Les Conversations d’Émilie/02

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DEUXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, comment s’appelle… Ce n’eſt pas cela que je voulais dire… Maman, vous m’avez promis de me dire une choſe, voulez-vous bien me la dire ?

La Mere.

Qu’eſt-ce que c’eſt, mon enfant ?

Emilie.

Mais pourquoi, ſi je ne ſuis pas jolie, me dit-on toujours que je ſuis charmante ?

La Mere.

On peut être charmante ſans être préciſément jolie, & l’on peut être très-jolie ſans être charmante : car…

Emilie.

Ah, je ſais, je ſais, Maman ; pour être charmante, il faut être ſage, modeſte, ne parler qu’à propos, n’être pas importune ; n’eſt-ce pas, Maman ? Vous m’avez dit cela.

La Mere.

Cela eſt vrai. Dites-moi ſi vous êtes jolie ou charmante.

Emilie.

Mais… Je crois qu’oui.

La Mere.

Lequel des deux ?

Emilie.

Jolie, Maman.

La Mere.

Qu’eſt-ce que c’eſt que d’être jolie ?

Emilie.

J’entends quelque choſe, mais je ne ſais comment dire.

La Mere.

C’eſt d’être fort blanche, c’eſt d’avoir de beaux yeux, un nez bien fait, une jolie bouche, ni trop petite, ni trop grande ; enfin des traits bien proportionnés ; les cheveux bien plantés, l’enſemble de toute la figure agréable ; ne point faire de grimaces, n’avoir rien d’affecté ; l’air ni boudeur, ni ricanant, mais prévenant & modeſte.

Emilie.

Comme ma couſine.

La Mere.

Oui. Et vous, avez-vous tout cela ?

Emilie.

Mais, non pas tout.

La Mere.

Vous n’êtes donc pas jolie.

Emilie.

Mais pourquoi preſque tous ceux qui viennent ici le diſent-ils ?

La Mere.

N’avez-vous jamais entendu dire d’autres enfans comme vous, qu’ils étaient charmans, aimables, quoiqu’ils ne le fuſſent pas ?

Emilie.

Je ne ſais, je n’y ai pas pris garde.

La Mere.

Mais ne vous a-t-on jamais louée, quoique vous ne le méritaſſiez pas ? Penſez-y bien.

Emilie.

Je cherche. Je crois que cela pourrait bien être ; mais dans le moment où l’on me donnait des louanges, je croyais les mériter, ou je crois plutôt que j’avais bien peur que vous ne diſiez le contraire, Maman… Ah, tenez, je croyais auſſi une fois qu’on ſe moquait de moi.

La Mere.

Ce n’était rien de tout cela. C’eſt une politeſſe fauſſe & déplacée qui fait qu’on ſe croit obligé, lorſqu’on va dans une maiſon, de louer tout ce qui s’y trouve, depuis la maîtreſſe juſqu’au petit chien. Vous avez vu des gens à qui ma chienne allait mordre les jambes, dire également qu’elle était charmante. Croyez-vous que ce compliment fût bien ſincere, & que Roſette le méritât ?

Emilie.

Oh, pour cela non.

La Mere.

Eh bien, ceux qui vous diſent que vous êtes jolie, que vous êtes charmante, ne le penſent pas plus de vous que de Roſette, ou ne ſavent pas plus ſi vous le méritez mieux qu’elle, ou du moins ne ſe ſoucient pas de le ſavoir.

Emilie.

Mais c’eſt bête de parler pour ne pas dire vrai.

La Mere.

Vous avez raiſon, il vaudrait bien mieux ſe taire. Auſſi toutes les jeunes perſonnes qui penſent bien, ne font aucun cas de ces ſortes de complimens, & ſouvent même s’en trouvent offenſées. Il eſt bien ſot ou bien léger de tenir ces propos ; mais il ſerait bien plus ſot encore de les croire & de s’en glorifier.

Emilie.

Ah, Maman, je n’y ſerai plus attrapée… Mais, quand je ſuis bien ſage, il eſt pourtant vrai alors que je ſuis charmante ; car ma bonne me l’a dit, Maman, & vous auſſi quelquefois.

La Mere.

Quand vous êtes raiſonnable, nous vous diſons que ſi vous étiez toujours ainſi, vous ſeriez charmante, parce qu’alors vous l’êtes en effet ; mais vous ne ſavez point encore qu’on n’eſt point charmante avec une conduite inégale, & que ſi vous voulez mériter cette réputation avec le temps, il faut être tous les jours un peu plus raiſonnable.

Emilie.

Maman, je le ſerai toujours ; à commencer d’aujourd’hui, je vais être parfaite.

La Mere.

Qu’entendez-vous par-là ?

Emilie.

J’entends faire toujours bien.

La Mere.

Vous croyez donc cela bien aiſé ?

Emilie.

Oui, Maman, il n’y a qu’à vouloir.

La Mere.

Et comment vous y prendrez-vous ?

Emilie.

En faiſant toujours ce que ma bonne & vous me direz, & ne faiſant pas autre choſe.

La Mere.

Commencez donc par vous bien tenir.

Emilie.

Oui, Maman. Eſt-ce comme cela ?

La Mere.

Oui, & tournez vos pieds. Voilà qui eſt bien. Avez-vous écrit cette après-dînée pendant que j’ai eu du monde ?

Emilie.

Oui, Maman ; mais je n’oſe vous montrer mon écriture, car elle eſt ſi mal !… ſi griffonnée !…

La Mere.

Ah, vous n’aviez pas encore pris la réſolution d’être parfaite… Tenez, voilà déja vos pieds dérangés, & votre tête…

Emilie.

Les voilà remis. Maman. Voulez-vous me permettre de recommencer ma page ? Je ſuis ſûre que je la ferai très-bien.

La Mere.

Volontiers. Mettez-vous près de cette table… Êtes-vous bien ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Vous tenez mal votre plume… votre tête eſt de travers… votre écriture n’eſt pas plus droite… vous vous impatientez. Prenez garde, l’impatience ne va pas avec la perfection… J’en ſuis fâchée, mais cette page n’eſt pas meilleure que l’autre.

Emilie.

Mais comment faut-il donc faire ? Je vais recommencer.

La Mere.

Non, vous avez aſſez travaillé aujourd’hui. Il faut mettre le temps à tout. Il faut vous appliquer à faire tous les jours un peu moins mal ; mais on ne peut pas apprendre à écrire dans un jour, ni même ſe corriger en ſi peu de temps. Vous avez déjà oublié ce que nous avons dit hier ſur votre âge & ſur ce que vous aviez à faire dans ce monde.

Emilie.

Ah, pardonnez-moi, je m’en ſouviens bien… J’y ſuis pour m’inſtruire, ſauter, danſer…

La Mere.

Oui, & pour croître, grandir, former votre corps, votre cœur, votre eſprit. Dites-moi, Emilie, dépend-il de vous de devenir grande comme moi, là tout-à-l’heure, d’ici à demain, par exemple ?

Emilie.

Non ſûrement, Maman.

La Mere.

Eh bien, vous n’êtes pas plus la maîtreſſe de bien écrire & de vous rendre raiſonnable en un jour, que de devenir tout d’un coup auſſi grande que moi.

Emilie.

Il faut donc que j’attende que je ſois grande pour être raiſonnable ?

La Mere.

Plus vous ferez d’efforts pour le devenir & plutôt vous y parviendrez ; mais la raiſon de votre âge eſt la ſeule à laquelle vous puiſſiez prétendre.

Emilie.

Quelle eſt donc la raiſon de mon âge ?

La Mere.

A préſent c’eſt de ſentir ce que vous êtes, & de reconnaître que vous ne pouvez rien qu’aidée des autres.

Emilie.

C’eſt d’être ſoumiſe & reconnaiſſante, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, c’eſt de vous appliquer à comprendre les choſes qu’on vous enſeigne, qui ſont proportionnées à votre âge & à l’ouverture de votre eſprit.

Emilie.

Après, Maman, qu’eſt-ce que je ferai ?

La Mere.

Après ? Peu-à-peu vous grandirez, votre eſprit ſe dévelopera, vos connaiſſances augmenteront, & vous deviendrez avec le temps une perſonne raiſonnable.

Emilie.

Oui, parce que j’aurai travaillé à corriger mes défauts.

La Mere.

Et à acquérir une force ſur vous-même, qui eſt ce qu’on appelle vertu, & ſans laquelle on ne peut ſe promettre ni bonheur, ni eſtime, ni ſuccès ; mais vous ne ſerez pas parfaite.

Emilie.

Comment ? Et quand donc le ſerai-je ?

La Mere.

C’eſt un avantage qui n’eſt point donné à l’homme. De même que vous avez vos défauts, notre âge a les ſiens, & nous travaillons tout comme vous, à nous corriger pour notre propre ſatisfaction, & pour conſerver l’eſtime des autres.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que l’eſtime des autres ?

La Mere.

C’eſt l’approbation que les autres donnent à notre conduite, & que les perſonnes que nous connaiſſons le moins, ou celles mêmes qui auraient des raiſons de ne pas nous aimer, ne peuvent nous refuſer.

Emilie.

Je n’entends pas cela, Maman. Comment peut-on approuver, quand on ne connaît pas les gens ?

La Mere.

Dites-moi ce que vous penſez de ces deux enfans dont je vous ai conté l’hiſtoire hier ; de Julie par exemple.

Emilie.

Ah, je crois, que c’eſt un méchant enfant.

La Mere.

Et de ſon frere, quelle opinion en avez-vous ?

Emilie.

Je penſe qu’il eſt bien aimable, bien vertueux, bien ſage.

La Mere.

Eh bien, cette bonne opinion que vous avez de lui ſur ce que vous avez appris de ſa bonne conduite, c’eſt de l’eſtime : & cependant vous ne le connaiſſez pas.

Emilie.

Eh bien, je le connais à préſent.

La Mere.

Vous ne le connaiſſez que de réputation ; mais cela ne s’appelle pas connaître, puiſque vous ne l’avez jamais vu.

Emilie.

Maman, aurez-vous la bonté de me conter encore une hiſtoire aujourd’hui ?

La Mere.

Non, mon enfant ; il eſt tard, nous allons nous promener ; & s’il ne nous vient perſonne, nous continuerons de cauſer tout en marchant. Sonnez pour qu’on nous apporte nos mantelets.