Les Contes du lundi/La Bataille du Père-Lachaise

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A. Lemerre (p. 199-204).


LA BATAILLE
du père-lachaise



Le gardien se mit à rire :

« Une bataille ici ?… mais il n’y a jamais eu de bataille. C’est une invention des journaux… Voici tout simplement ce qui s’est passé. Dans la soirée du 22, qui était donc un dimanche, nous avons vu arriver une trentaine d’artilleurs fédérés avec une batterie de pièces de sept et une mitrailleuse nouveau système. Ils ont pris position tout en haut du cimetière ; et, comme justement j’ai cette section-là sous ma surveillance, c’est moi qui les ai reçus. Leur mitrailleuse était à ce coin d’allée, près de ma guérite ; leurs canons, un peu plus bas, sur ce terre-plein. En arrivant, ils m’ont obligé à leur ouvrir plusieurs chapelles. Je croyais qu’ils allaient tout casser, tout piller dedans ; mais leur chef y mit bon ordre, et, se plaçant au milieu d’eux, leur fit ce petit discours : « Le premier cochon qui touche quelque chose, je lui brûle la gueule… Rompez les rangs !… » C’était un vieux tout blanc, médaillé de Crimée et d’Italie, et qui n’avait pas l’air commode. Ses hommes se le tinrent pour dit, et je dois leur rendre cette justice qu’ils n’ont rien pris dans les tombes, pas même le crucifix du duc de Morny, qui vaut à lui seul près de deux mille francs.

« C’était pourtant un ramassis de bien vilain monde, ces artilleurs de la Commune. Des canonniers d’occasion, qui ne songeaient qu’à siffler leurs trois francs cinquante de haute paye… Il fallait voir la vie qu’ils menaient dans ce cimetière ! Ils couchaient à tas dans les caveaux, chez Morny, chez Favronne, ce beau tombeau Favronne où la nourrice de l’empereur est enterrée. Ils mettaient leur vin au frais dans le tombeau Champeaux, où il y a une fontaine ; puis ils faisaient venir des femmes. Et toute la nuit ça buvait, ça godaillait. Ah ! je vous réponds que nos morts en ont entendu de drôles.

« Tout de même, malgré leur maladresse, ces bandits-là faisaient beaucoup de mal à Paris. Leur position était si belle. De temps en temps il leur arrivait un ordre :

« — Tirez sur le Louvre… tirez sur le Palais-Royal. »

« Alors le vieux pointait les pièces, et les obus s’en allaient sur la ville à toute volée. Ce qui se passait en bas, personne de nous ne le savait au juste. On entendait la fusillade se rapprocher petit à petit ; mais les fédérés ne s’en inquiétaient pas. Avec les feux croisés de Chaumont, de Montmartre, du Père-Lachaise, il ne leur paraissait pas possible que les Versaillais pussent avancer. Ce qui les dégrisa, c’est le premier obus que la marine nous envoya en arrivant sur la butte Montmartre.

« On s’y attendait si peu !

« Moi-même j’étais au milieu d’eux, appuyé contre Morny, en train de fumer ma pipe. En entendant venir les bombes, je n’eus que le temps de me jeter par terre. D’abord nos canonniers crurent que c’était une erreur de tir, ou quelque collègue en ribote… Mais va te promener ! Au bout de cinq minutes, voilà Montmartre qui éclaire encore, et un autre pruneau qui nous arrive, aussi d’aplomb que le premier. Pour le coup, mes gaillards plantèrent là leurs canons et leur mitrailleuse et se sauvèrent à toutes jambes. Le cimetière n’était pas assez large pour eux. Ils criaient :

« — Nous sommes trahis… Nous sommes trahis… »

« Le vieux, lui, resté tout seul sous les obus, se démenait comme un beau diable au milieu de sa batterie, et pleurait de rage de voir que ses canonniers l’avaient laissé.

« Cependant, vers le soir, il lui en revint quelques-uns, à l’heure de la paye. Tenez ! monsieur, regardez sur ma guérite. Il y a encore les noms de ceux qui sont venus pour toucher ce soir-là. Le vieux les appelait et les inscrivait à mesure :

« — Sidaine, présent ; Choudeyras, présent ; Billot, Vollon… »

« Comme vous voyez, ils n’étaient plus que quatre ou cinq ; mais ils avaient des femmes avec eux… Ah ! je ne l’oublierai jamais ce soir de paye. En bas, Paris flambait, l’Hôtel de ville, l’Arsenal, les greniers d’abondance. Dans le Père-Lachaise, on y voyait comme en plein jour. Les fédérés essayèrent encore de se remettre aux pièces ; mais ils n’étaient pas assez nombreux, et puis Montmartre leur faisait peur. Alors ils entrèrent dans un caveau et se mirent à boire et à chanter avec leurs gueuses. Le vieux s’était assis entre ces deux grandes figures de pierre qui sont à la porte du tombeau Favronne, et il regardait Paris brûler avec un air terrible. On aurait dit qu’il se doutait que c’était sa dernière nuit.

« À partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui est arrivé. Je suis rentré chez nous, cette petite baraque que vous voyez là-bas, perdue dans les branches. J’étais très fatigué. Je me suis mis sur mon lit, tout habillé, en gardant ma lampe allumée comme dans une nuit d’orage… Tout à coup on frappe à la porte brusquement. Ma femme va ouvrir, toute tremblante. Nous croyions voir encore les fédérés… C’était la marine. Un commandant, des enseignes, un médecin. Ils m’ont dit :

« — Levez-vous… faites-nous du café. »

« Je me suis levé, j’ai fait leur café. On entendait dans le cimetière un murmure, un mouvement confus comme si tous les morts s’éveillaient pour le dernier jugement. Les officiers ont bu bien vite, tout debout, puis ils m’ont emmené dehors avec eux.

« C’était plein de soldats, de marins. Alors on m’a placé à la tête d’une escouade, et nous nous sommes mis à fouiller le cimetière, tombeau par tombeau. De temps en temps, les soldats, voyant remuer les feuilles, tiraient un coup de fusil au fond d’une allée, sur un buste, dans un grillage. Par-ci, par-là, on découvrait quelque malheureux caché dans un coin de chapelle. Son affaire n’était pas longue… C’est ce qui arriva pour mes artilleurs. Je les trouvai tous, hommes, femmes, en tas devant ma guérite, avec le vieux médaillé par-dessus. Ce n’était pas gai à voir dans le petit jour froid du matin… Brrr… Mais ce qui me saisit le plus, c’est une longue file de gardes nationaux qu’on amenait à ce moment-là de la prison de la Roquette, où ils avaient passé la nuit. Ça montait la grande allée, lentement, comme un convoi. On n’entendait pas un mot, pas une plainte. Ces malheureux étaient si éreintés, si aplatis ! Il y en avait qui dormaient en marchant, et l’idée qu’ils allaient mourir ne les réveillait pas. On les fit passer dans le fond du cimetière, et la fusillade commença. Ils étaient cent quarante-sept. Vous pensez si ça a duré longtemps… C’est ce qu’on appelle la bataille du Père-Lachaise… »

Ici le bonhomme, apercevant son brigadier, me quitta brusquement, et je restai seul à regarder sur sa guérite ces noms de la dernière paye écrits à la lueur de Paris incendié. J’évoquais cette nuit de mai, traversée d’obus, rouge de sang et de flammes, ce grand cimetière désert éclairé comme une ville en fête, les canons abandonnés au milieu du carrefour, tout autour les caveaux ouverts, l’orgie dans les tombes, et près de là, dans ce fouillis de dômes, de colonnes, d’images de pierre que les soubresauts de la flamme faisaient vivre, le buste au large front, aux grands yeux, de Balzac qui regardait.