Les Contes de Canterbury/Conte du moine
Prologue du Moine.
Quand j’eus achevé mon conte de Mélibée
et de Prudence et de sa bénignité,
notre hôte dit : « Foi d’honnête homme
et par le précieux corpus madrian[1],
je donnerais bien un baril d’ale
pour que ma bonne chère femme eût entendu ce conte !
car elle est loin d’avoir telle patience
que la femme de ce Mélibée, Prudence.
Par les os de Dieu ! quand je bats mes valets,
elle m’apporte les grandes triques,
et crie : « Tue-les tous, les chiens,
et romps-leur le dos et tous les os ».
Et s’il arrive qu’un de mes voisins
à l’église ne s’incline pas devant ma femme,
ou ait l’audace de lui manquer d’égards,
quand elle revient à la maison, elle me saute à la face
et crie : « Faux couard, venge donc ta femme !
Par les os du corpus ! donne-moi ton coutelas
et toi prends ma quenouille et va filer ! »
Du matin au soir voici ce qu’elle répète :
« Hélas ! » dit-elle, « pourquoi ai-je été destinée
à épouser une poule mouillée, un singe[2] couard,
qui se laisse faire par tout le monde !
Tu n’oses pas défendre les droits de ta femme ! »
Voilà ma vie à moins que je ne veuille me battre ;
et à sortir aussitôt il faut me préparer,
si non je suis perdu, à moins que je ne
sois téméraire comme un lion furieux.
Je suis sûre qu’elle me fera un jour tuer
quelque voisin, et puis va te faire pendre !
C’est que je suis dangereux le couteau à la main
bien que je n’ose lui résister à elle,
car elle a de bons bras, par ma foi !
en pourra juger quiconque envers elle agira ou parlera mal.
Mais quittons ce sujet.
Messire moine, (dit-il,) faites joyeuse mine,
car tous allez nous dire un conte en vérité.
Ça ! Rochester est là tout près !
Approchez, monseigneur, ne rompez pas notre jeu.
Mais, par ma foi, je ne sais pas votre nom ;
dois-je vous appeler messire dom Jean
ou dom Thomas, ou bien dom Alban ?
De quelle maison êtes-vous, par la famille de votre père ?
j’en jure Dieu, tu as fort beau teint,
c’est pâturage de gentilhomme que le tien[3] ;
tu n’as pas l’air d’un pénitent ni d’un spectre.
Sur mon honneur, tu es quelque dignitaire,
quelque respectable sacristain[4], ou quelque cellérier[5],
car par l’âme de mon père, m’est avis
que tu es maître quand tu es chez toi,
non pas pauvre cloîtré non plus que novice,
mais gouverneur avisé et sage.
Sans compter qu’en fait de muscles et d’os
tu es en bon point pour l’heure.
Je prie Dieu qu’il confonde celui
qui le premier te fit entrer en religion ;
tu aurais fait un fameux coq.
Si tu avais le droit, autant que tu as le pouvoir,
de satisfaire ton penchant à procréer,
tu aurais engendré mainte créature.
Hélas ! pourquoi portes-tu un capuchon si large[6] ?
Dieu me punisse ! si j’étais pape
non seulement toi, mais tout homme vigoureux,
fût-il tondu jusqu’au haut du crâne,
aurait femme ; car le monde est perdu !
la religion a pris toute la fleur
des coqs[7] ; et nous laïques ne sommes que des crevettes !
D’arbres frêles viennent pauvres rejetons.
C’est ce qui fait que nos héritiers sont si menus
et faibles, qu’ils ne peuvent engendrer comme il faut.
C’est ce qui fait que nos femmes veulent tâter
des religieux, car vous pouvez mieux vous acquitter
que nous des dettes de Vénus ;
Dieu sait, ce n’est pas en luxembourgs[8] que vous payez !
Mais ne vous fâchez pas, messire, de ce que je plaisante,
j’ai souvent ouï dire des vérités en riant. »
Le digne moine prenait tout en patience,
et dit : « Je vais faire de mon mieux,
autant que le permet l’honnêteté,
pour vous dire un conte, ou deux ou trois.
Et s’il vous plaît écouter par ici,
je vais vous dire la vie de Saint Édouard[9] ;
ou bien je vous dirai d’abord des tragédies
dont j’ai une centaine en ma cellule.
Tragédie veut dire certaine histoire,
dont les vieux livres nous font mémoire,
d’un homme qui se trouvait en grande prospérité
et est déchu de haut état
en infortune, et finit misérablement.
Et elles sont communément écrites en vers
de six pieds que l’on nomme exametron.
En prose aussi bon nombre sont écrites,
et en mètres aussi de maint mode différent.
Mais cette explication doit suffire.
Maintenant écoutez, s’il vous plaît d’entendre ;
mais d’abord je vous supplie en cette affaire,
si dans l’ordre je ne dis pas ces choses[10],
qu’il s’agisse de papes, d’empereurs, ou de rois,
selon leurs époques, comme on les trouve écrites,
mais les dis d’aucunes avant, d’aucunes après,
comme cela me revient en mémoire,
tenez-moi excusé de mon ignorance.
Je vais pleurer en manière de tragédie
le malheur de ceux qui se trouvaient en haut état
et tombèrent de telle sorte qu’il n’y eut remède
pour les sortir de leur adversité ;
assurément quand il plaît à la fortune de fuir
il n’est homme qui puisse arrêter sa course ;
nul ne se doit fier à la prospérité aveugle ;
que ces exemples vrais et anciens vous soient un avertissement.
Par Lucifer, bien que ce fût un ange
et non un homme, par lui je vais commencer ;
car, bien que la fortune ne puisse atteindre un ange,
de haut état il tomba pourtant par son péché
en enfer où il est encore.
Ô Lucifer ! le plus brillant de tous les anges,
tu es maintenant Satanas, qui ne te peux départir
de la misère où tu es tombé.
Voici Adam, dans les champs de Damas[12],
du doigt même de Dieu il fut façonné
et non engendré de la semence impure de l’homme,
et il était maître de tout le Paradis, fors un arbre.
Jamais homme au monde n’eut si haut état
qu’Adam jusqu’à ce que pour s’être méconduit
il fut dépouillé de sa haute prospérité
et voué au labeur, à l’enfer, et au malheur.
Voici Samson dont la venue fut annoncée[14]
par l’ange longtemps avant sa naissance,
et qui fut consacré à Dieu tout-puissant,
et vécut glorieux tant qu’il put voir.
Oncques n’y eut autre tel que lui,
en fait de force et aussi de bravoure ;
mais à ses femmes[15] il dit son secret
à cause de quoi il se tua, d’infortune.
Samson, ce noble champion tout puissant,
sans armes autres que ses deux mains
tua et mit en pièces le lion
sur la route en allant a ses noces.
Sa femme fausse sut lui plaire et le prier si bien
qu’elle apprit son dessein, et déloyale
elle trahit ce dessein à ses ennemis,
et l’abandonna et en prit un autre.
Trois cents renards Samson prit de colère,
et toutes leurs queues il lia ensemble,
et mit le feu à toutes les queues de ces renards,
car à chaque queue il avait attaché une torche ;
et ils brûlèrent tous les blés dans le pays,
et tous leurs oliviers et leurs vignes aussi.
Mille hommes encore il tua de sa main,
et n’avait d’autre arme qu’une mâchoire d’âne.
Quand ils furent tués, il lui vint telle soif qu’il
était près de périr, pour quoi il se mit à prier
que Dieu voulût prendre pitié de sa peine
et lui envoyer à boire, ou bien il lui fallait mourir ;
et de cette mâchoire d’âne qui était desséchée,
d’une dent molaire soudain jaillit une source
dont il but en suffisance, pour être bref,
ainsi Dieu le secourut, comme on peut lire en Judicum.
De vive force à Gaza une nuit,
malgré les Philistins de cette ville
il a enlevé les portes de la cité,
et sur le dos il les a transportées
en haut d’une colline, pour qu’on pût bien les voir.
Ô noble Samson tout puissant, et très cher,
si tu n’avais dit aux femmes ton secret,
dans tout ce monde tu n’aurais eu de pair !
Ce Samson jamais ne buvait ni cidre[16] ni vin,
et sur sa tête ne passait ni rasoir ni ciseaux
par ordre du messager divin,
car toute sa force était dans ses cheveux ;
et pendant bien vingt hivers, année par année,
il eut le gouvernement d’Israël.
Mais bientôt il pleurera mainte larme,
car les femmes le mèneront au malheur !
À sa concubine Dalila il dit
qu’en ses cheveux résidait toute sa force,
et félonnement à ses ennemis elle le vendit.
Et un jour qu’il dormait dans ses bras
elle lui fit tondre ou raser les cheveux,
et fit voir à ses ennemis toute sa force[17] ;
et quand ils le trouvèrent en cet état,
ils le lièrent solidement, et lui crevèrent les yeux,
Mais avant que ses cheveux fussent coupés ou tondus,
il n’y avait lien dont on pût le lier ;
mais le voici maintenant dans une caverne,
ou on lui fit tourner la meule d’un moulin.
Ô noble Samson, toi le plus fort des hommes,
toi jadis juge dans la gloire et la richesse,
maintenant tu peux bien pleurer de tes yeux aveugles,
puisque de prospérité tu es tombé en misère.
La fin de ce malheureux fut telle que je vais dire ;
ses ennemis célébrèrent une fête un jour,
et le firent comme leur bouffon jouer devant eux,
et c’était dans un temple magnifique.
Mais finalement il causa un terrible désarroi ;
car il ébranla deux piliers, et les renversa,
et le temple entier s’abattit, et resta là par terre,
et il se tua lui-même, ainsi que tous ses ennemis.
C’est dire que tous les princes sans exception,
et avec eux trois mille hommes furent tués là
par la chute du grand temple de pierre.
De Samson à présent je ne parlerai pas davantage.
Apprenez par cet exemple ancien et simple
qu’à leurs femmes les hommes ne doivent dire de leurs desseins
rien de ce qu’ils voudraient tenir secret,
s’il y va de leur corps ou de leur vie.
D’Hercule le conquérant souverain
les œuvres chantent la gloire et la haute renommée ;
car en son temps il fut la fleur de la force.
Il tua et dépouilla de sa peau le lion ;
des centaures il mit l’orgueil à bas ;
il tua les Harpies, ces cruels oiseaux redoutables ;
il enleva les pommes d’or au dragon ;
il chassa Cerberus, le chien de l’enfer.
Il tua le cruel tyran Busirus[19],
et le fit manger, chair et os, par son cheval ;
il tua le serpent de feu venimeux ;
des deux cornes d’Acheloüs il brisa l’une ;
et il tua Cacus dans une caverne de pierre ;
il tua le géant Anthée le fort ;
il tua le sanglier terrible, et cela sans délai,
et porta le ciel longtemps sur ses épaules.
Jamais homme ne fut, depuis le commencement du monde,
qui tua tant de monstres que lui.
D’un bout à l’autre de ce vaste monde son nom courut ;
tant pour sa force que pour sa grande bonté,
et il alla visiter tous les royaumes.
Il était si fort qu’aucun homme ne pouvait lui résister ;
aux deux extrémités du monde[20], dit Trophée[21],
en guise de borne, il planta une colonne.
Ce noble champion avait une concubine
qui avait nom Dejanire, fraîche comme Mai ;
et comme les clercs en font récit,
elle lui envoya une tunique fraîche et gaie de couleurs.
Hélas ! cette tunique (hélas et malheur !)
était aussi empoisonnée si subtilement,
qu’avant qu’il l’eût portée une demi journée,
sa chair se détachait toute de ses os.
Mais néanmoins certains clercs[22] en reportent le blâme
sur un qui s’appelait Nessus, qui la fit ;
quoi qu’il en soit, je ne veux pas accuser Dejanire ;
or sur son dos nu il porta cette tunique,
jusqu’à ce que sa chair fût noircie par le poison.
Et quand il ne vit plus d’autre remède,
il se fit un lit de charbons ardents,
car mourir de poison était indigne de lui.
Ainsi périt ce noble et puissant Hercule ;
las ! qui peut se fier à la fortune un instant ?
car celui que suit tout le monde en foule
avant de s’en être avisé souvent est mis à bas.
Très sage est celui qui se connaît lui-même.
Soyez sur vos gardes, car quand la fortune se plaît à sourire,
c’est alors qu’elle attend pour renverser son homme
par tels moyens qu’il supposerait le moins.
Le puissant trône, le trésor précieux,
le sceptre glorieux et la royale majesté
que posséda le roi Nabuchodonosor,
peuvent à peine être décrits par la parole.
Deux fois il conquit Jérusalem la ville ;
il emporta les vases du temple.
Son siège souverain était à Babylone,
où il avait sa gloire et ses délices.
Les plus beaux enfants du sang royal
d’Israël un jour il fit châtrer,
et fit de chacun d’eux son esclave.
L’un entre autres était Daniel
qui était le plus sage de tous les enfants ;
car il expliqua les rêves du roi,
alors qu’en Chaldée il n’y avait clerc
qui sût vers quelle fin tendaient ses rêves.
Ce roi orgueilleux fit faire une statue d’or
haute de soixante coudées et large de sept,
et devant cette image tant jeunes que vieux
eurent l’ordre de se prosterner et de l’avoir en respect ;
sinon en une fournaise de flammes rouges
celui-là serait brûlé qui n’obéirait pas.
Mais à cet acte jamais ne voulurent consentir
Daniel ni ses deux jeunes compagnons[24].
Ce roi des rois était allier et orgueilleux,
il croyait que Dieu, qui est assis dans la gloire,
ne pouvait le priver de sa grandeur :
mais soudain il perdit sa dignité,
et il lui sembla être une bête,
et il mangea du foin et coucha dehors ;
il alla sous la pluie avec les bêtes sauvages
jusqu’à ce qu’un certain temps fut arrivé.
Et ses cheveux devinrent comme des plumes d’aigle,
ses ongles semblables à des griffes d’oiseau ;
jusqu’à ce que Dieu certaine année lui pardonna,
et lui donna la raison ; et alors avec bien des larmes
il remercia Dieu, et toujours il vécut dans la crainte
de faire mal, ou de faillir encore,
et jusqu’au jour où il fut couché dans sa bière,
il reconnut que Dieu était plein de puissance et de grâce.
Son fils qui s’appelait Balthasar,
qui posséda le royaume après son père,
ne fut pas instruit par son exemple,
car il était orgueilleux de cœur et par état ;
et de plus c’était un idolâtre.
Son haut rang le confirma en orgueil.
Mais la fortune le fit tomber et le voilà mis à terre,
et tout soudain son royaume fut divisé.
Il donna à tous ses seigneurs une fête
certain jour, et leur dit d’être en joie,
puis il appela ses officiers.
« Allez, (dit-il,) et apportez les vases
que mon père en sa prospérité
enleva du temple de Jérusalem,
et rendons grâces à nos grands dieux
de l’honneur que nous ont légué nos ancêtres.
Son épouse, ses seigneurs, et ses concubines
burent alors, tant qu’ils en eurent envie,
dans ces vases sacrés des vins divers ;
et sur un mur le roi jeta les yeux,
et vit une main sans bras qui écrivait en hâte,
par crainte de quoi il trembla et soupira cruellement.
Cette main qui si fort terrifiait Balthasar
écrivit Mane Tecel Phares et rien de plus.
Dans tout le pays ne fut un seul magicien
qui sût expliquer ce que signifiaient ces mots ;
mais Daniel l’expliqua sur le champ,
et dit : « Roi, Dieu à ton père avait prêté
gloire et honneur, royaume, trésor, richesses,
et il fut orgueilleux et ne craignit pas Dieu,
et c’est pourquoi Dieu lui envoya de grandes infortunes,
et le priva du royaume qu’il possédait.
Il fut chassé de la compagnie des hommes,
avec les ânes fut sa demeure,
et il mangea du foin comme une bête par la pluie et la sécheresse,
jusqu’à ce qu’il connut, par grâce et par raison,
que le Dieu du ciel a domination
sur toute royauté et toute créature ;
et alors Dieu eut de lui compassion
et lui rendit son royaume et sa forme.
De même toi, qui es son fils, tu es orgueilleux aussi,
et tu sais ces choses pour certaines,
et tu t’es révolté contre Dieu, et tu es son ennemi.
De plus tu as bu audacieusement dans ses vases ;
ta femme aussi et tes courtisanes avec impiété
ont dans les mêmes vases bu des vins divers,
et tu adores de faux dieux abominablement ;
c’est pourquoi un châtiment t’est destiné.
Cette main fut envoyée de Dieu, qui sur la muraille
écrivit Mane Tecel Phares, crois-moi ;
ton règne est fini, tu ne pèses plus rien ;
ton royaume est divisé, et il sera
donné aux Mèdes et aux Perses », dit-il.
Et cette nuit-là même, le roi fut tué,
et Darius occupa sa place,
bien qu’il n’eût à celle-ci ni titre ni droit.
Seigneurs, vous pouvez voir ici la preuve
qu’il n’est en seigneurie aucune certitude ;
car lorsque la fortune abandonne un homme,
elle lui enlève son royaume et ses richesses
et aussi ses amis, les grands et les petits ;
quand un homme a des amis pour sa fortune,
le malheur les rend ennemis, je crois ;
ce proverbe est bien vrai et bien commun.
Zénobie, reine de Palmyre[27],
à ce que les Perses ont écrit de sa noblesse,
était si valeureuse et si hardie
que personne ne la surpassait en bravoure,
non plus qu’en naissance ni autre qualité.
Du sang des rois de Perse[28] elle était issue ;
je ne dis pas qu’elle était la plus belle,
mais en beauté elle ne pouvait être dépassée.
Dès son enfance il parait qu’elle fuyait
les travaux de femmes, et se rendait au bois ;
et elle répandait le sang de maint cerf sauvage
avec les traits aux larges fers qu’elle leur lançait.
Elle était si rapide qu’elle les atteignait aussitôt,
et lorsqu’elle fut plus âgée elle tuait
lions, léopards et ours et les mettait en pièces,
et dans ses bras elle les maîtrisait à sa guise.
Elle osait fouiller les antres des bêtes sauvages,
et courir dans les montagnes toute la nuit,
et dormir sous un buisson, et elle pouvait aussi
lutter de force et de vigueur
avec tous les jeunes hommes, quelque agiles qu’ils fussent ;
entre ses bras rien ne pouvait résister.
Elle garda sa virginité contre tous ;
à aucun homme elle ne daignait être liée.
Mais enfin ses amis la firent se marier
à Odenake[29], prince de ce pays,
encore qu’elle les fit longtemps attendre ;
et vous devez entendre que celui-ci
avait les mêmes goûts qu’elle.
Toutefois quand ensemble ils furent unis,
ils vécurent en joie et en félicité ;
car chacun avait pour l’autre affection et amour.
Sauf en un point, que jamais elle ne voulut permettre
en aucune façon qu’il couchât près d’elle
plus d’une fois, car c’était sa ferme intention
d’avoir un enfant, pour multiplier le monde ;
et dès qu’elle pouvait reconnaître
qu’elle n’était pas enceinte de cette fois,
elle lui permettait de faire selon son plaisir
bientôt après, mais une seule fois, c’est chose certaine.
Et si elle était enceinte à ce coup,
il ne devait plus jouer a ce jeu
jusqu’à ce que quarante grands jours fussent passés ;
alors elle lui permettait une fois de le refaire.
Que cet Odenake fût ardent ou calme,
il n’obtenait d’elle rien de plus, car elle disait
que « c’était par la luxure des femmes, et à leur honte,
que les hommes, en d’autres cas, jouaient avec elles ».
De cet Odenake elle eut deux fils
qu’elle éleva en vertu et en science ;
mais revenons maintenant à notre récit.
Je dis qu’aucune créature si digne de respect
et si sage en même temps, si libérale sans excès,
si active dans la guerre, et si courtoise aussi,
ni qui pût mieux endurer les fatigues de la guerre,
n’exista jamais, dût-on chercher par tout le monde.
Sa magnificence ne pourrait se décrire
tant dans sa vaisselle que dans ses vêtements ;
elle était toute vêtue de pierreries et d’or,
et elle ne laissait pas non plus, malgré la chasse,
d’étudier diverses langues parfaitement,
quand elle avait loisir, et se livrer à la lecture
de savants livres était tout son plaisir,
afin d’apprendre à passer sa vie dans la vertu.
Et pour raconter cette histoire brièvement,
si vaillants ils furent, son mari et elle,
qu’ils conquirent maint vaste royaume
en Orient, avec mainte belle ville,
qui relevaient de la majesté
de Rome, et d’une main vigoureuse les gardèrent ;
et jamais leurs ennemis ne purent les faire fuir,
tant que la vie d’Odenake dura.
Quiconque se soucie de lire ses batailles
contre le roi Sapor et d’autres encore,
et comment tous ces événements se passèrent,
pourquoi ses conquêtes et quel droit elle y avait,
puis ses malheurs et son infortune,
comment elle fut assiégée et prise,
qu’il consulte mon maître Pétrarque[30],
qui de tout ceci a écrit assez, je le garantis.
Lorsqu’Odenake fut mort, avec autorité
elle gouverna le royaume, et de ses propres mains
lutta si vigoureusement contre ses ennemis,
qu’il n’y eut roi ni prince dans tout le pays
qui ne fût content d’obtenir la faveur
qu’elle ne fît pas la guerre sur son territoire ;
avec elle ils firent alliance par traité
pour être en paix, la laissant chevaucher et s’ébattre.
L’empereur de Rome Claudius,
ni avant lui le Romain Gallien
n’osèrent jamais se risquer
non plus qu’aucun Arménien, aucun Égyptien,
aucun Syrien et aucun Arabe
n’osèrent la combattre sur le champ de bataille
de peur d’être tués de ses mains
ou mis en fuite par ses troupes.
En habits royaux allaient ses deux fils
comme héritiers de tous les royaumes de leur père,
et Hermanno et Thymalaö[31]
étaient leurs noms, comme les appellent les Perses.
Mais toujours au miel de la fortune se mêle du fiel ;
cette reine puissante ne devait pas durer.
La fortune la fit de sa royauté tomber
en misère et en malheur.
Aurélien, lorsque le gouvernement
de Rome vint en ses mains,
résolut de tirer vengeance de cette reine,
et avec ses légions se mit en chemin
contre Zénobie, et, pour être bref,
il la mit en fuite et à la fin l’atteignit
et l’enchaîna ainsi que ses deux enfants,
et conquit le pays, et s’en revint à Rome.
Entre autres choses qu’il conquit,
était son char tout enrichi d’or et de pierreries,
que ce grand Romain, cet Aurélien,
emmena avec lui pour le faire voir.
Elle alla à pied devant son cortège triomphal
avec des chaînes d’or autour du cou ;
elle était couronnée, selon son rang,
et tout chargés de pierreries étaient ses vêtements.
Triste destin ! celle qui jadis était
redoutée des rois et des empereurs,
à présent tout un peuple la dévisage, hélas !
Celle qui portait le casque en de grandes batailles
et enlevait de vive force villes fortifiées et tours,
aura maintenant la tête couverte d’une coiffe[32] ;
et celle qui tint le sceptre plein de fleurs
va tenir la quenouille, pour acquitter sa dépense.
Ô noble, ô digne Petro, gloire de l’Espagne,
que la fortune tint si haut en majesté,
combien ta mort pitoyable mérite d’être pleurée !
Hors de ton pays ton frère te força à fuir ;
et ensuite, pendant un siège, par ruse,
tu fus trahi, et mené en sa tente,
où de sa propre main il te tua,
héritant de ton royaume et de tes richesses.
Le champ de neige, et dedans l’aigle noir,
pris au gluau, couleur de cendres rouges[34],
fut celui qui complota cet acte maudit et ce péché.
Le « mauvais nid[35] » fut l’artisan de ce malheur ;
non pas l’Olivier de Charles[36] qui toujours eut souci
de loyauté et d’honneur, mais celui d’Armorique,
l’Olivier Ganelon[37], corrompu de débauches,
amena ce digne roi en un tel guet-apens.
Et toi aussi noble Petro, roi de Chypre,
qui conquis Alexandrie par grande victoire,
à maint infidèle tu causas de grands maux,
dont tes propres vassaux te portèrent envie,
et, sans autre motif que tes prouesses,
ils t’ont tué un matin dans ton lit.
Voilà comment la fortune peut conduire et diriger sa roue,
et mener les hommes de la joie à la douleur.
Grand Barnabo, Vicomte de Milan,
dieu de délice, et fléau de la Lombardie[40],
pourquoi ne dirais-je pas ton infortune,
puisqu’en grandeur tu t’étais élevé si haut ?
Le fils de ton frère, qui était doublement ton parent,
étant ton neveu et ton gendre,
en sa prison te fit mourir ;
mais pourquoi et comment tu fus tué, je l’ignore.
Le supplice du comte Hugolin de Pise
nul ne pourrait, de pitié, le décrire ;
mais à peu de distance de Pise s’élevait une tour,
et dans cette tour il fut mis en prison
et avec lui ses trois jeunes enfants[42].
L’aîné avait à peine cinq ans.
Triste sort ! c’était grande cruauté
de mettre de tels oiseaux en une telle cage !
Il fut condamné à mourir dans cette prison,
car Roger[43], qui était évêque de Pise,
avait porté sur lui une accusation fausse,
à cause de laquelle le peuple se souleva contre lui,
et le mit en prison de telle manière
que je vous ai dit, et de nourriture et de boisson il avait
si peu, qu’à peine elles pouvaient suffire,
et de plus elles étaient fort communes et mauvaises.
Et un jour il arriva qu’à l’heure
où on lui apportait d’habitude à manger,
le geôlier ferma la porte de la tour.
Il l’entendit bien, — mais ne dit mot,
et en son cœur aussitôt lui vint la pensée
qu’on voulait le faire mourir de faim.
« Hélas ! (dit-il,) hélas, pourquoi suis-je né ? »
À ces mots les larmes tombèrent de ses yeux.
Son jeune fils qui avait trois ans,
lui dit : « Mon père pourquoi pleurez-vous ?
Quand le geôlier apportera-t-il notre potage ?
N’y a-t-il pas quelque morceau de pain que vous ayez gardé ?
J’ai si faim que je ne puis dormir.
Oh, plût à Dieu que je pusse dormir toujours
alors la faim ne se glisserait plus dans mon sein ;
rien ne me ferait plus de plaisir, sauf du pain. »
Ainsi tous les jours pleura cet enfant,
jusqu’au moment où sur les genoux de son père il se coucha
et dit : « Adieu mon père, je vais mourir, »
et il embrassa son père et mourut ce même jour.
Et quand le pauvre père le vit mort,
de douleur il se mordit les bras
et dit : « Hélas, fortune, hélas !
c’est bien à ta roue félonne que je dois tous mes maux ! »
Ses enfants pensèrent que c’était de faim
qu’il se rongeait les bras, et non de douleur,
et dirent : « Père ne faites pas ceci, hélas !
mais bien plutôt mangez de notre chair à nous deux ;
vous nous avez donné notre chair, prenez-nous notre chair
et mangez tant que vous voudrez. » Ainsi parlèrent-ils,
puis un jour ou deux plus tard,
ils se couchèrent sur ses genoux et moururent.
Lui-même désespéré mourut aussi de faim ;
ainsi finit ce puissant comte de Pise ;
de haut état la fortune l’a abattu.
De cette tragédie j’en ai dit assez.
Si quelqu’un veut la connaître plus au long
qu’il lise le grand poète d’Italie
qui a nom Dante, car lui la peut conter
de point en point sans en omettre un mot.
Bien que Néron eût autant de vices
qu’aucun des démons qui sont dans l’abîme,
néanmoins, à ce que nous rapporte Suétone[45],
il eut en sa domination ce vaste monde,
à l’est, comme à l’ouest, au sud comme au septentrion ;
de rubis, de saphirs et de blanches perles
tous ses habits étaient brodés de haut en bas ;
car il trouvait aux pierreries grand plaisir.
Plus raffiné, plus somptueux de mise,
plus orgueilleux que lui jamais ne fut aucun empereur ;
le vêtement qu’il avait porté un seul jour,
après ce temps il ne le voulait plus voir jamais.
De filets d’or il avait grande abondance
pour pécher dans le Tibre, quand il souhaitait se distraire.
Ses désirs étaient la seule loi dans ses décrets,
car la fortune lui obéissait comme une amie.
Il brûla Rome pour son amusement ;
un jour il mit a mort les sénateurs,
pour entendre pleurer et crier des hommes ;
et il tua son frère, et coucha avec sa sœur.
En piteux état il mit sa mère ;
car il lui perça le sein, pour voir
où il avait été conçu ; fallait-il, hélas !
qu’il fit si peu de cas de sa mère !
De ses yeux, à cette vue, aucune larme
ne tomba, il dit seulement : « C’était une belle femme. »
C’est grande merveille qu’il osât ou qu’il pût
se faire juge de sa beauté morte.
Il commanda qu’on lui apportât du vin,
et but sur le champ ; autrement il ne montra aucune douleur.
Quand la puissance est jointe à la cruauté,
hélas ! trop profondément pénètre le venin[46] !
Dans sa jeunesse cet empereur eut un maître
pour l’instruire en savoir et courtoisie,
car de la vertu il était la fleur
en son temps, si les livres ne mentent ;
et tant que ce maître l’eut sous son autorité,
il le rendit si savant et si docile
que de longtemps la tyrannie
ni aucun vice n’osèrent découpler[47] sur lui.
Ce Sénèque, dont je parle,
parce que Néron en avait telle crainte,
car toujours il le détournait des vices
discrètement en paroles et non par violence ;
— « Seigneur, (lui disait-il,) un empereur doit nécessairement
être vertueux, et haïr la tyrannie ; » —
pour ce motif il l’obligea à se saigner dans un bain
aux deux bras, jusqu’à ce qu’il en mourût.
Ce Néron avait aussi l’habitude
en son enfance de se lever devant son maître,
ce qui dans la suite lui sembla grand grief ;
c’est pourquoi il le fit mourir de cette manière.
Mais néanmoins ce Sénèque le sage
choisit de mourir dans un bain de la sorte,
plutôt que d’avoir un autre supplice ;
et ainsi Néron tua son maître cher.
Or il arriva que la fortune ne se soucia plus
d’entretenir le haut orgueil de Néron ;
car bien qu’il fût puissant, elle était plus puissante encore ;
elle se dit : « Par Dieu, je suis trop bonne
de mettre un homme qui est plein de vice
en haut état, et de l’appeler empereur.
Par Dieu, de sa place je vais l’arracher ;
quand il y pensera le moins, plus tôt il tombera. »
Le peuple se souleva contre lui un soir
à cause de ses crimes, et quand il s’en aperçut,
hors de chez lui aussitôt il sortit
seul, et là où il pensait avoir des alliés,
il frappait à coups pressés et toujours, plus fort il criait,
plus vite ils fermaient tous leurs portes ;
alors il reconnut qu’il s’était mal conduit,
et alla son chemin, n’osant plus appeler.
Le peuple criait et grondait de toute part,
si bien que de ses propres oreilles il entendit qu’il disait :
« Où est ce faux tyran, ce Néron ? »
De crainte il perdit presque l’esprit,
et pitoyablement il pria ses dieux
de le secourir, mais c’était impossible.
De peur de ceci il pensa mourir,
et s’enfuit en un jardin pour se cacher.
Et dans ce jardin il trouva deux esclaves
assis auprès d’un grand feu rouge,
et il supplia ces deux esclaves
de le tuer et de lui trancher la tête,
pour qu’à son corps, après qu’il serait mort,
on ne fit point d’outrages pour son déshonneur,
Il se tua lui-même, c’était sa seule ressource,
ce dont la fortune rit et s’amusa.
Jamais il n’y eut sous un roi de capitaine
qui conquit plus de royaumes,
ni qui fut plus puissant à tous égards sur le champ de bataille
en son temps, qui eut plus grande renommée,
ni plus fastueux dans sa grande présomption
qu’Holoferne, lequel la fortune toujours baisa
si amoureusement, et accompagna partout
jusqu’à ce qu’il eut la tête tranchée, avant de s’en douter.
Non seulement ce monde le redoutait
par crainte de perdre ses richesses ou sa liberté,
mais il forçait chacun à renier sa foi.
« Nabuchodonozor était dieu, (disait-il ;)
on ne devait adorer nul autre dieu. »
Personne n’osait enfreindre ses commandements
sauf à Bethulie, ville forte,
où était Éliacin[49], prêtre de cet endroit.
Mais prenez garde à la mort d’Holoferne ;
au milieu de son armée il était couché ivre une nuit,
dans sa tente, aussi vaste qu’est une grange,
et pourtant malgré sa pompe et toute sa puissance,
Judith, une femme, tandis qu’il gisait sur le dos,
endormi, lui trancha la tête, et de sa tente
s’enfuit en secret à l’insu de tous,
et s’en vint avec cette tête en sa ville.
Faut-il du Roi Antiochus
dire la grande majesté royale,
le grand orgueil, et les œuvres détestables ?
Car il n’y en eut pas d’autre tel que lui.
Lisez ce qu’il était en Machabée[51],
et lisez les paroles orgueilleuses qu’il prononça,
et pourquoi il tomba de haute prospérité,
et comment sur une colline il mourut misérablement.
La fortune l’avait exalté en orgueil tellement
qu’il pensait vraiment pouvoir atteindre
aux étoiles, de tous les côtés[52],
et dans une balance peser chaque montagne,
et arrêter tous les flots de la mer.
Et pour le peuple de Dieu surtout il avait de la haine,
il voulait le faire périr dans les tourments et la douleur,
pensant que Dieu ne pourrait abattre son orgueil.
Et parce que Nicanor et Thimothée
furent grièvement vaincus par les Juifs,
aux Juifs il voua telle haine
qu’il fit préparer son char sans retard,
et jura, et dit, avec grand dédain,
qu’il serait bientôt à Jérusalem,
pour passer son courroux sur elle très cruellement ;
mais il dut bientôt renoncer à son dessein.
Dieu pour sa menace le frappa si grièvement
d’un mal invisible, à jamais incurable,
qui tellement lui déchirait et rongeait les entrailles,
que ses douleurs étaient insupportables.
Et assurément, cette vengeance était raisonnable,
car il tortura les entrailles de bien des hommes ;
mais de son maudit et damnable dessein
malgré sa souffrance il ne voulut pas s’abstenir ;
mais donna l’ordre d’équiper son armée sur-le-champ,
et tout soudain, avant qu’il s’en doutât,
Dieu abattit son orgueil et sa jactance.
Car il tomba si rudement de son char
qu’il en eut les membres et la peau déchirés,
aussi ne put-il plus marcher ni chevaucher,
mais en une litière on le porta,
tout meurtri, autant du dos que des côtés.
La vengeance de Dieu le frappa si cruellement
qu’au travers de son corps rampaient des vers impurs ;
et de plus il exhalait une telle puanteur,
que de tous les serviteurs qui le soignaient,
qu’il fût éveillé ou bien endormi,
nul à cause de cette puanteur ne pouvait résister.
En ce triste état il se lamenta et pleura,
et reconnut Dieu pour le maître de toutes les créatures.
À toute son armée et à lui-même aussi
l’odeur de sa carcasse était répugnante ;
personne ne pouvait le porter.
Et dans cette puanteur et cette horrible peine
il mourut misérablement sur une montagne.
Ainsi ce voleur et cet homicide,
qui avait fait pleurer et gémir bien des gens,
reçut la récompense qui convient à l’orgueil.
L’histoire d’Alexandre est si commune
que quiconque a l’âge de raison
sait quelque chose de sa fortune, sinon tout.
Le monde entier, en somme,
il conquit de vive force, ou bien à cause de sa grande renommée
on était trop heureux de lui envoyer des offres de paix.
Il abaissa l’orgueil des hommes et des bêtes,
partout où il alla, jusqu’aux confins du monde.
Jamais encore comparaison n’a pu être faite
entre lui et aucun autre conquérant ;
car tout l’univers a tremblé par crainte de lui ;
il était la fleur de chevalerie et de générosité ;
la fortune le fit héritier de ses honneurs ;
sauf le vin et les femmes rien ne pouvait affaiblir
ses grands desseins de guerre et de travail ;
tant il était rempli d’un courage léonin.
Qu’ajouterais-je à sa gloire en vous parlant
de Darius, et de cent mille autres,
des rois, princes, comtes, et ducs courageux,
qu’il vainquit, et mit à mal ?
Je le redis, si loin que l’homme peut aller à cheval ou à pied,
le monde était a lui, qu’est-il besoin d’en dire plus ?
Car dussé-je dorénavant écrire ou vous parler sans cesse
de sa valeur, cela ne pourrait suffire.
Il régna douze ans, à ce que dit le livre des Machabées[54] ;
il était fils de Philippe de Macédoine,
qui le premier fut roi dans le pays de Grèce.
Ô digne et noble Alexandre, hélas !
Pourquoi a-t-il fallu qu’advint telle aventure !
Tu fus empoisonné par les tiens[55] ;
la fortune a changé ton six en as[56],
et néanmoins pour toi elle n’a pas versé une seule larme !
Qui me donnera des larmes pour pleurer
la mort de celui qui était toute noblesse et générosité,
qui tenait en son pouvoir tout l’Univers,
et pourtant trouvait que ce n’était encore assez
tant son courage était avide de grandes entreprises ?
Hélas ! qui m’aidera à accuser
la félonne fortune, et a flétrir le poison,
que tous deux[57] je tiens responsables de ce malheur ?
Par sa sagese, sa bravoure, et de grands labeurs,
d’un humble lit[59] à la majesté royale,
il s’est élevé, Julius le conquérant,
qui soumit toutes les nations d’Occident par terre et par mer,
à la force des mains, ou bien par traité,
et les rendit tributaires de Rome ;
après quoi de Rome il fut l’empereur
jusqu’à ce que la fortune devint son ennemie.
Ô puissant César, qui en Thessalie
combattis Pompée, ton beau-père[60],
qui avait toute la chevalerie de l’Orient
jusqu’où le jour commence à poindre,
par ta valeur tu les as pris et tués tous,
sauf quelques-uns qui s’enfuirent avec Pompée,
et par là tu as rempli de terreur tout l’Orient.
Rends grâce à la fortune qui t’a si bien servi !
Mais ici je veux quelques instants pleurer le sort
de ce Pompée[61], ce noble gouverneur
de Rome, qui fut mis en fuite à cette bataille ;
oyez : un de ses hommes, traître félon,
lui trancha la tête, pour se gagner la faveur
de Julius, et à celui-ci apporta sa tête.
Hélas ! Pompée, conquérant de l’Orient,
faut-il que la fortune t’ait mené à une pareille fin !
À Rome s’en revint Julius
en triomphateur, couronné haut de lauriers,
mais certain jour Brutus Cassius[62],
qui toujours avait été jaloux de sa grandeur,
en secret a formé une conspiration
contre ce Julius, de subtile manière,
et choisi l’endroit où il devait mourir
sous les poignards, comme je vais vous le raconter.
Ce Julius alla au Capitole
un jour, comme il avait coutume,
et au Capitole bientôt le rejoignirent
ce faux Brutus, et ses autres ennemis,
et ils le percèrent de poignards aussitôt,
lui faisant maintes blessures, et le laissèrent en cet état gisant ;
mais lui à aucun de ces coups ne gémit, sauf à un seul,
ou à deux peut-être, si son histoire ne ment.
Tant de courage avait ce Julius en son cœur
et tant il aimait la décence qui sied aux grands,
que malgré la douleur de ses blessures mortelles
il ramena son manteau sur ses hanches,
car il ne voulait pas que personne vit sa nudité.
Et tandis qu’il gisait mourant, à l’agonie,
et sachant parfaitement qu’il allait mourir,
il eut encore pour la décence un souvenir.
Lucain, à toi je confie le soin de cette histoire,
et à Suétone, et à Valère aussi,
qui ont écrit cette histoire d’un bout à l’autre[63],
comment pour ces deux grands conquérants
la fortune fut d’abord amie, puis ennemie.
Que personne ne se fie longtemps à la fortune,
mais tenez-la en méfiance a jamais.
Témoins tous ces puissants conquérants.
Le riche Crésus, jadis roi de Lydie,
duquel Crésus Cyrus eut grande terreur,
fut pourtant fait prisonnier au milieu de son orgueil
et pour être brûlé on le conduisit au bûcher.
Mais une grande pluie tomba des cieux
qui éteignit le feu, et lui permit d’échapper ;
mais d’être rendu sage il n’eut pas la grâce,
avant que la fortune ne l’eût fait bâiller sur le gibet
Quand il eut échappé, il ne put se tenir
de recommencer une nouvelle guerre.
Il croyait bien, parce que la fortune lui octroya
cette chance d’échapper grâce à la pluie,
qu’il ne pourrait être tué par ses ennemis ;
dont il eut tant d’orgueil et de joie,
qu’il mit tout son désir à se venger.
Il était sur un arbre, à ce qu’il lui semblait,
et là Jupiter lui lavait le dos et les côtés,
et Phébus aussi lui apportait un linge
pour le sécher, et à cause de ceci son orgueil augmenta ;
et à sa fille, qui se trouvait près de lui,
qu’il savait être pleine de grand savoir,
il ordonna de lui dire ce que cela signifiait,
et elle lui expliqua ainsi son rêve.
« L’arbre, (dit-elle,) veut dire le gibet,
et Jupiter représente la neige et la pluie,
et Phébus, avec son linge si propre,
ce sont les rayons du soleil ;
Tu seras pendu, père, certainement ;
la pluie te lavera et le soleil te séchera. »
Ainsi elle l’avertit tout net et très clairement,
sa fille, qui avait nom Phanie.
Pendu fut Crésus, le monarque orgueilleux,
son trône royal ne lui servit de rien. —
Tragédie n’est rien autre chose[65],
et n’a lieu dans ses chants de pleurer et se lamenter
que parce que la fortune toujours attaque
de coups inattendus les royautés qui sont orgueilleuses ;
car lorsqu’on se fie a elle, c’est alors qu’elle se dérobe
et couvre d’un nuage son visage lumineux…
- ↑ Corpus madrian, c’est-à-dire le corps de saint Mathurin.
- ↑ Singe, avec le sens alors fréquent de dupe. Voir B, vers 1630.
- ↑ Et non pâturage communal, où il reste peu à brouter.
- ↑ i. e. pourvu du bénéfice appelé sacristie dans certains monastères.
- ↑ Cellérier. L’aubergiste semble confondre ici plaisamment deux mots : le préposé au cellier, et le chef d’une celle, petit monastère dépendant d’un plus grand. Voir A, v. 172.
- ↑ Le capuchon du moine était ample (voir A, v. 262) :
- ↑ Le texte a « treding », qui désigne la copulation des volatiles.
- ↑ Luxembourgs, monnaie dépréciée qui n’a pas cours : dans P. Plowman, liv, XV, 342, on lit que l’alliage des pièces importées du Luxembourg est mauvais.
- ↑ Probablement le roi Édouard le Confesseur.
- ↑ Allusion au livre de Boccace De casibus Virorum, où l’ordre chronologique est à peu près respecté.
- ↑ Ce conte est sur le modèle du De Casibus Virorum Illustrium de Boccace. On verra dans les notes que Chaucer tantôt reproduit Boccace, tantôt prend ses tragédies au Roman de la Rose, à Boèce, à Dante, à la Bible.
- ↑ Le De Casibus Virorum de Boccace commence par le chapitre « De Adam et Eva », où se trouve le passage suivant : « Et ex agro, qui postea Damascinus, …… ductus in Paradisum deliciarum ». Damas avait été souvent considéré comme le lieu de la création d’Adam.
- ↑ L’histoire de Samson est aussi dans Boccace, mais Chaucer semble surtout s’être servi de la Bible, Judicum, cap. XIII, — cap. XVI.
- ↑ La naissance de Samson fut annoncée à sa mère par un ange, Judicum, XIII, 3.
- ↑ Il épousa d’abord une Philistine de Timnath, puis il aima Dalila de la vallée du Sorec ; à la première il confia la solution de son énigme et à la seconde le secret de sa force.
- ↑ Chaucer emploie le mot « sicer » copié textuellement dans la Bible : « cave ergo ne bibas vinum ac siceram », dit l’ange à la mère de Samson. Sicera comme le grec σίχερα désigne une boisson fermentée.
- ↑ C’est-à-dire « fit voir à ses ennemis en quoi résidait sa force » ; la Bible anglaise donne (Judges, XVI, 9) à propos d’une première tentative infructueuse de Dalila, « so his strength was not known » : ainsi sa force ne fut pas connue, passage que la Vulg. traduit : « et non est cognitum in quo esset fortitudo ejus ».
- ↑ Pour ce récit Chaucer s’est moins inspiré de Boccace qui dit peu de choses d’Hercule, que d’Ovide (Métamorphoses, IX) et surtout de Boèce, De cons. Phil., liv. IV. 7.
- ↑ Chaucer confond ici deux travaux d’Hercule, l’un contre Busirus qui mettait à mort tous les étrangers, l’autre contre Diomède qui nourrissait ses chevaux de chair humaine.
- ↑ C’est-à-dire les deux points extrêmes de l’Europe et de l’Afrique.
- ↑ Quel est ce Trophée ? Il paraît difficile de le savoir. C’est Guido delle Colonne qui, racontant les Travaux d’Hercule dans son « Historia Trojana », parle des fameuses colonnes : ni Ovide ni Boèce n’en font mention.
- ↑ D’après Ovide et Boccace Dejanire ignorait que la tunique dût produire ces effets terribles.
- ↑ Chaucer a tiré ce récit de la Bible, Daniel, I-IV.
- ↑ Chaucer commet ici une erreur : ils étaient trois, Shadrach, Mesbach et Abednego.
- ↑ Boccace, dans son De Casibus Virorum Illustrium, rapporte très brièvement l’histoire de Balthasar. Chaucer s’est aussi inspiré de la Bible (Daniel, V).
- ↑ L’histoire de Zénobie a été racontée par Boccace à la fois dans son De Mulieribus Claris, cap. xcviii, et dans le De Casibus Virorum Illustrium, lib. viii, 6.
- ↑ Chaucer écrit ce mot Palimerie.
- ↑ Erreur de Chaucer : elle était de la race des Ptolémées.
- ↑ C’est-à-dire Odénat II.
- ↑ Ce n’est pas Pétrarque mais Boccace qui rapporte la vie de Zénobie ; Chaucer a fait une confusion.
- ↑ Heremianus et Timolaus dans Boccace.
- ↑ Coiffe. Chaucer dit vitremyte, mot inconnu.
- ↑ Pierre le Cruel, qui régna sur la Castille de 1350 à 1369. Chaucer prend son parti et le plaint parce qu’il était l’allié des Anglais contre son frère Enrique.
- ↑ Armes de Bertrand Du Guesclin (d’argent à l’aigle de sable bandé de gueules), qui désignent Bertrand lui-même. C’est, paraît-il, dans la tente de Du Guesclin que le roi Pedro fut assassiné par son frère Enrique.
- ↑ Le « mauvais nid » ou « mau ni », c’est-à-dire Olivier de Mauny. Il était cousin de Bertrand Du Guesclin. Quand Pedro, se sentant perdu au siège de Monteil, fit offrir 200 000 doublons d’or à Du Guesclin pour trahir Enrique, Mauny conseilla à Du Guesclin d’avertir Enrique de la proposition qui lui était faite.
- ↑ L’Olivier de Charlemagne dont le nom est symbolique d’honneur et de loyauté.
- ↑ Olivier Ganelon. Le nom de Ganelon, au contraire, évoquant l’idée de trahison, ces mots signifient un Olivier traître comme Ganelon. Olivier de Mauny était Breton, de là l’expression « celui d’Armorique ».
- ↑ Pierre de Lusignan, roi de Chypre, fut assassiné en 1369. Le Chevalier qui figure parmi les pèlerins est supposé avoir combattu sous ses ordres aux sièges de Satalie et de Layas.
- ↑ Barnabo Visconti, duc de Milan, mourut en prison en 1385 ; Chaucer avait été envoyé en 1378 pour traiter avec lui, et le connaissait donc personnellement.
- ↑ Barnabo était cruel et débauché, mais grand protecteur des lettres et des arts.
- ↑ Chaucer nous indique lui-même l’original où il a puisé cette « Tragédie » cf. v. 3650.
- ↑ Dante parle de quatre fils.
- ↑ Roger, c’est-à-dire l’archevêque Ruggieri degli Ubaldini, qui était l’ennemi d’Ugolin.
- ↑ Boccace, De Casibus Virorum, lib. VII, 4 ; Boëce, De Cons. Phil., II, 6, et III, 4. Le Roman de la Rose renferme aussi un passage sur Néron.
- ↑ Chaucer ne suit pas le récit de Suétone de très près. Il le mentionne surtout à titre de référence. C’est plutôt Boccace et Boëce qu’il imite.
- ↑ Tout ce passage (v. 3669-3684) est presque littéralement traduit de Boëce, II. 6.
- ↑ Découpler. Expression de vénerie, litt. lâcher les chiens sur une proie, en détachant la laisse qui les couple.
- ↑ L’histoire d’Holoferne se trouve racontée au livre de Judith.
- ↑ La Bible anglaise donne Joacim comme étant le nom du grand prêtre, mais la Vulgate l’appelle Eliachim.
- ↑ Antiochus Epiphanes, roi de Syrie, cf. 2, Machabées, IX.
- ↑ C’est-à-dire au Livre des Machabées.
- ↑ C’est-à-dire régner sur la terre, jusqu’à tous les bouts de l’horizon.
- ↑ Pour cette « tragédie », Chaucer n’a eu qu’à puiser dans ces œuvres innombrables qui forment le cycle d’Alexandre.
- ↑ I Machabées, I, 7.
- ↑ D’après Quinte-Curce Alexandre aurait été empoisonné par Antipater ; c’est la version adoptée généralement dans le cycle d’Alexandre.
- ↑ Allusion au jeu de dés où le 6 est le meilleur point et l’as le moins avantageux. Une autre allusion au même jeu est faite dans le Prologue de l’Homme de loi (B. 124).
- ↑ C’est-à-dire la fortune et le poison.
- ↑ Boccace ne parle de César qu’incidemment. Pour ce récit Chaucer lui-même nous reporte à Lucain, Suétone et Valère.
- ↑ Les quatre meilleurs manuscrits ont ici « humble bed », humble lit. César appartenait en réalité à l’illustre famille Julia.
- ↑ Pompée était non le beau-père, mais le gendre de César, ayant épousé sa fille Julia ; la confusion vient peut-être de ce qu’une des femmes de César s’était appelée Pompeia.
- ↑ La vie de Pompée est tout au long dans Boccace, De Casibus Virorum, lib. VI, 9.
- ↑ Chaucer confond en une seule personne Brutus et Cassius ; il n’a d’ailleurs pas été seul à faire cette erreur.
- ↑ Lucain dans la Pharsale, Suétone dans la Vie des douze Césars, Valère Maxime dans son De Factis Dictisque memorabilibus.
- ↑ Chaucer a trouvé l’histoire de Crésus dans Boccace, De Casibus Virorum, III, 20. Crésus survécut à Cyrus ; Chaucer lui attribue une mort prématurée.
- ↑ Comparer le Prologue du Moine, v. 3163 et suiv. Ici encore Chaucer suit Boèce, B. 2, Prose 2.