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Les Contes du lundi/Les Petits Pâtés

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A. Lemerre (p. 205-213).


LES PETITS PÂTÉS



I



Ce matin-là, qui était un dimanche, le pâtissier Sureau de la rue de Turenne appela son mitron, et lui dit :

« Voilà les petits pâtés de M. Bonnicar… va les porter et reviens vite… Il paraît que les Versaillais sont entrés dans Paris. »

Le petit, qui n’entendait rien à la politique, mit les pâtés tout chauds dans sa tourtière, la tourtière dans une serviette blanche et le tout d’aplomb sur sa barrette, partit au galop pour l’île Saint-Louis, où logeait M. Bonnicar. La matinée était magnifique, un de ces grands soleils de mai qui emplissent les fruiteries de bottes de lilas et de cerises en bouquets. Malgré la fusillade lointaine et les appels des clairons au coin des rues, tout ce vieux quartier du Marais gardait sa physionomie paisible. Il y avait du dimanche dans l’air, des rondes d’enfants au fond des cours, de grandes filles jouant au volant devant les portes, et cette petite silhouette blanche, qui trottait au milieu de la chaussée déserte dans un bon parfum de pâte chaude, achevait de donner à ce matin de bataille quelque chose de naïf et d’endimanché. Toute l’animation du quartier semblait s’être répandue dans la rue de Rivoli. On traînait des canons, on travaillait aux barricades ; des groupes à chaque pas, des gardes nationaux qui s’affairaient. Mais le petit pâtissier ne perdit pas la tête. Ces enfants-là sont si habitués à marcher parmi les foules et le brouhaha de la rue ! C’est aux jours de fête et de train, dans l’encombrement des premiers de l’an, des dimanches gras, qu’ils ont le plus à courir ; aussi les révolutions ne les étonnent guère.

Il y avait plaisir vraiment à voir la petite barrette blanche se faufiler au milieu des képis et des baïonnettes, évitant les chocs, balancée gentiment, tantôt très vite, tantôt avec une lenteur forcée où l’on sentait encore la grande envie de courir. Qu’est-ce que cela lui faisait à lui, la bataille ! L’essentiel était d’arriver chez les Bonnicar pour le coup de midi, et d’emporter bien vite le petit pourboire qui l’attendait sur la tablette de l’antichambre.

Tout à coup, il se fit dans la foule une poussée terrible ; et des pupilles de la République défilèrent au pas de course, en chantant. C’étaient des gamins de douze à quinze ans, affublés de chassepots, de ceintures rouges, de grandes bottes, aussi fiers d’être déguisés en soldats que quand ils courent, les mardis gras, avec des bonnets en papier et un lambeau d’ombrelle rose grotesque dans la boue du boulevard. Cette fois, au milieu de la bousculade, le petit pâtissier eut beaucoup de peine à garder son équilibre ; mais sa tourtière et lui avaient fait tant de glissades sur la glace, tant de parties de marelle en plein trottoir, que les petits pâtés en furent quittes pour la peur. Malheureusement cet entrain, ces chants, ces ceintures rouges, l’admiration, la curiosité, donnèrent au mitron l’envie de faire un bout de route en si belle compagnie ; et, dépassant sans s’en apercevoir l’Hôtel de ville et les ponts de l’île Saint-Louis, il se trouva emporté je ne sais où, dans la poussière et le vent de cette course folle.


II


Depuis au moins vingt-cinq ans, c’était l’usage chez les Bonnicar de manger des petits pâtés le dimanche. À midi très précis, quand toute la famille — petits et grands — était réunie dans le salon, un coup de sonnette vif et gai faisait dire à tout le monde :

« Ah ! voilà le pâtissier. »

Alors, avec un grand remuement de chaises, un froufrou d’endimanchement, une expansion d’enfants rieurs devant la table mise, tous ces bourgeois heureux s’installaient autour des petits pâtés symétriquement empilés sur le réchaud d’argent.

Ce jour-là, la sonnette resta muette. Scandalisé, M. Bonnicar regardait sa pendule, une vieille pendule surmontée d’un héron empaillé et qui n’avait jamais de la vie avancé ni retardé. Les enfants bâillaient aux vitres, guettant le coin de la rue où le mitron tournait d’ordinaire. Les conversations languissaient ; et la faim, que midi creuse de ses douze coups répétés, faisait paraître la salle à manger bien grande, bien triste, malgré l’antique argenterie luisante sur la nappe damassée, et les serviettes pliées tout autour en petits cornets raides et blancs.

Plusieurs fois déjà la vieille bonne était venue parler à l’oreille de son maître… rôti brûlé… petits pois trop cuits… Mais M. Bonnicar s’entêtait à ne pas se mettre à table sans les petits pâtés ; et, furieux contre Sureau, il résolut d’aller voir lui-même ce que signifiait un retard aussi inouï. Comme il sortait, en brandissant sa canne, très en colère, des voisins l’avertirent :

« Prenez garde, monsieur Bonnicar… On dit que les Versaillais sont entrés dans Paris. »

Il ne voulut rien entendre, pas même la fusillade qui s’en venait de Neuilly à fleur d’eau, pas même le canon d’alarme de l’Hôtel de ville secouant toutes les vitres du quartier.

« Oh ! ce Sureau… ce Sureau !… »

Et, dans l’animation de la course, il parlait seul, se voyait déjà là-bas au milieu de la boutique, frappant les dalles avec sa canne, faisant trembler les glaces de la vitrine et les assiettes de babas. La barricade du pont Louis-Philippe coupa sa colère en deux. Il y avait là quelques fédérés à mine féroce, vautrés au soleil sur le sol dépavé.

« Où allez-vous, citoyen ? »

Le citoyen s’expliqua ; mais l’histoire des petits pâtés parut suspecte, d’autant que M. Bonnicar avait sa belle redingote des dimanches, des lunettes d’or, toute la tournure d’un vieux réactionnaire.

« C’est un mouchard, dirent les fédérés, il faut l’envoyer à Rigault. »

Sur quoi, quatre hommes de bonne volonté, qui n’étaient pas fâchés de quitter la barricade, poussèrent devant eux, à coups de crosse, le pauvre homme exaspéré.

Je ne sais pas comment ils firent leur compte, mais une demi-heure après, ils étaient tous raflés par la ligne et s’en allaient rejoindre une longue colonne de prisonniers prête à se mettre en marche pour Versailles. M. Bonnicar protestait de plus en plus, levait sa canne, racontait son histoire pour la centième fois. Par malheur cette invention de petits pâtés paraissait si absurde, si incroyable au milieu de ce grand bouleversement, que les officiers ne faisaient qu’en rire.

« C’est bon, c’est bon, mon vieux… Vous vous expliquerez à Versailles. »

Et par les Champs-Élysées, encore tout blancs de la fumée des coups de feu, la colonne s’ébranla entre deux files de chasseurs.


III


Les prisonniers marchaient cinq par cinq, en rangs pressés et compacts. Pour empêcher le convoi de s’éparpiller, on les obligeait à se donner le bras ; et le long troupeau humain faisait, en piétinant dans la poussière de la route, comme le bruit d’une grande pluie d’orage.

Le malheureux Bonnicar croyait rêver. Suant, soufflant, ahuri de peur et de fatigue, il se traînait à la queue de la colonne entre deux vieilles sorcières qui sentaient le pétrole et l’eau-de-vie ; et d’entendre ces mots de : « Pâtissier, petits pâtés », qui revenaient toujours dans ses imprécations, on pensait autour de lui qu’il était devenu fou.

Le fait est que le pauvre homme n’avait plus sa tête. Aux montées, aux descentes, quand les rangs du convoi se desserraient un peu, est-ce qu’il ne se figurait pas voir, là-bas, dans la poussière qui remplissait les vides, la veste blanche et la barrette du petit garçon de chez Sureau ? Et cela dix fois dans la route ! Ce petit éclair blanc passait devant ses yeux comme pour le narguer, puis disparaissait au milieu de cette houle d’uniformes, de blouses, de haillons.

Enfin, au jour tombant, on arriva dans Versailles ; et quand la foule vit ce vieux bourgeois à lunettes, débraillé, poussiéreux, hagard, tout le monde fut d’accord pour lui trouver une tête de scélérat. On disait :

« C’est Félix Pyat… Non ! c’est Delescluze. »

Les chasseurs de l’escorte eurent beaucoup de peine à l’amener sain et sauf jusqu’à la cour de l’Orangerie. Là seulement le pauvre troupeau put se disperser, s’allonger sur le sol, reprendre haleine. Il y en avait qui dormaient, d’autres qui juraient, d’autres qui toussaient, d’autres qui pleuraient ; Bonnicar, lui, ne dormait pas, ne pleurait pas. Assis au bord d’un perron, la tête dans ses mains, aux trois quarts mort de faim, de honte, de fatigue, il revoyait en esprit cette malheureuse journée, son départ de là-bas, ses convives inquiets, ce couvert mis jusqu’au soir et qui devait l’attendre encore, puis l’humiliation, les injures, les coups de crosse, tout cela pour un pâtissier inexact.

« Monsieur Bonnicar, voilà vos petits pâtés !… » dit tout à coup une voix près de lui ; et le bonhomme, en levant la tête, fut bien étonné de voir le petit garçon de chez Sureau, qui s’était fait pincer avec les pupilles de la République, découvrir et lui présenter la tourtière cachée sous son tablier blanc. C’est ainsi que, malgré l’émeute et l’emprisonnement, ce dimanche-là comme les autres, M. Bonnicar mangea des petits pâtés.

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