cette vague blancheur,
elle crut que le clerc portail bonnet de nuit,
et, le bâton en main, elle approche, elle approche,
et crut avoir atteint Alain, mais, là, en plein,
quand c’était du meunier le blanc crâne pelé ;
si bien qu’il roule à bas et crie : « Haro ! je meurs ! »
Les deux clercs vous le rossent et le laissent par terre.
Puis, se vêlant, ils vont reprendre leur cheval,
et leur farine aussi, et se mettent en route,
sans oublier de prendre au moulin leur gâteau,
fait d’un demi-boisseau de farine et bien cuit.
Ainsi est le meunier orgueilleux bien battu ;
encore a-t-il perdu la mouture du blé ;
sans compter qu’il a fait tous les frais du souper
des clercs Alain et Jean, qui l’ont battu si bien.
On lui a caressé et sa femme et sa fille.
Cela, meunier, cela t’apprendra à tromper.
Et c’est pourquoi l’on dit ce proverbe très vrai :
« Il ne doit pas s’attendre au bien qui fait le mal ;
qui fut trompeur sera trompé. »
Et Dieu, qui tout là-haut trône en sa majesté,
garde la compagnie, tant petits comme grands !
Ainsi ai-je payé le meunier dans mon conte.
- ↑ C’est l’hiver : le cheval n’est plus mis au vert, on le nourrit de fourrage
sec, à, l’écurie. - ↑ Luc, VII, 32.
- ↑ C’est-à-dire sept heures et demie du matin.
- ↑ Ces « mots vilains », nous avons cru devoir les atténuer un peu.
- ↑ Chaucer a repris ici le sujet de deux fabliaux, De Gombert et des .II. clers et Le Meunier et les .II. clers (A. de Montaiglon, Recueil général et complet des Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, I, 238, V, 83), sujet repris également par Boccace dans son Décaméron (nouvelle VI de la IXe journée), d’où La Fontaine, à son tour, a tiré le conte du Berceau (IV, 202). Plusieurs éditeurs écrivent que le même sujet est traité dans les Cent Nouvelles nouvelles (sans préciser davantage) et dans le Parangon des nouvelles (nouv. 30), mais nos recherches dans ces recueils ont été vaines. Il y a, dit Skeat, dans Hazlitt’s Popular Poetry (III, 98), un conte intitulé A mery lest of the Mylner of Abyngton wilh his Wife and his Daughter, and the two povre Scholers of Cambridge, qui serait tiré du conte de Chaucer.
- ↑ Vieille forme de Cambridge.
- ↑ Diminutif de Simon.
- ↑ Vassal, aurait-on dit alors en France.
- ↑ Pièce d’étoffe qui tombait du chaperon.
- ↑ Son illégitimité.
- ↑ Dans le sens, qui semble inconnu en vieux français, d’officier chargé des provisions de bouche.
- ↑ Maître ou président du collège. C’est du français du Nord.
- ↑ Le langage des clercs a des traits dialectaux du Nord. Comment conserver cet élément de charme ? La Fontaine nous suggère ces jurons qui seuls, donnent quelque couleur locale à ses Normands du conte des Troqueurs.
- ↑ Il est du Nord et jure par l’apôtre de Northumbrie.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ Lieu du Norfolk où il y avait un morceau de la vraie croix.