Les Conversations d’Émilie/03

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TROISIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, j’ai attrapé une mouche… Ah, qu’elle eſt brillante !

La Mere.

Oui, elle eſt belle.

Emilie.

Je m’en vais lui ôter les ailes pour qu’elle ne s’en aille pas, & je la nourrirai.

La Mere.

Doucement, ma chere amie. Vous a-t-elle mordue ? Vous a-t-elle bleſſée ?

Emilie.
Non, Maman.
La Mere.

Et pourquoi donc lui faire du mal ?

Emilie.

Mais cela ne lui en fait pas.

La Mere.

Cela lui en fait autant que ſi l’on vous coupait un pied ou une main. Parce que vous ne l’entendez pas crier, vous ſuppoſez qu’elle ne ſouffre pas ; vous vous trompez. C’eſt une créature ſenſible tout comme vous : elle ſouffre donc tout comme vous, & il ne vous eſt pas permis de lui faire du mal.

Emilie.

Mais ſi elle m’avait mordue ?

La Mere.

Il eſt permis de ſe défendre ; & ſi elle vous eût bleſſée, peut-être auriez-vous

pu la tuer. Mais elle ne vous a rien fait.
Emilie.

Je ne voulais pas la tuer, Maman ; je voulais la nourrir, & prendre ſoin d’elle.

La Mere.

C’eſt à-peu-près comme ſi le premier paſſant voulait s’emparer de vous pour vous élever & vous nourrir. S’il commençait par vous couper le pied, de peur que vous ne vous en allaſſiez ſans ſa permiſſion, comment trouveriez-vous cela ?

Emilie.

Je n’y conſentirais pas.

La Mere.

Mais, ſi vous n’étiez pas la plus forte, il faudrait bien vous y ſoumettre. Eh bien, voilà comme vous avez fait avec cette mouche ; vous avez été la plus forte, vous l’avez priſe ; ſans moi, vous alliez lui couper les ailes, & vous auriez été toute étonnée demain de la trouver morte.

Emilie.

J’en aurais été bien fâchée.

La Mere.

Votre peine ne lui rendrait pas la vie. Voyez comme elle ſouffre.

Emilie.

Mais c’eſt vrai, elle ſouffre.

La Mere.

La pauvre bête ! Penſez au chagrin que vous auriez, ſi l’on vous tenait comme cela ſuſpendue par un bras.

Emilie.

Cela me ferait mal.

La Mere.

Pouvez-vous n’être pas ſenſible au plaiſir de lui rendre la liberté ? Laiſſez la vîte aller retrouver ſes camarades : jouiſſez de ce plaiſir.

Emilie.

Je le veux bien ; mais…

La Mere.

Souvenez-vous toujours, Emilie, qu’on ne doit ſe prévaloir de ſa force que pour ſecourir les plus faibles, & non pour les opprimer. Voilà comme on ſe fait aimer, & comme on ſe procure du bonheur à tous les inſtans ; c’eſt en faiſant toujours du bien, & jamais du mal volontairement.

Emilie.

Mais moi, je ne veux faire du mal à perſonne, je m’en vais la laiſſer envoler… Ah, voyez, Maman, comme elle eſt bien aiſe !

La Mere.

Et vous, vous avez le plaiſir d’avoir fait un petit bien. N’en êtes-vous pas plus contente que ſi cette pauvre bête fût morte par votre faute ?

Emilie.

Oui, Maman ; j’en aurais été bien

fâchée.
La Mere.

Voyez ce que vous deviendriez, ſi tous ceux qui ſont plus forts que vous, vous faiſaient un petit mal ? Je ſuis plus forte que vous ; votre bonne eſt plus forte que vous…

Emilie.

Mais vraiment oui, tout le monde eſt plus fort que moi.

La Mere.

Eh bien, ſi nous n’aimions pas tous à faire du bien, & ſi au lieu de trouver du plaiſir à vous garantir du mal & à protéger votre faibleſſe, nous nous divertiſſions à vous pincer, à vous tirer les oreilles, à vous arracher les cheveux, que deviendriez-vous ?

Emilie.

Ah, Maman, que je ſerais malheureuſe !

La Mere.

Voyez donc combien il eſt important de s’accoutumer de bonne heure au plaiſir de faire du bien. Car à votre tour vous ſerez la plus forte ; & ſi votre cœur ne répugne pas à faire du mal, vous le ferez, & tout le monde vous haïra. Juſqu’à préſent vous n’avez guere de ſupériorité que ſur les mouches, ſervez-vous-en pour leur faire du bien.

Emilie.

Je n’oublierai pas cela, Maman ; je ne ſavais pas qu’une mouche ſouffrît comme nous. Mais eſt-ce qu’il y a autant de mal à faire ſouffrir une mouche qu’une perſonne ?

La Mere.

Non ; mais il faut s’accoutumer à reſpecter la ſenſibilité juſques dans les moindres productions de la nature. Une mouche, un haneton, un chien,

un arbre, tout cela eſt ſon ouvrage.
Emilie.

Moi auſſi je ſuis ſon ouvrage…

La Mere.

Si vous arrachez une aile ou une patte à cette mouche, il n’eſt pas en votre pouvoir de réparer le mal que vous lui avez fait. Si vous arrachez l’écorce de cet arbre, il n’eſt pas en votre pouvoir de l’empêcher de périr ; c’eſt comme fi l’on vous arrachait la peau.

Emilie.

Cela leur fait donc bien du mal ?

La Mere.

Vous le voyez. Vous ne devez donc pas leur nuire ſans néceſſité & ſans raiſon ; vous ne pouvez même y trouver aucun plaiſir. C’eſt l’ignorance, c’eſt l’étourderie de votre âge qui fait commettre aux enfans tant de mal ſans le ſavoir. Mais à préſent que je vous ai appris à réfléchir, vous n’aurez plus de pareils torts, ſans quoi vous donneriez une bien mauvaiſe idée de votre cœur.

Emilie.

Oui, on dirait que je ſuis cruelle, que je ſuis méchante ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

On ſerait fondé à prendre de vous l’opinion que l’on conçut de Domitien.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que Domitien ?

La Mere.

C’étoit un Empereur romain, qui dans ſon enfance n’avait d’autre plaiſir que de tuer des mouches & de faire du mal à tous les animaux ; on n’avait jamais pu l’en corriger.

Emilie.

J’aurais bien mauvaiſe opinion d’un enfant qui ne veut pas ſe corriger.

La Mere.

Avec raiſon. Auſſi Domitien devint toujours plus méchant ; & lorſqu’il fut Empereur, il n’employa ſon pouvoir qu’à tourmenter les hommes, & à leur faire autant de mal qu’il en avait fait aux mouches dans ſon enfance. Il commit des crimes affreux. Il fut cruel & atroce. Il finit par être aſſaſſiné, & ſon nom eſt encore aujourd’hui en exécration.

Emilie.

Je le crois, il le mérite bien. Maman, je voudrais bien lire ſon hiſtoire.

La Mere.

Vous la trouverez dans l’hiſtoire romaine. Nous la lirons enſemble, & nous lirons enſuite celle de Titus, qui a été le modele des hommes par ſa vertu & ſa bonté. Quand il avait paſſé un jour ſans faire du bien, il diſait : Mes amis, j’ai perdu ma journée !

Emilie.

On devait bien l’aimer. Etait-ce auſſi un Empereur romain ?

La Mere.

Oui, il avait régné avant Domitien. Vous me direz ce que vous penſez de l’un & de l’autre.

Emilie.

Oh, cela n’eſt pas difficile ; je crois que j’aimerai mieux Titus… Ah, Maman, il pleut, vîte, vîte, allons-nous-en.

La Mere.

Et pourquoi ? Il fait très-chaud ; il ne tombe que quelques gouttes, la pluie ne durera pas, nous pouvons reſter ; nos habits ſont de toile & ne ſe gâteront pas.

Emilie.

Mais la pluie me tombe ſur le nez, je n’aime pas cela.

La Mere.

Comme cela ne peut vous faire de mal, je vous conſeille de vous faire à cette petite contrariété. Voulez-vous paſſer pour une mijaurée ?

Emilie.

Mais non, Maman, puiſque vous y reſtez, j’y peux bien reſter auſſi… Maman, puis-je faire du bien à quelque choſe, moi ?

La Mere.

Sûrement.

Emilie.

Et à quoi ? Comment ? Voulez-vous bien me l’apprendre ?

La Mere.

Premiérement vous pouvez faire du bien à votre bonne par votre ſageſſe, votre docilité, votre douceur.

Emilie.

Ah, c’eſt bon !

La Mere.

Quand vous n’êtes pas raiſonnable, quand vous avez de l’humeur dans mon abſence, vous l’affligez, vous l’obligez à parler ſans ceſſe, cela la fatigue & lui fait mal ; & c’eſt une bien mauvaiſe récompenſe que vous lui donnez des ſoins qu’elle prend de vous. D’ailleurs, comme nous avons le cœur bon & compatiſſant, c’eſt un ſpectacle fâcheux & qui nous afflige, de voir une petite fille qui ſe tourmente, & qu’on eſt obligé de tracaſſer, pendant qu’on déſireroit pouvoir lui rendre la vie douce & heureuſe.

Emilie.

Mais, ſi ma bonne voulait me laiſſer faire tout à ma fantaiſie, elle ne ſe tourmenterait pas. Qu’eſt-ce qui en arriverait ?

La Mere.

Il en arriverait qu’elle manquerait à ſon devoir, qu’elle perdrait ma confiance, & qu’elle ſerait mécontente d’elle-même, parce qu’elle aurait à ſe reprocher tout le mal qui vous arriverait.

Emilie.

Eſt-ce qu’il m’arriverait du mal ?

La Mere.

Pouvez-vous en douter ? Toutes les fois que vous vous promenez dans le jardin, par exemple, ſi on vous laiſſait faire, vous mangeriez tout le fruit mûr ou verd que vous trouveriez à votre portée, & vous vous rendriez malade, peut-être même à en mourir.

Emilie.

Oh oui, je crois cela, je ſais bien que ſi l’on ne m’empêchait pas de manger du fruit entre mes repas, je n’y manquerais pas.

La Mere.

Vous le ſavez parce qu’on vous en a avertie ; & comme cela ne vous a pas ſuffi, on vous en a empêchée. Je vous ai donné une gouvernante pour suppléer à la raiſon & à l’expérience qui vous manquent.

Emilie.

Vous êtes bien bonne, Maman. Tenez, vous aviez raiſon, voilà déja la pluie paſſée… Mais tout ce qu’on m’apprend, Maman, c’eſt pourtant parce que vous le voulez ; & ſi vous me laiſſiez faire quand je ne veux pas étudier, alors je ne ſerais pas tourmentée ?

La Mere.

Non ; mais je le ſerais moi, parce que j’aurais manqué à mon devoir, & je ſerais malheureuſe.

Emilie.

Eſt-ce que vous avez auſſi des devoirs, Maman ?

La Mere.

Sans doute. Il eſt de mon devoir de veiller ſur vous ; de vous corriger de vos défauts ; de vous en montrer les inconvéniens ; de vous avertir & réprimander quand vous faites mal, ſans quoi lorſque vous ſerez grande, vous auriez à me dire : Maman, j’ai des défauts qui rendent les autres & moi même très-malheureux. Il eſt trop tard à préſent pour me corriger, vous m’avez gâtée en me laiſſant faire à ma fantaiſie ; c’eſt votre faute ſi je ſuis méchante ; votre complaiſance m’eſt bien nuiſible ; & je finirais ma vie avec le regret d’avoir fait un mal que je ne pourrais plus réparer. Ainſi, voilà encore un bien qu’il eſt en votre pouvoir de faire, c’eſt de profiter de mes avis, pour me préparer une vieilleſſe paiſible & heureuſe. J’emporterai au tombeau la ſatisfaction de n’avoir pas donné des ſoins à une ingrate, & je me glorifierai de toutes les vertus que vous vous efforcerez d’acquérir.

Emilie.

Ah, Maman, que je vous embraſſe !… Comme je veux être ſage ! comme je veux vous aimer ! Maman, dites-moi, dites-moi, je vous prie, toutes les façons dont je puis faire du bien.

La Mere.

Oh, il y en a tant. Par exemple, vous pouvez ſecourir les pauvres.

Emilie.

Comment ? Je n’ai pas d’argent.

La Mere.

Je ne vous en refuſe pas pour cet uſage. Mais il y a plus d’une maniere de les ſecourir.

Emilie.

Ah, oui, en ſe montrant ſenſible à leurs peines, en les conſolant quand ils ſouffrent.

La Mere.

En leur parlant honnêtement, lorſqu’on eſt forcé de refuſer l’aumône qu’ils demandent, en leur montrant du regret de ne pouvoir les ſatisfaire.

Emilie.

Mais cela ne leur donne rien.

La Mere.

Il eſt vrai ; mais ſi vous ajoutez un refus dur & bruſque à leur malheur, vous l’augmentez. Il eſt déja aſſez humiliant pour eux de tendre la main pour demander, ſans augmenter leur honte par votre dureté ! Il n’y a que ceux qui demandent ſans beſoin, ſans néceſſité, qui ne méritent point de ménagement.

Emilie.

Pourquoi, Maman ?

La Mere.

Parce que c’eſt la pareſſe ou la baſſeſſe de leur ame qui les y engage, & alors on ne doit ni leur donner, ni avoir des égards pour eux, parce qu’il ne faut pas encourager le vice.

Emilie.

Ceux qui ne ſont pas des pauvres, & qui demandent autre choſe que de l’argent, ont-ils tort ? Moi, par exemple, Maman, eſt-ce que je fais mal de vous demander quelque choſe ?

La Mere.

Non, on peut demander à ſon pere & à ſa mere tout ce dont on a beſoin, on le doit même ; mais on ne doit d’ailleurs rien demander ni recevoir de qui que ce ſoit. Les perſonnes bien nées y attachent tant de honte, qu’elles aimeraient mieux ſe paſſer même du néceſſaire, que de le demander à d’autres qu’à leur pere ou mere.

Emilie.

Mais je ne comprends pas cela.

La Mere.

Etes-vous en état de rendre les préſens qu’on pourrait vous faire, ou d’en faire aux autres de même valeur ?

Emilie.

Non, puiſque je n’ai rien.

La Mere.

Vous ne devez donc pas en recevoir, parce que vous contractez une obligation que vous ne pouvez acquitter.

Emilie.

Mais ſi j’avais de l’argent ?

La Mere.

Il ſerait bien plus court d’acheter vous-même ce que vous déſireriez, que d’en avoir l’obligation à d’autres.

Emilie.

Et pourquoi eſt-ce une honte de demander ce qu’on a envie d’avoir ?

La Mere.

C’eſt que vous vous mettez dans le même rang & au même degré d’humiliation que ces pauvres qui demandent ſans néceſſité. Croyez-vous qu’il ſoit bien flatteur d’inſpirer le ſentiment de la pitié ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Ceux qui demandent par néceſſité font pitié ; ceux qui demandent ſans néceſſité inſpirent le mépris.

Emilie.

Je ſuis bien aiſe de ſavoir cela.

La Mere.

Rentrons, Emilie, il ſe fait tard. Nous allons à préſent faire du bien à toutes ces pauvres plantes qui ſouffrent de la ſéchereſſe. La pluie n’a pas duré, il faut les arroſer.

Emilie.

Eſt-ce que les plantes ſouffrent ?

La Mere.

Certainement. Voyez comme elles ſont flétries & deſſéchées par l’ardeur du ſoleil. Elles ont ſoif. Elles ſont auſſi une production de la nature. J’aime à leur faire du bien.

Emilie.

Les plantes ſont-elles un animal ?

La Mere.

Non, on les appelle végétaux.

Emilie.

Qu’eſt-ce que cela veut dire, Maman ?

La Mere.

Je m’en vais vous l’apprendre. Allez là-bas, cueillez cette tige d’épinard que vous voyez plus haute que les autres, apportez-la moi.

Emilie.

Elle eſt toute pleine de petits grains.

La Mere.

On recueille tous ces petits grains, que l’on appelle graine ou ſemence, on les fait ſécher au ſoleil pour en ôter toute l’humidité ; enſuite on les met dans la terre, & cela s’appelle ſemer la graine. Quand elle y a été quelque temps, elle pouſſe une herbe ſemblable à celle-ci. Tout ce qui ſe met en terre en graine ou pepin ou noyau, & qui pouſſe au bout d’un tems plus ou moins long des racines, des feuilles, des fleurs, des fruits, des épis, des tiges, s’appelle végétal.

Emilie.

Un arbre eſt-ce… Quoi, Maman, qu’eſt-ce que c’eſt ?

La Mere.

C’eſt un végétal.

Emilie.

Mais un arbre n’a pas de graine.

La Mere.

Pardonnez-moi, je vous la ferai voir. Mais allez vous déshabiller, & vous viendrez m’aider à arroſer ces plates-bandes.