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Les Contes du lundi/Le Dernier Livre

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 272-278).


LE DERNIER LIVRE


« Il est mort !… » me dit quelqu’un dans l’escalier.

Depuis plusieurs jours déjà, je la sentais venir, la lugubre nouvelle. Je savais que d’un moment à l’autre j’allais la trouver à cette porte ; et pourtant elle me frappa comme quelque chose d’inattendu. Le cœur gros, les lèvres tremblantes, j’entrai dans cet humble logis d’homme de lettres où le cabinet de travail tenait la plus grande place, où l’étude despotique avait pris tout le bien-être, toute la clarté de la maison.

Il était là, couché sur un lit de fer très bas, et sa table chargée de papiers, sa grande écriture interrompue au milieu des pages, sa plume encore debout dans l’encrier disaient combien la mort l’avait frappé subitement. Derrière le lit, une haute armoire de chêne, débordant de manuscrits, de paperasses, s’entrouvrait presque sur sa tête. Tout autour, des livres, rien que des livres : partout, sur des rayons, sur des chaises, sur le bureau, empilés par terre dans des coins, jusque sur le pied du lit. Quand il écrivait là, assis à sa table, cet encombrement, ce fouillis sans poussière pouvait plaire aux yeux : on y sentait la vie, l’entrain du travail. Mais dans cette chambre de mort, c’était lugubre. Tous ces pauvres livres, qui croulaient par piles, avaient l’air prêts à partir, à se perdre dans cette grande bibliothèque du hasard, éparse dans les ventes, sur les quais, les étalages, feuilletés par le vent et la flâne.

Je venais de l’embrasser dans son lit, et j’étais debout à le regarder, tout saisi par le contact de ce front froid et lourd comme une pierre. Soudain la porte s’ouvrit. Un commis en librairie, chargé, essoufflé, entra joyeusement et poussa sur la table un paquet de livres, frais sortis de la presse.

« Envoi de Bachelin », cria-t-il ; puis, voyant le lit, il recula, ôta sa casquette et se retira discrètement.

Il y avait quelque chose d’effroyablement ironique dans cet envoi du libraire Bachelin, retardé d’un mois, attendu par le malade avec tant d’impatience et reçu par le mort… Pauvre ami ! C’était son dernier livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves ! quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire ! Dans les derniers jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte ; et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé à l’œuvre d’un seul, avaient pu voir ce regard d’angoisse et d’attente, les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien mises en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c’est-à-dire un jour plus tôt, et donner au mourant la joie de retrouver, toute fraîche dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée qu’il sentait déjà fuir et s’obscurcir en lui.

Même en pleine vie, il y a là en effet pour l’écrivain un bonheur dont il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son œuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse ! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement : les lettres miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l’on avait du soleil plein la tête. Plus tard, à cette joie d’inventeur se mêle un peu de tristesse, le regret de n’avoir pas dit tout ce que l’on voulait dire. L’œuvre qu’on portait en soi paraît toujours plus belle que celle qu’on a faite. Tant de choses se perdent en ce voyage de la tête à la main ! À voir dans les profondeurs du rêve, l’idée du livre ressemble à ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des nuances flottantes ; posées sur le sable, ce n’est plus qu’un peu d’eau, quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.

Hélas ! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n’avait rien eu, lui, de sa dernière œuvre. C’était navrant à voir, cette tête inerte et lourde, endormie sur l’oreiller, et à côté ce livre tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre machinalement, l’emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs yeux, avec le nom de l’auteur, ce même nom inscrit à la page triste des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire. Le problème de l’âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre ce corps rigide qu’on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être immortelle…

… « Il m’en avait promis un exemplaire… » dit tout bas près de moi une voix larmoyante. Je me retournai, et j’aperçus, sous des lunettes d’or, un petit œil vif et fureteur de ma connaissance et de la vôtre aussi, vous tous, mes amis qui écrivez. C’était l’amateur de livres, celui qui vient, dès qu’un volume de vous est annoncé, sonner à votre porte deux petits coups timides et persistants qui lui ressemblent. Il entre, souriant, l’échine basse, frétille autour de vous, vous appelle « cher maître », et ne s’en ira pas sans emporter votre dernier livre. Rien que le dernier ! Il a tous les autres, c’est celui-là seul qui lui manque. Et le moyen de refuser ? Il arrive si bien à l’heure, il sait si bien vous prendre au milieu de cette joie dont nous vous parlions, dans l’abandon des envois, des dédicaces. Ah ! le terrible petit homme que rien ne rebute, ni les portes sourdes, ni les accueils gelés, ni le vent, ni la pluie, ni les distances. Le matin, on le rencontre dans la rue de la Pompe, grattant au petit huis du patriarche de Passy ; le soir, il revient de Marly avec le nouveau drame de Sardou sous le bras. Et comme cela, toujours trottant, toujours en quête, il remplit sa vie sans rien faire, et sa bibliothèque sans payer.

Certes, il fallait que la passion des livres fût bien forte chez cet homme pour l’amener ainsi jusqu’à ce lit de mort.

« Eh ! prenez-le, votre exemplaire, » lui dis-je impatienté. Il ne le prit pas, il l’engloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur l’épaule, essuyant ses lunettes d’un air attendri… Qu’attendait-il ? qu’est-ce qui le retenait ? Peut-être un peu de honte, l’embarras de partir tout de suite, comme s’il n’était venu que pour cela ?

Eh bien, non !

Sur la table, dans le papier d’emballage à moitié enlevé, il venait d’apercevoir quelques exemplaires d’amateur, la tranche épaisse, non rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe ; et malgré son attitude recueillie, son regard, sa pensée, tout était là… Il en louchait, le malheureux !

Ce que c’est pourtant que la manie d’observer ! Moi-même je m’étais laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes, cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort. Doucement, par petites secousses invisibles, l’amateur se rapprochait de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes ; il le retourna, l’ouvrit, palpa le feuillet. À mesure son œil s’allumait, le sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui… À la fin, n’y tenant plus, il en prit un :

« C’est pour M. de Sainte-Beuve », me dit-il à demi-voix, et dans sa fièvre, son trouble, la peur qu’on ne le lui reprît, peut-être aussi pour bien me convaincre que c’était pour M. de Sainte-Beuve, il ajouta très gravement avec un accent de componction intraduisible : « De l’Académie française !… » et il disparut.

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