Les Contes du lundi/La Soupe au fromage

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A. Lemerre (p. 267-271).


LA SOUPE AU FROMAGE



C’est une petite chambre au cinquième, une de ces mansardes où la pluie tombe droite sur les vitres à tabatière, et qui — la nuit venue comme maintenant — semblent se perdre avec les toits, dans le noir et dans la rafale. Pourtant la pièce est bonne, confortable, et l’on éprouve en y entrant je ne sais quel sentiment de bien-être qu’augmentent encore le bruit du vent et les torrents de pluie ruisselant aux gouttières. On se croirait dans un nid bien chaud, tout en haut d’un grand arbre. Pour le moment, le nid est vide. Le maître du logis n’est pas là ; mais on sent qu’il va rentrer bientôt, et tout chez lui a l’air de l’attendre. Sur un bon feu couvert, une petite marmite bout tranquillement avec un murmure de satisfaction. C’est un peu tard veiller pour une marmite ; aussi, quoique celle-là semble faite au métier, à en juger par ses flancs roussis, passés à la flamme, de temps en temps elle s’impatiente, et son couvercle se soulève, agité par la vapeur. Alors une bouffée de chaleur appétissante monte et se répand dans toute la chambre.

Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage !…

Parfois aussi le feu couvert se dégage un peu. Un écroulement de cendres se fait entre les bûches, et une petite flamme court sur le parquet, éclairant le logis par le bas, comme pour dire son inspection, s’assurer que tout est en ordre. Oui, ma foi ! tout est bien en ordre, et le maître peut venir quand il voudra. Les rideaux d’algérienne sont tirés devant les fenêtres, drapés confortablement autour du lit. Voici là-bas le grand fauteuil qui s’allonge auprès de la cheminée ; la table dans un coin, toute dressée, avec la lampe prête à allumer, le couvert mis pour un seul, et, à côté du couvert, le livre, compagnon du repas solitaire… Et de même que la marmite a un coup de feu, les fleurs de la vaisselle ont pâli dans l’eau, le livre est froissé aux bords. Il y a sur tout cela l’air attendri, un peu fatigué, d’une habitude. On sent que le maître du logis doit rentrer très tard toutes les nuits, et qu’il aime à trouver en rentrant ce petit souper qui mijote, et tient la chambre parfumée et chaude jusqu’à son retour.

Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage !…

À voir la netteté de ce logement de garçon, je m’imagine un employé, un de ces êtres minutieux qui installent dans toute leur vie l’exactitude de l’heure du bureau et l’ordre des cartons étiquetés. Pour rentrer si tard, il doit avoir un service de nuit à la poste ou au télégraphe. Je le vois d’ici, derrière un grillage, en manches de lustrine et calotte de velours, triant, timbrant des lettres, dévidant les banderoles bleues des dépêches, préparant à Paris qui dort ou qui s’amuse toutes ses affaires de demain… Eh bien, non ! Ce n’est pas cela. Voici qu’en furetant dans la chambre, la petite lueur du foyer vient éclairer de grandes photographies accrochées au mur. Aussitôt l’on voit sortir de l’ombre, encadrés d’or et majestueusement drapés, l’empereur Auguste, Mahomet, Félix, chevalier romain, gouverneur d’Arménie, des couronnes, des casques, des tiares, des rubans, et sous ces coiffures différentes, toujours la même tête solennelle et droite, la tête du maître de céans, l’heureux seigneur pour qui cette soupe embaumée mijote et bout doucement sur la cendre chaude…

Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage !…

Certes, non ! celui-là n’est pas un employé des postes. C’est un empereur, un maître du monde, un de ces êtres providentiels qui tous les soirs de répertoire font trembler les voûtes de l’Odéon et n’ont qu’à dire : « Gardes, saisissez-le ! » pour que les gardes obéissent. En ce moment, il est là-bas dans son palais, de l’autre côté de l’eau. Le cothurne aux talons, la chlamyde à l’épaule, il erre sous les portiques, déclame, fronce le sourcil, se drape d’un air ennuyé dans ses tirades tragiques. C’est si triste en effet de jouer devant les banquettes ! Et la salle de l’Odéon est si grande, si froide, les soirs de tragédie !… Tout à coup l’empereur, à demi gelé sous sa pourpre, sent un frisson de chaleur lui courir par tout le corps. Son œil s’allume, sa narine s’ouvre… Il songe qu’en rentrant, il va trouver sa chambre encore chaude, le couvert mis, la lampe prête et tout son petit chez lui bien rangé, avec ce soin bourgeois des comédiens qui se vengent dans la vie privée des allures un peu désordonnées de la scène… Il se voit découvrant la marmite, remplissant son assiette à fleurs…

Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage !…

À partir de ce moment, ce n’est plus le même homme. Les plis droits de sa chlamyde, les escaliers de marbre, la raideur des portiques n’ont plus rien qui le gêne. Il s’anime, presse son jeu, précipite l’action. Pensez donc ! si le feu allait s’éteindre là-bas… À mesure que la soirée s’avance, sa vision se rapproche et lui donne de l’entrain. Miracle ! l’Odéon se dégèle. Les vieux habitués de l’orchestre, réveillés de leur torpeur, trouvent que ce Marancourt est vraiment magnifique, surtout aux dernières scènes. Le fait est qu’au dénouement, à l’heure décisive où l’on poignarde les traîtres, où l’on marie les princesses, la physionomie de l’empereur vous a une béatitude, une sérénité singulières. L’estomac creusé par tant d’émotions, de tirades, il lui semble qu’il est chez lui, assis à sa petite table, et son regard va de Cinna à Maxime avec un bon sourire d’attendrissement, comme s’il voyait déjà les jolis fils blancs qui s’allongent au bout de la cuillère, quand la soupe au fromage est cuite à point, bien mijotée et servie chaude…

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