Les Contes du lundi/Le Siège de Berlin

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A. Lemerre (p. 47-58).


LE SIÈGE DE BERLIN



Nous remontions l’avenue des Champs-Élysées avec le docteur V…, demandant aux murs troués d’obus, aux trottoirs défoncés par la mitraille, l’histoire de Paris assiégé, lorsqu’un peu avant d’arriver au rond-point de l’Étoile, le docteur s’arrêta, et me montrant une de ces grandes maisons de coin si pompeusement groupées autour de l’Arc de triomphe :

« Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fenêtres fermées là-haut sur ce balcon ? Dans les premiers jours du mois d’août, ce terrible mois d’août de l’an dernier, si lourd d’orages et de désastres, je fus appelé là pour un cas d’apoplexie foudroyante. C’était chez le colonel Jouve, un cuirassier du premier Empire, vieil entêté de gloire et de patriotisme, qui dès le début de la guerre était venu se loger aux Champs-Élysées, dans un appartement à balcon… Devinez pourquoi ? Pour assister à la rentrée triomphale de nos troupes… Pauvre vieux ! La nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant le nom de Napoléon au bas de ce bulletin de défaite, il était tombé foudroyé.

« Je trouvai l’ancien cuirassier étendu de tout son long sur le tapis de la chambre, la face sanglante et inerte comme s’il avait reçu un coup de massue sur la tête. Debout, il devait être très grand ; couché, il avait l’air immense. De beaux traits, des dents superbes, une toison de cheveux blancs tout frisés, quatre-vingts ans qui en paraissaient soixante… Près de lui sa petite-fille à genoux et tout en larmes. Elle lui ressemblait. À les voir l’un à côté de l’autre, on eût dit deux belles médailles grecques frappées à la même empreinte ; seulement l’une antique, terreuse, un peu effacée sur les contours ; l’autre resplendissante et nette, dans tout l’éclat et le velouté de l’empreinte nouvelle.

« La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat, elle avait son père à l’état-major de Mac-Mahon, et l’image de ce grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux ; mais, au fond, je gardais peu d’espoir. Nous avions affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatre-vingts ans, on n’en revient guère. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d’immobilité et de stupeur… Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu’au soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier… Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie ; toujours est-il que ce soir-là, en m’approchant de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L’œil était presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bégaya deux fois :

« — Vic… toi… re !

« — Oui, colonel, grande victoire !…

« Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s’éclairer…

« Quand je sortis, la jeune fille m’attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

« — Mais il est sauvé ! » lui dis-je en lui prenant les mains.

« La malheureuse enfant eut à peine le courage de me répondre. On venait d’afficher le vrai Reichshoffen, Mac-Mahon en fuite, toute l’armée écrasée… Nous nous regardâmes consternés. Elle se désolait en pensant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle secousse… Et cependant comment faire ?… Lui laisser sa joie, les illusions qui l’avaient fait revivre !… Mais alors il fallait mentir…

« — Eh bien, je mentirai ! me dit l’héroïque fille en essuyant vite ses larmes, et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son grand-père.

« C’était une rude tâche qu’elle avait prise là. Les premiers jours on s’en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui rédiger des bulletins militaires. Il y avait pitié vraiment à voir cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d’Allemagne, piquant de petits drapeaux, s’efforçant de combiner toute une campagne glorieuse : Bazaine sur Berlin, Froissart en Bavière, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l’aidais autant que je pouvais, mais c’est le grand-père surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l’Allemagne tant de fois sous le Premier Empire ! Il savait tous les coups d’avance : « Maintenant voilà où ils vont aller… Voilà ce qu’on va faire… » ; et ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre très fier.

« Malheureusement nous avions beau prendre des villes, gagner des batailles, nous n’allions jamais assez vite pour lui. Il était insatiable, ce vieux ! Chaque jour, en arrivant, j’apprenais un nouveau fait d’armes :

« — Docteur, nous avons pris Mayence, me disait la jeune fille en venant au-devant de moi avec un sourire navré, et j’entendais à travers la porte une voix joyeuse qui me criait :

« — Ça marche ! ça marche !… Dans huit jours nous entrerons à Berlin.

« À ce moment-là, les Prussiens n’étaient plus qu’à huit jours de Paris… Nous nous demandâmes d’abord s’il ne valait pas mieux le transporter en province ; mais, sitôt dehors, l’état de la France lui aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi de sa grande secousse, pour lui laisser connaître la vérité. On se décida donc à rester.

« Le premier jour de l’investissement, je montai chez eux — je me souviens — très ému, avec cette angoisse au cœur que nous donnaient à tous les portes de Paris fermées, la bataille sous nos murs, nos banlieues devenues frontières. Je trouvai le bonhomme assis sur son lit, jubilant et fier :

« — Eh bien, me dit-il, le voilà donc commencé ce siège !

« Je le regardai, stupéfait :

« — Comment, colonel, vous savez ?…

« Sa petite-fille se tourna vers moi :

« — Eh ! oui, docteur… C’est la grande nouvelle… Le siège de Berlin est commencé.

« Elle disait cela en tirant son aiguille, d’un petit air si posé, si tranquille… Comment se serait-il douté de quelque chose ? Le canon des forts, il ne pouvait pas l’entendre. Ce malheureux Paris, sinistre et bouleversé, il ne pouvait pas le voir. Ce qu’il apercevait de son lit, c’était un pan de l’Arc de triomphe, et, dans sa chambre, autour de lui, tout un bric-à-brac du premier Empire bien fait pour entretenir ses illusions. Des portraits de maréchaux, des gravures de batailles, le roi de Rome en robe de baby ; puis de grandes consoles toutes raides, ornées de cuivres à trophées, chargées de reliques impériales : des médailles, des bronzes, un rocher de Sainte-Hélène sous globe, des miniatures représentant la même dame frisottée, en tenue de bal, en robe jaune, avec des manches à gigots et des yeux clairs ; — et tout cela, les consoles, le roi de Rome, les maréchaux, les dames jaunes, avec la taille montante, la ceinture haute, cette raideur engoncée qui était la grâce de 1806… Brave colonel ! c’est cette atmosphère de victoires et conquêtes, encore plus que tout ce que nous pouvions lui dire, qui le faisait croire si naïvement au siège de Berlin.

« À partir de ce jour, nos opérations militaires se trouvèrent bien simplifiées. Prendre Berlin, ce n’était plus qu’une affaire de patience. De temps en temps, quand le vieux s’ennuyait trop, on lui lisait une lettre de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque rien n’entrait plus dans Paris, et que, depuis Sedan, l’aide de camp de Mac-Mahon avait été dirigé sur une forteresse d’Allemagne. Vous figurez-vous le désespoir de cette pauvre enfant sans nouvelles de son père, le sachant prisonnier, privé de tout, malade peut-être, et obligée de le faire parler dans des lettres joyeuses, un peu courtes, comme pouvait en écrire un soldat en campagne, allant toujours en avant dans le pays conquis. Quelquefois la force lui manquait ; on restait des semaines sans nouvelles. Mais le vieux s’inquiétait, ne dormait plus. Alors, vite, arrivait une lettre d’Allemagne qu’elle venait lui lire gaiement près de son lit, en retenant ses larmes. Le colonel écoutait religieusement, souriait d’un air entendu, approuvait, critiquait, nous expliquait les passages un peu troubles. Mais où il était beau surtout, c’est dans les réponses qu’il envoyait à son fils : « N’oublie jamais que tu es Français, lui disait-il… Sois généreux pour ces pauvres gens. Ne leur fais pas l’invasion trop lourde… » Et c’étaient des recommandations à n’en plus finir, d’adorables prêchi-prêcha sur le respect des propriétés, la politesse qu’on doit aux dames, un vrai code d’honneur militaire à l’usage des conquérants. Il y mêlait aussi quelques considérations générales sur la politique, les conditions de la paix à imposer aux vaincus. Là-dessus, je dois le dire, il n’était pas exigeant :

« — L’indemnité de guerre, et rien de plus… À quoi bon leur prendre des provinces ?… Est-ce qu’on peut faire de la France avec de l’Allemagne ?… »

« Il dictait cela d’une voix ferme, et l’on sentait tant de candeur dans ses paroles, une si belle foi patriotique, qu’il était impossible de ne pas être ému en l’écoutant.

« Pendant ce temps-là, le siège avançait toujours, pas celui de Berlin, hélas !… C’était le moment du grand froid, du bombardement, des épidémies, de la famine. Mais, grâce à nos soins, à nos efforts, à l’infatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la sérénité du vieillard ne fut pas un instant troublée. Jusqu’au bout, je pus lui avoir du pain blanc, de la viande fraîche. Il n’y en avait que pour lui, par exemple ; et vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant que ces déjeuners de grand-père, si innocemment égoïstes, le vieux sur son lit, frais et riant, la serviette au menton ; près de sa petite-fille, un peu pâlie par les privations, guidant ses mains, le faisant boire, l’aidant à manger toutes ces bonnes choses défendues. Alors, animé par le repas, dans le bien-être de sa chambre chaude, la bise d’hiver au-dehors, cette neige qui tourbillonnait à ses fenêtres, le vieux cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord et nous racontait pour la centième fois cette sinistre retraite de Russie où l’on n’avait à manger que du biscuit gelé et de la viande de cheval :

« — Comprends-tu cela, petite ! nous mangions du cheval !

« Je crois bien qu’elle le comprenait. Depuis deux mois, elle ne mangeait pas autre chose… De jour en jour cependant, à mesure que la convalescence approchait, notre tâche autour du malade devenait de plus en plus difficile. Cet engourdissement de tous ses sens, de tous ses membres, qui nous avait si bien servis jusqu’alors, commençait à se dissiper. Deux ou trois fois déjà, les terribles bordées de la Porte Maillot l’avaient fait bondir, l’oreille dressée comme un chien de chasse ; on fut obligé d’inventer une dernière victoire de Bazaine sous Berlin, et des salves tirées en cet honneur aux Invalides. Un autre jour qu’on avait poussé son lit près de la fenêtre, — c’était, je crois, le jeudi de Buzenval, — il vit très bien des gardes nationaux qui se massaient sur l’avenue de la Grande-Armée.

« — Qu’est-ce que c’est donc que ces troupes-là ? demanda le bonhomme, et nous l’entendions grommeler entre ses dents :

« — Mauvaise tenue ! mauvaise tenue !

« Il n’en fut pas autre chose ; mais nous comprîmes que, dorénavant, il fallait prendre de grandes précautions. Malheureusement on n’en prit pas assez.

« Un soir, comme j’arrivais, l’enfant vint à moi toute troublée :

« — C’est demain qu’ils entrent, me dit-elle.

« La chambre du grand-père était-elle ouverte ? Le fait est que, depuis, en y songeant, je me suis rappelé qu’il avait, ce soir-là, une physionomie extraordinaire. Il est probable qu’il nous avait entendus. Seulement, nous parlions des Prussiens, nous ; et le bonhomme pensait aux Français, à cette entrée triomphale qu’il attendait depuis si longtemps : — Mac-Mahon descendant l’avenue dans les fleurs, dans les fanfares, son fils à côté du maréchal, et lui, le vieux, sur son balcon, en grande tenue, comme à Lutzen, saluant les drapeaux troués et les aigles noires de poudre…

« Pauvre père Jouve ! Il s’était sans doute imaginé qu’on voulait l’empêcher d’assister à ce défilé de nos troupes, pour lui éviter une trop grande émotion. Aussi se garda-t-il bien de parler à personne ; mais le lendemain, à l’heure même où les bataillons prussiens s’engageaient timidement sur la voie qui mène de la porte Maillot aux Tuileries, la fenêtre de là-haut s’ouvrit doucement, et le colonel parut sur le balcon avec son casque, sa grande latte, toute sa vieille défroque glorieuse d’ancien cuirassier de Milhaud. Je me demande encore quel effort de volonté, quel sursaut de vie l’avait ainsi mis sur pied et harnaché. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était là, debout derrière la rampe, s’étonnant de trouver les avenues si larges, si muettes, les persiennes des maisons fermées, Paris sinistre comme un grand lazaret, partout des drapeaux, mais si singuliers, tout blancs avec des croix rouges, et personne pour aller au-devant de nos soldats.

« Un moment il put croire qu’il s’était trompé…

« Mais non ! là-bas, derrière l’Arc de Triomphe, c’était un bruissement confus, une ligne noire qui s’avançait dans le jour levant… Puis, peu à peu, les aiguilles des casques brillèrent, les petits tambours d’Iéna se mirent à battre, et sous l’arc de l’Étoile, rythmée par le pas lourd des sections, par le heurt des sabres, éclata la Marche triomphale de Schubert !…

« Alors, dans le silence morne de la place, on entendit un cri, un cri terrible : « Aux armes !… aux armes !… les Prussiens. » Et les quatre uhlans de l’avant-garde purent voir là-haut, sur le balcon, un grand vieillard chanceler en remuant les bras, et tomber raide. Cette fois, le colonel Jouve était bien mort. »

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