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Les Contes du lundi/Le Pape est mort

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 295-302).


LE PAPE EST MORT



J’ai passé mon enfance dans une grande ville de province coupée en deux par une rivière très encombrée, très remuante, où j’ai pris de bonne heure le goût des voyages et la passion de la vie sur l’eau. Il y a surtout un coin de quai, près d’une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel je ne pense jamais, même aujourd’hui, sans émotion. Je revois l’écriteau cloué au bout d’une vergue : Cornet, bateaux de louage, le petit escalier qui s’enfonçait dans l’eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de petits canots fraîchement peints de couleurs vives s’alignant au bas de l’échelle, se balançant doucement bord à bord, comme allégés par les jolis noms qu’ils portaient à leur arrière en lettres blanches : l’Oiseau-Mouche, l’Hirondelle.

Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet s’en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux, sa figure tannée, crevassée, ridée de petites fossettes comme la rivière un soir de vent frais… Oh ! ce père Cornet. Ç’a été le Satan de mon enfance, ma passion douloureuse, mon péché, mon remords. M’en a-t-il fait commettre des crimes avec ses canots ! Je manquais l’école, je vendais mes livres. Qu’est-ce que je n’aurais pas vendu pour un après-midi de canotage !

Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon coup d’éventail de la brise d’eau, je tirais ferme sur mes rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la tournure d’un vieux loup de mer. Tant que j’étais en ville, je tenais le milieu de la rivière, à égale distance des deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu. Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à vapeur qui se côtoyaient, s’évitaient, séparés seulement par un mince liséré d’écume ! Il y avait de lourds bateaux qui tournaient pour prendre le courant, et cela en déplaçait une foule d’autres.

Tout à coup, les roues d’un vapeur battaient l’eau près de moi ; ou bien une ombre lourde m’arrivait dessus, c’était l’avant d’un bateau de pommes.

« Gare donc, moucheron ! » me criait une voix enrouée ; et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui mettaient des reflets d’omnibus sous la coupe des avirons. Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous, les tourbillons, le fameux trou de la Mort qui trompe ! Pensez que ce n’était pas une petite affaire de se guider là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour tenir la barre.

Quelquefois j’avais la chance de rencontrer la chaîne. Vite je m’accrochais tout au bout de ces longs trains de bateaux qu’elle remorquait, et, les rames immobiles, étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs rubans d’écume et faisait filer des deux côtés les arbres, les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j’entendais le battement monotone de l’hélice, un chien qui aboyait sur des bateaux de la remorque, où montait d’une cheminée basse un petit filet de fumée ; et tout cela me donnait l’illusion d’un grand voyage, de la vraie vie du bord.

Malheureusement, ces rencontres de la chaîne étaient rares. Le plus souvent il fallait ramer, et ramer aux heures de soleil. Oh ! les pleins midis tombant d’aplomb sur la rivière, il me semble qu’ils me brûlent encore. Tout flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à tous les mouvements, les courts plongeons de mes rames, les cordes des haleurs soulevées de l’eau toutes ruisselantes, faisaient passer des lumières vives d’argent poli. Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, à la vigueur de mes efforts, à l’élan de l’eau sous ma barque, je me figurais que j’allais très vite ; mais en relevant la tête, je voyais toujours le même arbre, le même mur en face de moi sur la rive.

Enfin, à force de fatigue, tout moite et rouge de chaleur, je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons d’embarquement, diminuait. Les ponts s’espaçaient sur la rivière élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée d’usine, s’y reflétaient de loin en loin. À l’horizon tremblaient des îles vertes. Alors, n’en pouvant plus, je venais me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout bourdonnants ; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue, cette chaleur lourde qui montait de l’eau étoilée de larges fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait à saigner du nez pendant des heures. Jamais mes voyages n’avaient un autre dénouement. Mais que voulez-vous ? Je trouvais cela délicieux.

Le terrible, par exemple, c’était le retour, la rentrée. J’avais beau revenir à toutes rames, j’arrivais toujours trop tard, longtemps après la sortie des classes. L’impression du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes, mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux bien tranquilles, me faisaient envie ; et je courais la tête lourde, pleine de soleil et d’eau, avec des ronflements de coquillages au fond des oreilles, et déjà sur la figure le rouge du mensonge que j’allais dire.

Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce terrible « D’où viens-tu ? » qui m’attendait en travers de la porte. C’est cet interrogatoire de l’arrivée qui m’épouvantait le plus. Je devais répondre là, sur le palier, au pied levé, avoir toujours une histoire prête, quelque chose à dire, et de si étonnant et de si renversant, que la surprise coupât court à toutes les questions. Cela me donnait le temps d’entrer, de reprendre haleine ; et pour en arriver là, rien ne me coûtait. J’inventais des sinistres, des révolutions, des choses terribles, tout un côté de la ville qui brûlait, le pont du chemin de fer s’écroulant dans la rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici :

Ce soir-là, j’arrivai très en retard. Ma mère, qui m’attendait depuis une grande heure, guettait, debout, en haut de l’escalier.

« D’où viens-tu ? » me cria-t-elle.

Dites-moi ce qu’il peut tenir de diableries dans une tête d’enfant. Je n’avais rien trouvé, rien préparé. J’étais venu trop vite… Tout à coup il me passa une idée folle. Je savais la chère femme très pieuse, catholique enragée comme une Romaine, et je lui répondis dans tout l’essoufflement d’une grande émotion :

« Ô maman… Si vous saviez !…

— Quoi donc ?… Qu’est-ce qu’il y a encore ?…

— Le pape est mort.

— Le pape est mort !… » fit la pauvre mère, et elle s’appuya toute pâle contre la muraille. Je passai vite dans ma chambre, un peu effrayé de mon succès et de l’énormité du mensonge ; pourtant, j’eus le courage de le soutenir jusqu’au bout. Je me souviens d’une soirée funèbre et douce ; le père très grave, la mère atterrée… On causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux ; mais mon escapade s’était si bien perdue dans la désolation générale que personne n’y pensait plus.

Chacun citait à l’envi quelque trait de vertu de ce pauvre Pie IX ; puis, peu à peu, la conversation s’égarait à travers l’histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII, qu’elle se souvenait très bien d’avoir vu passer dans le Midi, au fond d’une chaise de poste, entre des gendarmes. On rappela la fameuse scène avec l’empereur : Comediante !… tragediante !… C’était bien la centième fois que je l’entendais raconter, cette terrible scène, toujours avec les mêmes intonations, les mêmes gestes, et ce stéréotype des traditions de famille qu’on se lègue et qui restent là, puériles et locales, comme des histoires de couvent.

C’est égal, jamais elle ne m’avait paru si intéressante.

Je l’écoutais avec des soupirs hypocrites, des questions, un air de faux intérêt, et tout le temps je me disais :

« Demain matin, en apprenant que le pape n’est pas mort, ils seront si contents que personne n’aura le courage de me gronder. »

Tout en pensant à cela, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’avais des visions de petits bateaux peints en bleu, avec des coins de Saône alourdis par la chaleur, et de grandes pattes d’argyronètes courant dans tous les sens et rayant l’eau vitreuse, comme des pointes de diamant.

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