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Les Contes du lundi/Un réveillon dans le Marais

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 287-294).


un
RÉVEILLON DANS LE MARAIS


conte de noël



Monsieur Majesté, fabricant d’eau de Seltz dans le Marais, vient de faire un petit réveillon chez des amis de la place Royale, et regagne son logis en fredonnant… Deux heures sonnent à Saint-Paul. « Comme il est tard ! » se dit le brave homme, et il se dépêche ; mais le pavé glisse, les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier, qui date du temps où les voitures étaient rares, il y a un tas de tournants, d’encoignures, de bornes devant les portes à l’usage des cavaliers. Tout cela empêche d’aller vite, surtout quand on a déjà les jambes un peu lourdes, et les yeux embrouillés par les toasts du réveillon… Enfin M. Majesté arrive chez lui. Il s’arrête devant un grand portail orné, où brille au clair de lune un écusson, doré de neuf, d’anciennes armoiries repeintes dont il a fait sa marque de fabrique :

HÔTEL CI-DEVANT DE NESMOND
MAJESTÉ JEUNE
FABRICANT D’EAU DE SELTZ

Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux, les têtes de lettres, s’étalent ainsi et resplendissent les vieilles armes des Nesmond.

Après le portail, c’est la cour, une large cour aérée et claire, qui, dans le jour, en s’ouvrant, fait de la lumière à toute la rue. Au fond de la cour, une grande bâtisse très ancienne, des murailles noires, brodées, ouvragées, des balcons de fer arrondis, des balcons de pierre à pilastres, d’immenses fenêtres très hautes, surmontées de frontons, de chapiteaux qui s’élèvent aux derniers étages comme autant de petits toits dans le toit, et enfin sur le faîte, au milieu des ardoises, les lucarnes des mansardes, rondes, coquettes, encadrées de guirlandes comme des miroirs. Avec cela un grand perron de pierre, rongé et verdi par la pluie, une vigne maigre qui s’accroche aux murs, aussi noire, aussi tordue que la corde qui se balance là-haut à la poulie du grenier, je ne sais quel grand air de vétusté et de tristesse… C’est l’ancien hôtel de Nesmond.

En plein jour, l’aspect de l’hôtel n’est pas le même. Les mots : Caisse, Magasin, Entrée des ateliers, éclatent partout en or sur les vieilles murailles, les font vivre, les rajeunissent. Les camions des chemins de fer ébranlent le portail ; les commis s’avancent au perron la plume à l’oreille pour recevoir les marchandises. La cour est encombrée de caisses, de paniers, de paille, de toile d’emballage. On se sent bien dans une fabrique… Mais avec la nuit, le grand silence, cette lune d’hiver qui, dans le fouillis des toits compliqués, jette et entremêle des ombres, l’antique maison des Nesmond reprend ses allures seigneuriales. Les balcons sont en dentelle ; la cour d’honneur s’agrandit, et le vieil escalier, qu’éclairent des jours inégaux, vous a des recoins de cathédrale, avec des niches vides et des marches perdues qui ressemblent à des autels.

Cette nuit-là surtout, M. Majesté trouve à sa maison un aspect singulièrement grandiose. En traversant la cour déserte, le bruit de ses pas l’impressionne. L’escalier lui paraît immense, surtout très lourd à monter. C’est le réveillon sans doute… Arrivé au premier étage, il s’arrête pour respirer et s’approche d’une fenêtre. Ce que c’est que d’habiter une maison historique ! M. Majesté n’est pas poète, oh ! non ; et pourtant, en regardant cette belle cour aristocratique, où la lune étend une nappe de lumière bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si bien l’air de dormir, avec ses toits engourdis sous leur capuchon de neige, il lui vient des idées de l’autre monde :

« Hein ?… tout de même, si les Nesmond revenaient… »

À ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le portail s’ouvre à deux battants, si vite, si brusquement, que le réverbère s’éteint ; et, pendant quelques minutes, il se fait là-bas, dans l’ombre de la porte, un bruit confus de frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets, des carrosses tout en glaces miroitant au clair de lune, des chaises à porteurs balancées entre deux torches qui s’avivent au courant d’air du portail. En rien de temps, la cour est encombrée. Mais au pied du perron, la confusion cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent, entrent en causant comme s’ils connaissaient la maison. Il y a là, sur ce perron, un froissement de soie, un cliquetis d’épées. Rien que des chevelures blanches, alourdies et mates de poudre ; rien que des petites voix claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre, des pas légers. Tous ces gens ont l’air d’être vieux, vieux ! Ce sont des yeux effacés, des bijoux endormis, d’anciennes soies brochées, adoucies de nuances changeantes que la lumière des torches fait briller d’un éclat doux ; et sur tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des cheveux échafaudés, roulés en boucles, à chacune de ces révérences, un peu guindées par les épées et les grands paniers… Bientôt toute la maison a l’air d’être hantée. Les torches brillent de fenêtre en fenêtre, montent et descendent dans le tournoiement des escaliers, jusqu’aux lucarnes des mansardes qui ont leur étincelle de fête et de vie. Tout l’hôtel de Nesmond s’illumine, comme si un grand coup de soleil couchant avait allumé ses vitres.

« Ah ! mon Dieu ! ils vont mettre le feu !… » se dit M. Majesté. Et, revenu de sa stupeur, il tâche de secouer l’engourdissement de ses jambes et descend vite dans la cour, où les laquais viennent d’allumer un grand feu clair. M. Majesté s’approche ; il leur parle. Les laquais ne lui répondent pas et continuent de causer tout bas entre eux, sans que la moindre vapeur s’échappe de leurs lèvres dans l’ombre glaciale de la nuit. M. Majesté n’est pas content ; cependant une chose le rassure, c’est que ce grand feu qui flambe si haut et si droit est un feu singulier, une flamme sans chaleur, qui brille et ne brûle pas. Tranquillisé de ce côté, le bonhomme franchit le perron et entre dans ses magasins.

Ces magasins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois de beaux salons de réception. Des parcelles d’or terni brillent encore à tous les angles. Des peintures mythologiques tournent au plafond, entourent les glaces, flottent au-dessus des portes dans des teintes vagues, un peu ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement, il n’y a plus de rideaux, plus de meubles. Rien que des papiers, de grandes caisses pleines de siphons à têtes d’étain, et les branches desséchées d’un vieux lilas qui montent toutes noires derrière les vitres. M. Majesté, en entrant, trouve son magasin plein de lumière et de monde. Il salue, mais personne ne fait attention à lui. Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent à minauder cérémonieusement sous leurs pelisses de satin. On se promène, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces vieux marquis ont l’air d’être chez eux. Devant un trumeau peint, une petite ombre s’arrête, toute tremblante : « Dire que c’est moi, et que me voilà ! » et elle regarde en souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie, — mince et rose, avec un croissant au front.

« Nesmond, viens donc voir tes armes ! » et tout le monde rit en regardant le blason des Nesmond qui s’étale sur une toile d’emballage, avec le nom de Majesté au-dessous.

« Ah ! ah ! ah !… Majesté !… Il y a donc encore des Majestés en France ? »

Et ce sont des gaietés sans fin, de petits rires à son de flûte, des doigts en l’air, des bouches qui minaudent…

Tout à coup quelqu’un crie :

« — Du champagne ! du champagne !

« — Mais non !…

« — Mais si !… si, c’est du champagne…

Allons, comtesse, vite un petit réveillon. »

C’est de l’eau de Seltz de M. Majesté qu’ils ont prise pour du champagne. On le trouve bien un peu éventé ; mais bah ! on le boit tout de même, et comme ces pauvres petites ombres n’ont pas la tête bien solide, peu à peu cette mousse d’eau de Seltz les anime, les excite, leur donne envie de danser. Des menuets s’organisent. Quatre fins violons que Nesmond a fait venir commencent un air de Rameau, tout en triolets, menu et mélancolique dans sa vivacité. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner lentement, saluer en mesure d’un air grave. Les atours en sont rajeunis, et aussi les gilets d’or, les habits brochés, les souliers à boucles de diamants. Les panneaux eux-mêmes semblent revivre en entendant ces anciens airs. La vieille glace, enfermée dans le mur depuis deux cents ans, les reconnaît aussi, et tout éraflée, noircie aux angles, elle s’allume doucement et renvoie aux danseurs leur image, un peu effacée, comme attendrie d’un regret. Au milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné. Il s’est blotti derrière une caisse et regarde…

Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes vitrées du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut des fenêtres, puis tout un côté du salon. À mesure que la lumière vient, les figures s’effacent, se confondent. Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux petits violons attardés dans un coin, et que le jour évapore en les touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la forme d’une chaise à porteurs, une tête poudrée semée d’émeraudes, les dernières étincelles d’une torche que les laquais ont jetée sur le pavé, et qui se mêlent avec le feu des roues d’une voiture de roulage entrant à grand bruit par le portail ouvert…

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