Les Contes du lundi/Les Mères

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A. Lemerre (p. 38-46).


LES MÈRES

(souvenir du siège)



Ce matin-là, j’étais allé au Mont-Valérien voir notre ami le peintre B…, lieutenant aux mobiles de la Seine. Justement, le brave garçon se trouvait de garde. Pas moyen de bouger. Il fallut rester à se promener de long en large, comme des matelots de quart, devant la poterne du fort, en causant de Paris, de la guerre et de nos chers absents… Tout à coup mon lieutenant qui, sous sa tunique de mobile, est toujours resté le féroce rapin d’autrefois, s’interrompt, tombe en arrêt, et me prenant le bras :

« Oh ! le beau Daumier », me dit-il tout bas, et, du coin de son petit œil gris allumé subitement comme l’œil d’un chien de chasse, il me montrait les deux vénérables silhouettes qui venaient de faire leur apparition sur le plateau du mont Valérien.

Un beau Daumier, en effet. L’homme en longue redingote marron, avec un collet de velours verdâtre qui semblait fait de vieille mousse des bois, maigre, petit, rougeaud, le front déprimé, les yeux ronds, le nez en bec de chouette. Une tête d’oiseau ridée, solennelle et bête. Pour l’achever, un cabas en tapisserie à fleurs, d’où sortait le goulot d’une bouteille, et sous l’autre bras une boîte de conserves, l’éternelle boîte en fer blanc que les Parisiens ne pourront plus voir sans penser à leurs cinq mois de blocus… De la femme, on n’apercevait d’abord qu’un chapeau cabriolet gigantesque et un vieux châle qui la serrait étroitement du haut en bas comme pour bien dessiner sa misère ; puis, de temps en temps, entre les ruches fanées de la capote, un bout de nez pointu qui passait, et quelques cheveux grisonnants et pauvres.

En arrivant sur le plateau, l’homme s’arrêta pour prendre haleine et s’essuyer le front. Il ne fait pourtant pas chaud là-haut, dans les brumes de fin novembre ; mais ils étaient venus si vite…

La femme ne s’arrêta pas, elle. Marchant droit à la poterne, elle nous regarda une minute en hésitant, comme si elle voulait nous parler ; mais, intimidée sans doute par les galons de l’officier, elle aima mieux s’adresser à la sentinelle, et je l’entendis qui demandait timidement à voir son fils, un mobile de Paris de la sixième du troisième.

« Restez là, dit l’homme de garde, je vais le faire appeler. »

Toute joyeuse, avec un soupir de soulagement, elle retourna vers son mari ; et tous deux allèrent s’asseoir à l’écart sur le bord d’un talus.

Ils attendirent là bien longtemps. Ce Mont-Valérien est si grand, si compliqué de cours, de glacis, de bastions, de casernes, de casemates ! Allez donc chercher un mobile de la sixième dans cette ville inextricable, suspendue entre terre et ciel, et flottant en spirale au milieu des nuages comme l’île de Laputa. Sans compter qu’à cette heure-là le fort est plein de tambours, de trompettes, de soldats qui courent, de bidons qui sonnent. C’est la garde qu’on relève, les corvées, la distribution, un espion tout sanglant que des francs-tireurs ramènent à coups de crosse, des paysans de Nanterre qui viennent se plaindre au général, une estafette arrivant au galop, l’homme transi, la bête ruisselante, des cacolets revenant des avant-postes avec les blessés qui se balancent aux flancs des mules et geignent doucement comme des agneaux malades, des matelots halant une pièce neuve au son du fifre et des « hissa ! ho ! » le troupeau du fort qu’un berger en pantalon rouge pousse devant lui, la gaule à la main, le chassepot en bandoulière ; tout cela va, vient, s’entre-croise dans les cours, s’engouffre sous la poterne comme sous la porte basse d’un caravansérail d’Orient.

« Pourvu qu’ils n’oublient pas mon garçon ! » disaient pendant ce temps les yeux de la pauvre mère ; et toutes les cinq minutes elle se levait, s’approchait de l’entrée discrètement, jetait un regard furtif dans l’avant-cour, en se garant contre la muraille ; mais elle n’osait plus rien demander de peur de rendre son enfant ridicule. L’homme, encore plus timide qu’elle, ne bougeait pas de son coin ; et chaque fois qu’elle revenait s’asseoir, le cœur gros, l’air découragé, on voyait qu’il la grondait de son impatience et qu’il lui donnait force explications sur les nécessités du service avec des gestes d’imbécile qui veut faire l’entendu.

J’ai toujours été très curieux de ces petites scènes silencieuses et intimes qu’on devine encore plus qu’on ne les voit, de ces pantomimes de la rue qui vous coudoient quand vous marchez et d’un geste vous révèlent toute une existence ; mais ici, ce qui me captivait surtout, c’était la gaucherie, la naïveté de mes personnages, et j’éprouvais une véritable émotion à suivre à travers leur mimique, expressive et limpide comme l’âme de deux acteurs de Séraphin, toutes les péripéties d’un adorable drame familial…

Je voyais la mère se disant un beau matin :

« Il m’ennuie, ce M. Trochu, avec ses consignes… Il y a trois mois que je n’ai pas vu mon enfant… Je veux aller l’embrasser. »

Le père, timide, emprunté dans la vie, effaré à l’idée des démarches à faire pour se procurer un permis, a d’abord essayé de la raisonner :

« Mais tu n’y penses pas, chérie. Ce Mont-Valérien est au diable… Comment feras-tu pour y aller, sans voiture ? D’ailleurs, c’est une citadelle ! les femmes ne peuvent pas entrer.

— Moi, j’entrerai », dit la mère ; et comme il fait tout ce qu’elle veut, l’homme s’est mis en route, il est allé au secteur, à la mairie, à l’état-major, chez le commissaire, suant de peur, gelant de froid, se cognant partout, se trompant de porte, faisant deux heures de queue à un bureau, et puis ce n’était pas celui-là. Enfin, le soir, il est revenu avec un permis du gouverneur dans sa poche… Le lendemain, on s’est levé de bonne heure, au froid, à la lampe. Le père casse une croûte pour se réchauffer, mais la mère n’a pas faim. Elle aime mieux déjeuner là-bas, avec son fils. Et pour régaler un peu le pauvre mobile, vite, vite, on empile dans le cabas le ban et l’arrière-ban des provisions de siège : chocolat, confitures, vin cacheté, tout jusqu’à la boîte, une boîte de huit francs qu’on gardait précieusement pour les jours de grande disette. Là-dessus, les voilà partis. Comme ils arrivaient aux remparts, on venait d’ouvrir les portes. Il a fallu montrer le permis. C’est la mère qui avait peur… Mais non ! Il paraît qu’on était en règle.

« Laissez passer ! » dit l’adjudant de service.

Alors seulement elle respire.

« Il a été bien poli, cet officier. »

Et, leste comme un perdreau, elle trotte, elle se dépêche. L’homme a peine à lui tenir pied.

« Comme tu vas vite, chérie ! »

Mais elle ne l’écoute pas. Là-haut, dans les vapeurs de l’horizon, le Mont-Valérien lui fait signe :

« Arrivez vite… il est ici. »

Et maintenant qu’ils sont arrivés, c’est une nouvelle angoisse.

Si on ne le trouvait pas ! S’il allait ne pas venir !…

Soudain, je la vis tressaillir, frapper sur le bras du vieux et se redresser d’un bond… De loin, sous la voûte de la poterne, elle avait reconnu son pas.

C’était lui !

Quand il parut, la façade du fort en fut tout illuminée.

Un grand beau garçon, ma foi ! bien planté, sac au dos, fusil au poing… Il les aborda, le visage ouvert, d’une voix mâle et joyeuse :

« Bonjour, maman. »

Et tout de suite, sac, couverture, chassepot, tout disparut dans le grand chapeau cabriolet. Ensuite le père eut son tour, mais ce ne fut pas long. Le cabriolet voulait tout pour lui. Il était insatiable…

« Comment vas-tu ?… Es-tu bien couvert ?…

Où en es-tu de ton linge ? »

Et, sous les ruches de la capote, je sentais le long regard d’amour dont elle l’enveloppait des pieds à la tête, dans une pluie de baisers, de larmes, de petits rires ; un arriéré de trois mois de tendresse maternelle qu’elle lui payait tout en une fois. Le père était très ému, lui aussi, mais il ne voulait pas en avoir l’air. Il comprenait que nous le regardions et clignait de l’œil de notre côté comme pour nous dire :

« Excusez-la… c’est une femme. »

Si je l’excusais !

Une sonnerie de clairon vint souffler subitement sur cette belle joie.

« On rappelle… dit l’enfant. Il faut que je m’en aille.

— Comment ! tu ne déjeunes pas avec nous ?

— Mais non ! je ne peux pas… Je suis de garde pour vingt-quatre heures, tout en haut du fort.

— Oh ! » fit la pauvre femme ; et elle ne put pas en dire davantage.

Ils restèrent un moment à se regarder tous les trois d’un air consterné. Puis le père, prenant la parole :

« Au moins emporte la boîte », dit-il d’une voix déchirante, avec une expression à la fois touchante et comique de gourmandise sacrifiée. Mais voilà que, dans le trouble et l’émotion des adieux, on ne la trouvait plus, cette maudite boîte ; et c’était pitié de voir ces mains fébriles et tremblantes qui cherchaient, qui s’agitaient ; d’entendre ces voix entrecoupées de larmes qui demandaient : « La boîte ! où est la boîte ! » sans honte de mêler ce petit détail de ménage à cette grande douleur… La boîte retrouvée, il y eut une dernière et longue étreinte, et l’enfant rentra dans le fort en courant.

Songez qu’ils étaient venus de bien loin pour ce déjeuner, qu’ils s’en faisaient une grande fête, que la mère n’en avait pas dormi de la nuit ; et dites-moi si vous savez rien de plus navrant que cette partie manquée, ce coin de paradis entrevu et refermé tout de suite si brutalement.

Ils attendirent encore quelque temps, immobiles à la même place, les yeux toujours cloués sur cette poterne où leur enfant venait de disparaître. Enfin l’homme se secoua, fit un demi-tour, toussa deux ou trois coups d’un air très brave, et sa voix une fois bien assurée :

« Allons ! la mère, en route ! » dit-il tout haut et fort gaillardement. Là-dessus il nous fit un grand salut et prit le bras de sa femme… Je les suivis de l’œil jusqu’au tournant de la route. Le père avait l’air furieux. Il brandissait le cabas avec des gestes désespérés… La mère, elle, paraissait calme. Elle marchait à ses côtés, la tête basse, les bras au corps. Mais par moments, sur ses épaules étroites, je croyais voir son châle frissonner convulsivement.


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