Les Conversations d’Émilie/13

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LES
CONVERSATIONS
D’EMILIE.

TREIZIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Bon jour, Emilie ! Vous voilà déja de retour de votre promenade ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

On dirait qu’elle ne vous a point égayée ? Qu’avez-vous ?

Emilie.

Rien, Maman. Vous ſavez bien que je n’aime pas à me promener aux Tuileries.

La Mere.

Sais-je cela ? Je crois que vous me l’apprenez en ce moment.

Emilie.

Et moi, je crois que je ne m’y promenerai plus davantage, à moins que ce ne ſoit avec vous. Tenez, Maman, vivent nos promenades de la campagne ! J’ai découvert que j’ai de la vocation pour la vie champêtre, & que je n’aime plus Paris. Cette uniformité d’allées, ces cohues, tout ce monde oiſif & regardant, qui ne ſait comment faire, pour perdre ſon temps…

La Mere.

Voilà des réflexions un peu auſteres, mais vraiment philoſophiques.

Emilie.

Et qui le perd encore d’une maniere déſagréable pour les autres !

La Mere.

Comment déſagréable pour les autres ?

Emilie.

Mais vous le ſavez bien, Maman ; c’eſt toujours en épluchant les paſſans… Je trouve cela, comme vous, bien mépriſable.

La Mere.

Quoi, y avait-il encore des nœuds de manches ?

Emilie.

Non, Maman. Il n’y avait que ce bruit confus & uniforme, comme les allées, ce froufrou de robes, ce gazouillage général & inſipide qui atriſte & qui ne dit rien à l’ame.

La Mere.

Comment, vous mettez auſſi l’ame de la partie ? Je vois bien, ma chere amie, que vous voulez prendre le ton à la mode.

Emilie.

Tout cela eſt à périr d’ennui, & ne me va plus. Et puis, quand on ſort…

La Mere.

On s’en revient chez ſoi aſſez mécontente.

Emilie.

On rencontre des gens bien impolis, & qui ne ſavent guere vivre,

La Mere.

Et qui donc ?

Emilie.

Imaginez, Maman, que je trouve à la porte deux dames & un monſieur qui entraient, & qu’en paſſant devant moi, une de ces dames jete un regard fort indifférent ſur moi, & dit à l’autre d’un air diſtrait : Elle ſerait aſſez jolie, ſi elle n’était pas ſi noire.

La Mere.

Ah, ah ! C’eſt donc à la rencontre de ces dames que vous devez ce grand fonds de philoſophie & ce goût décidé pour la vie champêtre ?

Emilie.

Mais de quoi ſe mêlent-elles ? Convenez, Maman, qu’il faut avoir la tête & le cœur bien vuides pour paſſer ſon temps à faire de telles remarques. Vous aviez bien raiſon l’autre jour de dire que les gens d’un certain eſprit ne s’occupaient guere des imperfections des autres. Je voudrais demander à ces dames, qui les a chargées de ſavoir ſi les petites filles qui paſſent devant elles ſont noires ou blanches.

La Mere.

Et moi, de quel droit elles gâtent la promenade à mon enfant, & pourquoi elles font tort à ce beau jardin des Tuileries, qui a déja aſſez de peine à conſerver un peu de réputation, depuis que nous faiſons des jardins anglais au milieu de Paris, entre quatre murailles.

Emilie.

Comment donc, Maman ? Quel tort ?

La Mere.

Ne l’ont-elles pas enlaidi par leurs propos, au point de vous faire prendre cette promenade en averſion ?

Emilie.

Ah, il s’y promenera aſſez de monde ſans moi. Au reſte, voilà ce que c’eſt que d’aller dans les lieux publics avec ſa bonne. On a l’air petite fille, & tout le monde croit pouvoir vous manquer d’égards ſans conſéquence. Si j’avais été avec vous, ma chere Maman, cela ne me ſerait pas arrivé.

La Mere.

Et vous en ſeriez revenue beaucoup plus blanche.

Emilie.

Mais, Maman, l’on eſt comme on peut ; on ne va pas aux Tuileries pour entendre faire ſon portrait. Et puis, comme diſait Madame de Verteuil hier, à propos de je ne ſais quoi : Toutes les vérités ne ſont pas bonnes à dire.

La Mere.

Celle-ci eſt donc bien fâcheuſe ?

Emilie.

Mais pas mal, ce me ſemble. N’eſt-ce pas vilain d’être noire ?

La Mere.

Etre blanche, eſt un agrément de plus ; être noire, eſt ſans difficulté un agrément de moins ; mais voilà tout.

Emilie.

J’avais bien beſoin de la rencontre de ces dames, pour ſavoir que j’étais noire comme une taupe !

La Mere.

Ont-elles pouſſé le parallele auſſi loin que cela ?

Emilie.

Non, Maman ; mais je me ſuis vu taupe tout de ſuite.

La Mere.

C’eſt qu’apparemment vous aimez les couleurs décidées ; vous n’êtes pas pour les nuances intermédiaires.

Emilie.

En vérité, Maman, je crois que je n’étais pas ſi noire ni ſi laide l’année paſſée.

La Mere.

Je le crois auſſi. C’eſt que vous avez été beaucoup au ſoleil & au grand air ; vous êtes fort hâlée. A votre place j’aurais arrêté ces dames, & je leur aurais dit : Prenez patience, Meſdames. Il n’y a que trois jours que je ſuis de retour de la campagne. Je vous donne rendez-vous ici à la même place dans trois ou quatre mois. Quand j’aurai paſſé l’hiver en ville, peut-être me trouverez-vous le teint un peu éclairci & changé en bien. Au reſte, ſi je ne ſuis pas trop blanche, convenez que j’ai un air de ſanté qui vaut auſſi ſon prix.

Emilie.

Comment, Maman, eſt-ce que le ſéjour de la ville éclaircit le teint ?

La Mere.

Cette découverte vous réconciliera peut-être un peu avec Paris.

Emilie.

Mais c’eſt au moins un dédomagement.

La Mere.

Qui vous aidera à attendre la ſaiſon de la campagne avec réſignation.

Emilie.

Que je ſuis fâchée, Maman, de n’avoir pas eu l’eſprit de dire cela à ces dames ! Je crois qu’elles auraient été un peu ſotes, avec toute leur habileté à juger le teint des paſſans… Au reſte, ſi j’en avais eu l’eſprit, je n’en aurais pas eu le courage ; ainſi cela revient au même.

La Mere.

Vous pouviez leur dire mieux & les déconcerter bien davantage.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Sachez, Meſdames, que la blancheur & la beauté ſont de bien faibles avantages en comparaiſon des qualités du cœur & du caractere ; qu’on peut avoir tous les agrémens extérieurs, ſans être ni aimable, ni eſtimable, ni heureuſe, ni conſidérée, ni digne de l’être. Si vous n’êtes pas contentes de mon teint, je tâcherai de mériter votre ſuffrage par d’autres moyens plus ſolides & plus durables, ſuppoſé que vous daigniez jamais prendre garde à moi autrement qu’en paſſant ſur la terraſſe des Tuileries.

Emilie.

Ah, Maman, la ſuperbe harangue ! Je donnerais tout l’argent de mon mois pour l’avoir tenue. La belle choſe que d’avoir de l’eſprit & à propos ! Je vois d’ici l’étonement de cette dame, ſi je l’avais tirée par la robe, pour lui dire cela bien reſpectueuſement. Elle aurait, je crois, baiſſé un peu ces grands yeux noirs qu’elle a ſi négligemment jetés ſur moi, comme pour me dire : Mademoiſelle, ſoyez blanche, ſoyez noire, cela ne me fait rien du tout.

La Mere.

Moi, qui ne ſuis pas ſi indifférente ſur votre compte, j’aurais bien déſiré de m’éclaircir ſur une petite circonſtance.

Emilie.

Quelle circonſtance, ma chere Maman ?

La Mere.

Suppoſé qu’une autre petite fille un peu noire eût paſſé en même temps que vous ſur la terraſſe ; que ces dames l’euſſent remarquée, & euſſent dit d’elle ce qu’elles ont dit de vous, je voudrais ſavoir ſi leur remarque vous eût fait la même impreſſion, & ſi vous en euſſiez reſſenti la même indignation.

Emilie.

N’en doutez point, ma chère Maman ; j’aurais vu tout de ſuite que cette petite fille fera de mauvais ſang quand elle ſera rentrée chez elle. Ne m’avez-vous pas appris à me mettre à la place des autres ? Je ne peux pas ſoufrir qu’on mortifie comme cela les paſſans ; il faut avoir des égards pour tout le monde. Et puis, vous m’avez ouvert les yeux, & je ſais le cas qu’il faut faire de cet eſprit de dénigrement.

La Mere.

Allons, je vois que votre caractere prend une tournure ſévere, & que votre morale ne péchera pas par l’indulgence ; il faudra marcher droit devant vous… Mais ſuppoſons que ces dames, au lieu de vous trouver noire, euſſent dit : Voilà une petite fille qui promet d’être bien belle un jour !

Emilie.

Ah, Maman, vous voulez m’embaraſſer !… Eh bien, j’aurais rougi & baiſſé les yeux.

La Mere.

Mais la promenade des Tuileries ne vous aurait plus paru ſi mauſſade peut-être ?

Emilie.

Croyez-vous, Maman ?

La Mere.

Cependant, juger ſur un coup-d’œil très-ſuperficiel, ſans y atacher aucun intérêt, que ce ſoit en bien ou en mal, c’eſt toujours juger à tort & à travers.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais convenez que le jugement qui flate ne paraît pas ſi de travers que celui qui fait de la peine.

La Mere.

Je conçois cela, & je préſume que dans ce cas la ſévérité de votre morale ſe ſerait un peu adoucie en faveur de ces perſones qui jugent ſi légérement & au hazard.

Emilie.

Mais, Maman, n’eſt-ce pas un de vos principes, qu’il faut garder la ſévérité pour ſoi & l’indulgence pour les autres ?

La Mere.

Je vois que vous en faites l’application d’une maniere bien déſintéreſſée

& ſans aucun retour ſur vous-même.
Emilie.

Comment l’entendez-vous ? Me trouvez-vous partiale, avec deux poids & deux meſures, comme dit l’évangile ?

La Mere.

Convenez du moins que vous ne manquerez pas d’indulgence pour les hâbleuſes qui, ſans vous regarder, vous promettront d’être belle un jour.

Emilie.

Mais je crois, ma chere Maman, que cette prédiction n’a jamais fâché perſone.

La Mere.

Il faut que la beauté ſoit le ſuprême bonheur de la vie : car les jeunes filles donneraient, pour l’obtenir, ſanté, richeſſe, & peut-être des biens encore plus eſſentiels.

Emilie.

Le ſuprême bonheur, c’eſt peut-être un peu fort ; mais du moins, Maman, c’eſt un grand bonheur. Je vous ai entendu parler plus d’une fois comme d’un avantage bien précieux, de prévenir en ſa faveur par une figure intéreſſante ou agréable, par un extérieur qui plaît & qui ſéduit.

La Mere.

Malgré tout cela, je ne ſais s’il faut regarder la beauté comme un avantage ſi fort déſirable.

Emilie.

Vous avez donc une dent contre elle ?

La Mere.

Je remarque d’abord qu’il n’y a point d’avantage plus fragile, plus frivole, plus paſſager ; que, ſans compter mille accidens, peu d’années en alterent les traits, en détruiſent les charmes, en éfacent juſqu’au ſouvenir. Pensez-vous qu’on ſoit bien ſage ou bien heureuſe de fonder ſa félicité ſur une chose ſi fugitive ?

Emilie.

Ah, voilà un grand inconvénient !

La Mere.

Je crois, puiſqu’elle ſe gâte, ſe fane, ſ’évanouit ſi aiſément & ſi promptement, que celles qui y mettent leur bonheur, ſont bien à plaindre. Elles doivent rarement jouir ſans inquiétude. Elles doivent bientôt regarder le ſoin de leurs charmes, la parure, la toilete, comme l’affaire la plus importante de la vie. Il en réſultera avec le temps un eſprit minutieux, frivole, inquiet, jaloux, envieux & triſte.

Emilie.

Voilà une vilaine perſpective ! Mais pourquoi donc envieux ?

La Mere.

Parce qu’au lieu de jouir du charme de la beauté & de lui rendre juſtice lorſqu’elle paraît, elles lui envieront ſon éclat & ſes triomphes ; elles croiront que c’eſt autant de malheurs perſonels qui leur arrivent ; elles ſe perſuaderont que les ſuccès de la beauté ſe font à leurs dépens, qu’elle ne peut s’attirer un hommage ſans leur enlever une conquête ; elles en deviendront malheureuſes & triſtes. Etre malheureuse de la beauté des autres ! Quel ſupplice aviliſſant ?

Emilie.

Oui, c’eſt acheter cher le bonheur ſuprême.

La Mere.

Ce bonheur ſuprême a encore d’autres dangers plus conſidérables & plus éfrayans.

Emilie.

Dites-les-moi bien vite, ma chere Maman afin que je m’en dégoûte tout-à-fait.

La Mere.

Nous les découvrirons avec le temps, ma chere amie, à meſure que nous avancerons dans la carrière de la vie. En attendant, qu’il vous ſuffiſe de remarquer qu’on peut être parfaitement heureuſe ſans être belle, & qu’on peut être ſouverainement belle ſans être heureuſe.

Emilie.

Mais la beauté ne s’oppoſe point au bonheur.

La Mere.

Dites qu’elle n’eſt pas incompatible avec le bonheur. Il n’y a point de doute qu’une belle perſone qui réunit aux attraits de la figure une ame d’une beauté ſupérieure ; qui cache ſous le voile des graces un cœur noble, généreux, élevé & ſenſible ; qui par ſes charmes & ſes agrémens extérieurs releve encore le prix de toutes les vertus dont elle eſt ornée, ne ſoit le chef-d’œuvre de la nature. Mais dans toute ſuppoſition de choſes le caractere l’emporte ſur la figure. Il n’a pas beſoin de la beauté, pour s’attirer, ſuivant ſes diverſes qualités, le reſpect, la vénération, l’admiration, l’eſtime, l’amour, en un mot toutes les eſpeces de ſuffrages que les hommes ne pourront jamais acorder à la figure ſeule. A la vérité, la beauté dans un degré éminent excite auſſi l’admiration ; mais ce ſentiment eſt encore plus paſſager qu’elle. Il eſt ſi peu durable qu’il ſe change en mépris, dès que l’on s’aperçoit que la beauté du caractère ne répond point aux charmes de la figure.

Emilie.

La voilà ravalée tout de ſuite.

La Mere.

Et c’eſt pourquoi je n’ai jamais pu atacher un certain prix à une choſe ſujete à tant de viciſſitudes, & qui ſeule ne ſuffit pourtant pas au bonheur. Je vous trouverais bien à plaindre, ſi vous y mettiez le vôtre. Par exemple, voudriez-vous que la crainte d’être un peu plus noire ou hâlée, vous contraignît dans vos exercices champêtres, & qu’avant d’entreprendre une promenade, on fît un examen préalable, s’il n’y a pas un peu trop de ſoleil, ou apparence de pluie, ou ſi le vent ne vous ſouflera pas peut-être au nez ou derrière les oreilles ? Si vous en étiez-là, je dirais : O la pauvre créature, qui ſacrifie ſes plaiſirs, ſes amuſemens, & des biens encore plus réels, comme la ſanté, à un avantage très-incertain, qu’elle eſpere ſe procurer à force de ſe mijoter !

Emilie.

Autant vaudrait ſe mettre ſous une châſſe comme une relique.

La Mere.

Cependant, ſi vous voulez, pour commencer à vous rapprocher de l’état de relique, je vous donnerai un voile de gaze à mettre devant le viſage, quand vous irez vous promener. Cela vous empêchera à la vérité de reſpirer l’air libre, mais en revanche vous aurez le teint merveilleuſement conſervé, & perſone n’y trouvera plus à redire, quand vous paſſerez ſur la terraſſe des Feuillans.

Emilie.

Non, non, non, ma chere Maman, je vous remercie de votre voile ; je ne ſuis pas encore relique.

La Mere.

Voyez, n’allez pas ſi vîte avec vos refus ; mon voile vaut la peine qu’on y penſe. Si vous le dédaignez à préſent, moi à mon tour je ne ſerai pas peut-être dispoſée à vous l’offrir quand vous en voudrez.

Emilie.

Non, non, Maman, je n’en voudrai jamais. Je ne ſuis plus fâchée que d’une choſe.

La Mere.

De quoi donc ?

Emilie.

De m’être fâchée. Cela me paraît pitoyable à présent. Je crois, Maman, que le plus court eſt de ne jamais s’occuper de ſa figure. Si elle eſt bien, tant mieux ; ſi elle eſt mal, qu’y faire ?

La Mere.

C’eſt le plus court & le plus ſage. Il faut traiter la beauté comme ces caracteres capricieux qui, s’ils remarquent que vous atachez une grande importance à leur conquête, s’éloignent de vous avec dédain, & font au contraire toutes les avances les premiers, ſi vous avez l’air de les négliger ou de ne vous en pas ſoucier.

Emilie.

Maman, voilà qui eſt fait, je n’y penſerai plus du tout.

La Mere.

Vous courrez après la santé…

Emilie.

Et auſſi après la ſageſſe.

La Mere.

Fort bien. Et la beauté ſe mettra peut-être à courir après vous.

Emilie.

Mais, s’il lui prend cette fantaiſie, je me laiſſerai atraper ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Pourvu que la ſageſſe & la ſanté ſe laiſſent auſſi atraper à leur tour.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour ne plus penſer à la capricieuſe, prêtez-moi le livre que vous aviez en poche le jour de notre derniere courſe champêtre. Vous m’avez dit que tous les principes de morale s’y trouvaient réunis.

La Mere.

Vous le lirez avec le temps.

Emilie.

Ah, Maman, donnez-le-moi à préſent. Cela me fera oublier tout ce gazouillis des Tuileries.

La Mere.

Chaque choſe a ſon temps. Il y a dans ce livre des choſes fort au deſſus de votre portée.

Emilie.

Mais, Maman, ſeulement un petit endroit à apprendre par cœur ! Tenez, ceci eſt une curioſité innocente, que vous ne pouvez pas blâmer.

La Mere.

Je la trouve même louable. Mais Monſieur de Verteuil m’a emporté hier le livre que vous déſirez. Quand il me l’aura rendu, je vous en ferai lire un fragment, & vous m’en ferez enſuite l’extrait.

Emilie.

Un fragment, c’eſt comme qui dirait un chapitre, une portion ; n’eſt-ce pas ? Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un extrait ?

La Mere.

Extraire c’eſt ne prendre d’un ouvrage que ſa ſubſtance, c’eſt-à-dire, les idées principales, ou bien ce qui vous intéreſſe particuliérement, en laiſſant de côté tout le reſte. Ainſi vous tranſcrirez du livre dont vous parlez, ou du fragment que vous lirez, tout ce qui ſera le plus à votre portée, ou ce qui vous plaira préférablement ; & vous paſſerez tout ce que vous n’entendez pas bien encore, ou ce qui ne vous atachera pas.

Emilie.

Oui, oui, je ſais, je ſais. Il y a aujourd’hui quinze jours que vous m’avez dit cela, & que c’était une opération à double fin, parce que par un extrait on pouvait juger, & de l’eſprit de celui qui a fait le livre, & de l’eſprit de celui qui a fait l’extrait ; & que vous m’en feriez faire cet hiver, & que nous en ferions enſemble, c’eſt-à-dire, chacune de ſon côté, pour voir qui fera mieux.

La Mere.

Et il y a tout juſte quinze jours que nous avons dit tout cela ? Voilà une mémoire vraiment admirable !

Emilie.

C’est que nous avons dit encore autre choſe, & une choſe en rappelle une autre ; vous le ſavez bien, Maman. C’eſt comme une chaîne qui ſe tient d’un bout à l’autre, parce qu’un anneau ſe trouve pris dans l’autre, & qui en touche un, remue tous les autres.

La Mere.

De ſorte que d’autres en autres (car en voilà une demi-douzaine au moins qui ne doivent pas ſe trouver trop à leur aiſe, preſſés les uns à côté des autres), nous avons encore remué un autre anneau ?

Emilie.

C’eſt que c’était en revenant de chez le pere Noël où nous avions fait vendange.

La Mere.

Ah, ah ! Voilà ſans doute un des principaux anneaux de la chaîne.

Emilie.

Le pere Noël a dit : Dieu ſoit loué ! l’année ſera bonne. Enſuite, quand nous ſommes parties, il m’a dit : Mademoiſelle, voilà comme eſt Madame votre mere ; elle ne veut pas que je quite mon preſſoir, pour lui rendre ce que je lui dois. Ensuite ſes enfans nous ont reconduites en proceſſion juſqu’à la paroiſſe ; & puis, quand nous avons tourné pour regagner notre maiſon, vous m’avez dit, Maman, que vous me feriez lire un Conte de Fées.

La Mere.

Voilà une belle ſuite d’anneaux au moins. Mais j’ai eu bien tort, ma chere amie, de vous parler de féerie, lorſque j’avais une occaſion ſi favorable & ſi naturelle de me jeter dans la mythologie, de vous parler de Bacchus, fils de Sémélé, & du vieux Silene, & de vous faire un parallele entre celui-ci & notre voiſin, le brave pere Noël, tout à l’avantage de ce dernier.

Emilie.

Maman, vous auriez peut-être trouvé à qui parler. Quand mes freres & moi nous nous promenons enſemble, Monſieur Paucton, chemin faiſant, leur explique un chapitre de la mythologie, toutes les fois qu’il a été content de la leçon de géométrie ; & ma bonne & moi, nous en faiſons notre profit, ſans nous en vanter.

La Mere.

Et ces explications de mythologie

ſont-elles frequentes ?
Emilie.

Mais oui, Maman, aſſez.

La Mere.

Tant mieux ; cela me fait eſpérer que vos freres ſeront deux grands géometres.

Emilie.

Sans compter que je ne me promene pas toujours avec eux, & qu’ils ſavent peut-être bien des chapitres dont ma bonne & moi n’avons pas pu faire notre profit.

La Mere.

J’aurais été, je crois, bien agréablement ſurpriſe, en trouvant à qui parler à propos de Bacchus & de Silene.

Emilie.

Le conte de Fées vous a détournée de la mythologie.

La Mere.

Je ne ſais comment cet anneau du conte de Fées s’eſt trouvé à côté de celui des extraits. Apparemment mes anneaux n’étaient pas trop bien arangés ce jour-là.

Emilie.

Maman, peut-être la vendange du pere Noël s’eſt-elle trouvée entre-deux, c’est-à-dire, que nous avons parlé des extraits le matin, & du conte de Fées le ſoir.

La Mere.

Vous avez bien raiſon de dire que tous vos anneaux ſe tienent, & qui en touche un, remue tous les autres, ſur-tout dans une chaîne auſſi mobile que la vôtre.

Emilie.

Mais c’eſt vous, Maman, qui avez mis tous ces anneaux en mouvement.

La Mere.

Eſt-ce encore moi ? Je fais donc bien des choſes ſans le ſavoir. Quant au conte de Fées, je me rappelle ma promeſſe, & je vous tiendrai parole.

Emilie.

Je crois même que vous m’avez promis d’en faire un tout exprès pour moi.

La Mere.

Ah, cela vous plaît à dire. Malgré mon reſpect pour votre chaîne, je ſuis bien ſûre du contraire.

Emilie.

Vous en êtes ſûre, Maman ?

La Mere.

Je n’ai pu m’engager à l’impoſſible.

Emilie.

Comment à l’impoſſible ?

La Mere.

C’est qu’il faut de l’imagination pour faire un conte de Fées, & que je n’en ai point.

Emilie.

Ah, vous n’avez pas aſſez d’imagination pour un conte de Fées, tandis que ma bonne m’en faiſait tant que je voulais, quand j’étais petite !

Allons, allons ; c’eſt que vous n’aimez pas les féeries. Je m’en ſouviens à présent ; vous me l’avez dit.

La Mere.

Y a-t-il encore quinze jours que nous avons dit cela ? Il faut que ce jour des vendanges ait été un jour de confeſſion générale, comme celui des Tuileries eſt devenu un jour de réminiſcence générale.

Emilie.

Mais pourquoi, Maman, n’aimez-vous pas les féeries ? Il y a un peu de caprice à cela.

La Mere.

Cela ſe pourrait bien. Qui vous a dit que je n’avais pas mes caprices comme une autre ?

Emilie.

Soit ; mais je parie que vos caprices ont toujours quelque motif.

La Mere.

Les vôtres n’en ont donc point ?

Emilie.

Peut-être en ont-ils, Maman ; mais je ne ſais le démêler.

La Mere.

Ou bien vous ne vous en ſouciez pas toujours ?

Emilie.

Eh, je ſais pourquoi vous n’aimez pas les féeries ; je m’en ſouviens à préſent. Vous dites que ce mêlange de folie & de raiſon vous déplaît.

La Mere.

Encore un ſouvenir ? Mais ſi vous ſavez mes raiſons bonnes ou mauvaiſes, il ne faut donc pas me les demander.

Emilie.

Ainſi vous ne voulez pas qu’on ſoit gai dans les livres.

La Mere.

Je vois bien, Emilie, ſi je vous laiſſe faire, que vous ferez de moi une bégueule. Je n’ai jamais donné l’excluſion à aucun genre.

Emilie.

Excepté aux folies pourtant ?

La Mere.

Pas même aux folies, ſi elles ſont innocentes. Je n’ai pas envie de me brouiller avec les poêtes.

Emilie.

Eſt-ce que les poêtes ſont fous ?

La Mere.

On accuſe tous ceux qui travaillent d’imagination, de l’être plus ou moins. Ils ſeraient même bien fâchés de n’avoir pas cette réputation, & ils croiraient avoir perdu le plus beau laurier de leur courone.

Emilie.

Et le plus beau laurier de leur courone eſt la folie !

La Mere.

Ce n’eſt pas tout-à-fait cela. Seulement ils ont un accident qui leur eſt commun avec les fous ; mais quoique le ſymptôme ſoit le même dans les deux maladies, les cauſes en ſont très-diverſes.

Emilie.

Ainſi la poéſie & la folie ſont deux maladies, mais diverſes ? Et l’accident commun ?

La Mere.

C’eſt qu’au lieu de conduire leur tête, comme font les ſages, on s’aperçoit que c’eſt leur tête qui les mene, malgré eux, & les fait arriver où ils ne comptaient pas aller.

Emilie.

Mais cela n’eſt pas trop bien, au moins.

La Mere.

Cela ſerait même très-mal dans la conduite de la vie, mais la conduite d’un ouvrage d’imagination a toute une autre morale ; & ceux que la nature a doués pour ce genre de productions, ſeraient bien humiliés de n’avoir pas reçu ce grain…

Emilie.

Ce grain de folie, alliez-vous dire ?

La Mere.

Qu’on appelle verve dans les enfans de l’art.

Emilie.

Et comment s’appellent ces enfans ?

La Mere.

Ils s’appellent poêtes, muſiciens, ſculpteurs, peintres. Ces enfans ont tous la même mere.

Emilie.

Qui s’appelle ?

La Mere.

L’imagination.

Emilie.

Et la verve eſt peut-être la gouvernante ?

La Mere.

Soit.

Emilie.

Et ſi la verve mene un de ces enfans dans un champ de Fées, cela vous déplaît, Maman.

La Mere.

J’aime moins ce champ qu’un autre, parce que je crois qu’il eſt fort aiſé de s’y égarer & de s’y perdre ; & ſi je ne m’oppoſe pas même aux folies, j’ai un droit de plus pour ne pas aimer les extravagances. J’aime pour moi, qui ai la vue courte, qu’un champ ſoit borné par un grand but d’utilité & de morale, & que la fantaiſie des hommes s’exerce dans l’imitation de la nature qui lui offre des richeſſes inépuiſables, au lieu de ſe jeter à perte de vue dans le chimérique & le fantaſtique, dont les tréſors ſont immenſes auſſi, mais faſtidieux & inſipides.

Emilie.

Mais ſi la verve les y entraîne malgré eux ?

La Mere.

Puiſque vous en avez fait une gouvernante, il faut vous ſouvenir que, quoiqu’elle ait une démarche fort irréguliere en apparence, ce n’eſt pourtant pas une perſone dont la conduite n’ait ni rime ni raiſon.

Emilie.

J’entends, elle a ſes principes à ſa maniere.

La Mere.

Et ſi elle ou ſes enfans s’en écartent, je ne ſuis pas obligée de les ſuivre dans tous les labyrinthes où il leur plaît quelquefois de s’enfoncer.

Emilie.

Mais ſi ces labyrinthes menent à la raiſon ?

La Mere.

N’eſt-il pas plus court d’y aller ſans détour ? Vous même, ma chere amie, trouvez-vous le chemin qui y conduit trop aride ou trop pénible ? Ou bien, lui trouvez-vous à elle-même un air ſi triſte, qu’on ne pourrait en ſoutenir la vue, ſi elle ne ſe cachait ſous les haillons de la folie ?

Emilie.

Moi, Maman ? Non, en vérité. Je trouve à la raiſon un air de famille avec vous, & vous ſavez fort bien que je vous trouve aimable.

La Mere.

Je ne vous demandais pas un compliment. Mais, air de famille à part, puiſqu’elle eſt bien toute nue, croyez-vous qu’il ſoit de bon goût de l’afubler d’un habit bizâre de carnaval ?

Emilie.

Cependant, Maman, je me rappelle tout préſentement que vous m’avez dit que la fable a été inventée pour déguiſer la vérité ; & vous conviendrez du moins de l’air de famille qu’il y a entre la vérité & la raiſon…

La Mere.

Et par conſéquent la morale. Je dois auſſi convenir que la vérité eſt bien auſſi belle toute nue que la raiſon. Mais, comme ſuivant votre propre remarque, toutes les vérités ne ſont pas bonnes à dire, je conçois qu’on ſe ſoit ſervi de l’apologue ou de la fable, pour maſquer certaines vérités trop dangereuſes à dire ou trop dures à entendre. Il n’eſt guere poſſible de dire à un homme puiſſant & injuſte ſes vérités perſonelles autrement. Auſſi la fable a-t-elle pris naiſſance dans le pays des deſpotes & des eſclaves.

Emilie.

J’entends : les hommes n’ont pas oſé parler ; ils ont fait parler les bêtes à leur place.

La Mere.

Tout juſte.

Emilie.

Ah, je me rappelle la fable du loup & de l’agneau qui ſe rencontrent au bord du ruiſſeau. Savez-vous, Maman, qu’elle m’a fait pleurer ? Je ne ſuis pourtant pas deſpote, moi.

La Mere.

Non, vous n’êtes pas de la claſſe des loups, mais de celle des agneaux.

Emilie.

Je penſais au mien, & je diſais : Ah, mon pauvre Placide, ſi tu avais été là, tu étais croqué ſans miſéricorde.

La Mere.

Et vous lui avez prêché ſans doute qu’il faut ſe tenir le plus loin qu’on peut des loups ?

Emilie.

Ah, oui, oui, je ſais bien ; c’est la morale.

La Mere.

Vous voyez que la fable, du moins telle qu’elle a été conçue dans ſon origine, eſt de la plus extrême ſimplicité ; qu’elle eſt conciſe, énergique, ſévere juſques dans ſes ornemens ; qu’elle renferme ordinairement un grand ſens.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai cela. Elle vous revient dans la penſée quand on y ſonge le moins, ou qu’on s’en croit à cent lieues.

La Mere.

Ainſi, toute fauſſe qu’elle eſt, elle a preſque la même démarche ſimple & noble que la raiſon & la vérité.

Emilie.

C’est qu’elle eſt à leurs gages ; n’eſt-il pas vrai ?

La Mere.

Vous avez raison ; & les bons domeſtiques prenent toujours plus ou moins les mœurs de leurs maîtres.

Emilie.

Et la féerie, Maman ?

La Mere.

Vous rappellez-vous cet auteur que Madame de Solignac nous amena l’autre jour à la campagne, en paſſant devant notre porte ?

Emilie.

Oui, Maman. C’était un auteur ?

La Mere.

Pas tout-à-fait de profeſſion, mais d’inclination.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un auteur ?

La Mere.

C’eſt un homme qui prend le public pour confident de ſes penſées.

Emilie.

Et quel profit y a-t-il à cela ?

La Mere.

Si les penſées ſont vraies, belles, grandes, profondes, neuves, le profit eſt grand ; c’est l’eſtime publique, c’eſt une haute conſidération, c’eſt l’immortalité même.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai ; il y a long-temps que Monſieur Rollin eſt mort, & il m’occupe encore tous les jours. Mais ſi les penſées ſont mauvaises ?

La Mere.

On les oublie, & l’auteur auſſi.

Emilie.

Et y a-t-il beaucoup de mauvais auteurs ?

La Mere.

En tout genre le médiocre & le mauvais ſont plus communs que le bon.

Emilie.

Voilà ſans doute pourquoi le bon est ſi précieux ?

La Mere.

Tout juſte. Or, pour revenir à notre auteur, il m’a dit dans la converſation, qu’il aimait les contes de Fées à la folie, qu’il en avait beaucoup fait ; qu’il exigeait de ma complaiſance d’en lire un ſeul, & de lui en dire mon ſentiment, avant qu’ils ſoient imprimés.

Emilie.

Il veut vous prendre, Maman, pour confidente avant le public.

La Mere.

Il n’a pas bien choiſi ; mais s’il s’en ſouvient & qu’il m’en apporte un, nous le lirons enſemble, & vous jugerez de ce genre de compoſition d’après vous-même. J’ai peut-être tort avec mes goûts excluſifs ; il n’eſt pas juſte que vous vous y ſoumettiez ſans examen & ſur parole.

Emilie.

C’eſt-à-dire, Maman, que vous me prenez pour juge entre vous & Meſdames les Fées ?

La Mere.

Et pour ne pas ſurprendre votre religion, je leur donnerai ce monſieur pour avocat : car ſi je les faiſais juger d’après les contes que votre bonne vous en a faits, quand vous étiez petite, ces dames m’accuſeraient peut-être de les avoir fait condamner ſur de trop faibles pieces de leur ſac.

Emilie.

Eh bien, Maman, vous m’avez dit que nous paſſerions encore une journée à la campagne, ſi le temps reſtait beau ; ce ſera, ſi vous voulez, une occaſion toute trouvée pour juger ce procès

La Mere.

Vous avez raiſon ; mais je crains que cette journée n’accélere pas l’éclairciſſement de votre teint.

Emilie.

Allons, Maman. Eſt-ce que vous me croyez capable de m’occuper de ces ſotiſes ?

La Mere.

Je crois que nous pouvons nous occuper de dîner, à moins que votre promenade, au lieu de vous donner de l’appétit, ne vous l’ait ôté.

Emilie.

C’étaient peut-être deux Fées & un Génie que j’ai rencontrés ce matin. En tout cas, que dieu les béniſſe ! Vous êtes la Fée Lumineuſe, & vous m’avez déſenſorcelée.