Les Conversations d’Émilie/14

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Humblot (2p. 49-157).

QUATORZIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Eh bien, Maman, voilà la bariere paſſée. Le temps eſt ſuperbe. Nous avons près de deux heures à rouler en caroſſe ; c’eſt le vrai moment de lire ce Conte de Fées que vous avez mis dans votre ſac à ouvrage.

La Mere.

Allons, puiſque nous ſavons le chemin de notre maiſon par cœur, je le veux bien : à deux conditions pourtant. La premiere, c’eſt que vous le lirez de ſuite ſans interruption.

Emilie.

Un conte de Fées eſt donc une choſe auſſi importante que la lettre d’un régiſſeur ?

La Mere.

Ce n’eſt pas pour cela préciſément. Mais ſi nous nous permettons une fois les excurſions, les réflexions, les interruptions, nous ne nous en tirerons jamais, & ces dames nous feront voir plus de pays que nous ne voudrons.

Emilie.

Et vous n’aimez pas à paſſer avec elles plus de temps qu’il ne faut ; je ſais cela.

La Mere.

Seulement, comme le conte me paraît long, je vous permets de lire tantôt haut, tantôt bas, comme il vous conviendra : car il ne faut pas non plus que ces dames vous fatiguent la poitrine.

Emilie.

Et l’autre condition, Maman ?

La Mere.

C’eſt que, dès que nous ſerons arrivées chez nous, il ne ſera plus queſtion de Fées. Je vous avoue ingénument que je me ſuis propoſé de paſſer une journée à la campagne avec ma petite Emilie ; je m’en ſuis fait une fête. Le temps nous favoriſe ; & il me paraîtrait bien dur d’avoir des Fées ſur les bras tout le long de la journée, & qu’elles vinſſent troubler notre ſolitude. Je ne ſais ſi cela ferait votre compte, mais cela ne ferait pas le mien.

Emilie.

Pas davantage le mien, ma chere Maman. Il fait aujourd’hui un temps à ſe promener toute la journée.

La Mere.

C’eſt en quoi cette ſaiſon ſerait la plus belle de l’année, s’il n’y avait pas tous les jours à perdre.

Emilie.

Comment à perdre ?

La Mere.

Le ſoleil perd ſa force, la végétation s’arrête, les plantes expirent, les arbres ſe dépouillent, la nuit remplace le jour. Ce progrès de la nature vers le repos, cette dégradation ſenſible & journaliere préſente l’image de la mort, & vous rend mélancolique.

Emilie.

Pas moi, Maman ; du moins je ne m’en aperçois pas.

La Mere.

Je voulais dire : Et me rend mélancolique.

Emilie.

Mais, Maman, un peu de patience ! Au printemps les feuilles reparaiſſent, les fleurs & les fruits reviennent, & plus d’image de la mort.

La Mere.

Voilà pourquoi le printemps fait le charme de la nature. Il eſt cependant bien moins beau que l’automne ; le temps s’y reſſent ſouvent encore des frimats de l’hiver, il eſt moins aſſuré ; c’eſt la ſaiſon qui donne le moins, mais en revanche elle promet tout.

Emilie.

Et l’eſpérance eſt une belle chose ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Ne trouvez-vous pas que les enfans reſſemblent beaucoup au printemps, excepté peut-être qu’il tient plus ſouvent qu’eux ce qu’il promet ?

Emilie.

Allons, voilà encore les pauvres enfans avec leur paquet.

La Mere.

Vous plaignez-vous, quand je les compare à ce qu’il y a de plus intéreſſant dans la nature ?

Emilie.

Je ſais bien, Maman, comme vous les aimez… Mais à propos, ſuis-je mélancolique, moi ?

La Mere.

C’eſt à vous à me l’apprendre. Je vous vois rire & ſauter toute la journée ; je n’en ſais pas davantage.

Emilie.

Je vais lire ce conte. Il m’apprendra peut-être ce que je ſuis… Ah ! C’eſt l’île heureuſe. Voilà un titre qui promet.

La Mere.

Ou les Vœux en l’air.

Emilie.

Ah ! ah !

(Elle lit.)

L’ISLE HEUREUSE
OU
Les Vœux en l’air.

La Princeſſe Régentine, Souveraine de l’Iſle heureuſe, était reſtée veuve au bout de vingt-deux jours de mariage. Son époux, que l’hiſtoire ne repréſente pas comme un génie bien merveilleux, fit la ſotiſe de ſe tuer à la chaſſe aux lievres avec ſon propre fuſil, en ſautant un foſſé avec beaucoup d’agilité & de grace. La Princeſſe apprenant cette nouvelle funeſte au moment où elle y penſait le moins, fit vœu de ne jamais ſe remarier. Elle ſe trouva enceinte & eſpéra que la naiſſance d’un fils juſtifierait ſon vœu ; mais elle accoucha de deux filles jumelles, & ne crut pas pour cela devoir changer de réſolution.

L’aînée de ces filles, belle comme le jour, s’appellait Céleſte. Une peau blanche & brillante comme la neige, un teint éblouiſſant, de grands yeux bleus, la plus ſuperbe chevelure, un air noble & majeſtueux en avaient fait un objet raviſſant. Elle attirait tous les regards, & cependant on ne pouvait la fixer cinq minutes ſans danger,

Tout ce qu’il y avait à la cour de gens à la mode, jaloux de conſerver leur réputation d’intrépidité, en afrontant ce péril, en avaient contracté un clignotement que les connaiſſeurs trouvaient à la vérité un peu maniéré, mais qui donnait aux viſages les plus communs beaucoup de jeu & de phyſionomie. Pluſieurs Seigneurs en étaient même reſtés éblouis au point qu’ils ne voyaient plus que dans le crépuſcule. C’eſt de cet accident que date la diſtinction des chats-huants dans les armes de ces maiſons. Cependant comme il était du bon ton de lorgner la jeune Princeſſe, & qu’au fond il n’étoit pas trop poſſible de s’en empêcher, la néceſſité, cette mere de l’induſtrie, avait établi l’étiquete de ne plus paraître à la cour qu’avec une paire de lunetes vertes ſur le nez.

Cet uſage avait d’abord été riſqué avec une ſorte de timidité par les créateurs les plus hardis de modes nouvelles ; mais il fut bientôt couroné du ſuccès le plus complet, & devint auſſi commun que celui d’emprunter aux harnois de ſes chevaux les boucles de ſes ſouliers. Un nez ſans lunetes vertes aurait paſſé à la cour pour un nez du ſeizieme ſiecle ; c’eût été même une ſorte d’indécence que de s’y préſenter nez nud.

Les dames à la vérité s’étaient diſpenſées de cet ornement, & avaient trouvé plus expédient de détourner les yeux, lorſque leur devoir les raſſemblait autour de la Princeſſe ; mais toutes ces têtes détournées n’étaient guere un hommage moins éclatant rendu à la beauté ſans pareille, que toutes les lunetes vertes dirigées vers ſes charmes ; il en résultait, les jours de cour, des évolutions qui ne manquaient ni de rapidité ni de variété, quand la Princeſſe était d’humeur de changer ſouvent de place.

Les artiſtes de la nation déployerent en cette occurrence, ſuivant leur coutume, ce vaſte génie créateur qui les diſtingue ſi avantageuſement. Les formes les plus agréables, les plus légeres, les plus variées, ſe ſuccéderent avec une promptitude inouie. Des lunetes rondes on en vint aux ovales, aux quarrées, aux cylindriques ; on en fit en téleſcope, dont le tube avait plus de ſix lignes de longueur ; & les perſones qui voulaient marquer par leur atachement, n’en portaient pas d’autres. Rarement il ſe paſſait une ſemaine ſans quelque invention nouvelle, & rarement cette découverte laiſſait les bornes de l’eſprit humain à la même place. La ſagacité profonde avec laquelle on était parvenu à adapter toutes eſpeces de lunetes à toutes eſpeces de nez, fut un sujet d’admiration légitime pour toutes les académies étrangeres. Mais le dernier éfort du génie & le plus étonant fut l’invention des lunetes élaſtiques, dont la méchanique était ſi délicate & ſi ſuſceptible, qu’elles devenaient mobiles au moindre mouvement que faiſait la Princeſſe. On les avait appellées lunetes ſenſibles : car la ſenſibilité était la maladie à la mode dans l’île heureuſe, & il ſerait difficile de ſe faire une idée de tous les ravages qu’elle fit dans ce ſiecle qu’on pouvait appeller le ſiecle des belles ames. Mais ces détails apartiennent moins à l’hiſtoire qu’à l’encyclopédie des arts qu’il faut conſulter à l’article Lunete.

Céleſte ſe voyant, preſque au sortir du berceau, la cauſe d’une révolution ſi ſurprenante, ne put s’empêcher de concevoir une haute idée, ſinon de ſon mérite, au moins de ſon étoile ; & les plus habiles obſervateurs n’ont pas encore décidé, laquelle de ces deux opinions eſt la plus propre à égarer dans le cours de la vie. La Princeſſe n’eut point de peine à ſe ranger parmi les phénomenes de ſon ſiecle ; elle ſoupçona même que l’île gouvernée par ſa mere n’avait reçu le ſurnom d’heureuſe, que parce qu’elle devait lui donner le jour. Par la même force de raiſonement, elle s’était perſuadée qu’on ne ſavait vivre que dans ſa patrie, & que par-tout ailleurs on ne faiſait que végéter. Elle fit en conſéquence vœu de ſe fixer irrévocablement dans les lieux qui l’avaient vu naître.

Cette île qui n’était ſéparée du continent que par un canal fort étroit, mais aſſez profond pour s’y noyer au beſoin avec armes & bagages, offrait de toutes parts, au moins aux yeux ſuperficiels, l’image du bonheur. On n’y ſongeait du matin au soir qu’à ſe divertir. L’avenir n’occupait perſone, le paſſé ne laiſſait guere de trace, le préſent était tout ; & ſi la continuité des plaiſirs n’en produiſait pas la ſatiété, on eût ignoré dans cette contrée heureuſe juſqu’à la poſſibilité de bâiller & de s’ennuyer. Mais la loi éternelle & immuable ayant placé l’excès de ſatiété à côté de l’excès de jouiſſance, l’île heureuſe, à meſure que l’art de jouir s’était rafiné, se trouva peuplée de gens blaſés, portés à l’exagération par le défaut de ſentiment ; plutôt avides d’événemens que véritablement émus ou pénétrés à l’aſpect des beautés de la nature & de l’art ; occupés ſans ceſſe & ſans succès à tromper leur ennui ; ayant perdu le ſecret de jouir, à force de courir après le plaiſir & ſon fantôme.

Si c’était un malheur pour Céleſte d’être née dans le moment de la plus forte contagion de cette maladie, c’en était un plus grand, d’être devenue l’objet de l’admiration publique d’un peuple ſi ennuyé & ſi frivole. Quoique née avec infiniment d’eſprit, il ne lui fut pas poſſible de ſe garantir des ravages qu’une exceſſive & continuelle doſe d’encens produit dans les têtes les mieux organiſées. Un des moindres inconvéniens était que, ſans aucun éfort pour plaire, n’ayant qu’à laiſſer tomber un regard pour s’aſſurer d’une conquête, tous ſes vœux étant auſſi-tôt ſatiſfaits que formés, elle en contracta une pareſſe & une indolence parfaites ; & c’eſt ainsi que ſes admirateurs les plus empreſſés travaillaient ſans relâche à la rendre tous les jours moins digne d’admiration.

On nommait ſa ſœur Reinete, parce qu’elle avait le viſage à-peu-près rond comme une pomme ; elle n’était ni petite ni grande, ni brune ni blonde, ni belle ni laide ; dans le fait perſone ne ſavait ni ne ſe ſouciait de ſavoir ce qu’elle était. Quelques philoſophes ſeulement, retirés les jours de cour dans un coin de la galerie, ne parlant jamais, pas même entre eux, voyant tout ſans rien regarder, étaient ſoupçonés, on ne ſait ſur quel fondement, de lui trouver les yeux noirs & beaucoup de phyſionomie ; on les accuſait même de penſer ſecrétement, qu’elle pourrait mieux valoir avec le temps que ſa ſœur. Mais dans l’efferveſcence des lunetes vertes il eût été dangereux de laiſſer transpirer une opinion auſſi hardie & auſſi contraire à l’opinion reçue.

Aucun de ces novateurs cachés ne conteſta à Céleſte la ſupériorité d’eſprit ; ils remarquerent ſimplement que celui de Reinete était naturellement actif & réfléchi. Réduite à trouver ſes reſſources en elle-même & dans le commerce avec les morts, elle était ſûre de n’être jamais diſtraite de ſes réflexions, & il ne reſtait à ſon activité qu’à ſe replier ſur elle-même ; mais cette néceſſité & l’eſpece d’abandon où elle vivait au milieu de la cour de ſa mere, loin de lui porter préjudice, tournerent à ſon avantage. Si quelqu’un, par une ſorte d’égarement ou d’oubli des bienſéances reçues, s’aviſait de cauſer avec elle, il reſtait tout ſurpris de trouver à qui parler : heureuſement cette découverte ne tirait à nulle conſéquence au milieu d’une cour ſi ouvertement déclarée contre la réflexion & la penſée.

Ce qui devait rendre Reinete encore plus intéreſſante, c’eſt qu’elle était de toutes les perſones de la cour la plus éloignée de ſe croire quelque mérite. Son aveuglement ſur ce point était ſi complet, ſon admiration pour Céleſte ſi ſincere, que la regardant en toutes choſes comme un modele acompli, elle penſa perdre par une imitation déplacée la ſimplicité & le naturel précieux de ſon propre caractere. Sa déférence pour une ſœur qui, au bout du compte, n’avait qu’une priorité de quelques minutes ſur elle, fut entiere. Dès qu’elle eut connaiſſance de ſon vœu, par exemple, elle ſe crut engagée à en former un contraire, celui d’accepter ſans murmure le premier établiſſement que la politique de ſa mere jugerait devoir lui convenir hors du pays.

Régentine, avec un air fort impoſant, avait toutes les qualités eſſentielles qu’on peut déſirer dans une grande Princeſſe ; & cependant il y avait dans ſa conduite journaliere un certain dépenaillement qu’on n’apercevait à la vérité qu’en la voyant de près, & qui n’était pas ſenſible dans ſa conduite publique. La légéreté qui en était la cauſe tenait plutôt à l’athmoſphere dont elle était entourée, qu’elle ne s’acordait avec ſon caractere ferme, conſtant & décidé. L’application qu’elle donnait aux afaires n’avait pas nui aux agrémens de ſon eſprit, ni au goût qu’elle avait pour les arts, ni à ce tact délicat & ſûr qu’elle montrait dans les plus petites choſes, & qui paraît incompatible avec une tête légere. On n’en était que plus ſurpris de lui trouver un certain déſouci pour le courant, & je ne ſais quelle répugnance à s’en mêler.

Ainsi les devoirs du gouvernement ne lui avaient pas fait négliger l’éducation de ſes filles ; mais, comme en toute autre choſe, elle ne s’était occupée que du plan général ; & après en avoir ordoné les maſſes, elle regardait les détails comme étrangers à ſa surveillance, & s’en repoſait avec une pleine ſécurité ſur les perſones auxquelles elle en avait abandoné la direction. Il en était réſulté une éducation très-médiocre. Céleſte ne fut préſervée d’aucun des écueils, auxquels ſes avantages extérieurs l’expoſaient journellement ; & Reinete ne dut les ſiens qu’à l’eſpece d’oubli où elle vivait, au milieu de la cour, ſous les yeux & comme à l’inſu de ſa mere. Des voyageurs éplucheurs s’étonaient comment une Princeſſe ſi acomplie & ſi juſtement célèbre pouvait négliger une chose ſi eſſentielle.

On ignore ſi c’eſt par un effet de cette légéreté ou par ſyſtême que Régentine s’était diſpenſée d’une cérémonie importante au moment de la naiſſance des Princeſſes. Trois vieilles radoteuſes qui prenaient le titre & le rang de Fées, & qui de temps immémorial ſe mêlaient à tort & à travers de ce qui ne les regardait pas, avaient acquis comme un droit de tracaſſer & de tripoter dans toutes les familles. L’uſage entre autres voulait qu’on les invitât à toutes les naiſſances tant ſoit peu conſidérables. On leur donnait des fêtes, on les flagornait, on mettoit les nouveau-nés ſous leur protection. Elles de leur côté faiſaient les importantes, ſe chuchotaient des pauvretés à l’oreille, faiſaient les cartes, diſaient aux enfans la bonne aventure avec des cérémonies qui ne finiſſaient point, & prétendaient par toutes ces ſimagrées détourner l’influence maligne de quelque mauvais génie ou même des aſtres. Au fond, l’étoile des enfans dépendait beaucoup des préſens dont on comblait ces dames, de la bonne chere qu’on leur faiſait, & pour d’auſſi grands perſonages, il faut convenir qu’elles n’étaient ni aſſez déſintéreſſées ni aſſez indifférentes à ces petits agrémens.

Quoiqu’il en ſoit, Régentine, ou trop aimable, ou trop légere pour s’occuper de ces ſorcieres, les avait oubliées net ; & ſon premier Médecin, le ſeul qui en vertu de ſa charge pouvait riſquer de lui en parler au moment de ſa délivrance, était un eſprit fort qui ne croyait pas aux Fées : il fut charmé de manquer en cette occaſion au devoir de ſa place.

Cet oubli donna une humeur diabolique aux trois vieilles. Elles avaient fait des frais de toilete conſidérables, pour paraître à une cour ſi brillante avec un éclat digne de leur rang & de la haute conſidération dont elles jouiſſaient. Quand elles virent ces frais perdus, elles firent un train qu’on a depuis cette époque appellé un vacarme de l’autre monde. Ce ne fut pas leur faute, ſi l’île heureuſe ne ſe trouva pas ſubmergée. Elles firent un vœu ſolemnel de n’y jamais mettre les pieds ; tout ce qu’elles purent ſuſciter d’orages, de grêles, d’ouragans, quand la ſaiſon s’y prêtait, ne manqua jamais aux ſujets de Régentine. Malheureuſement tout le monde était ſi occupé à ſe divertir, qu’on n’eut pas le temps de s’apercevoir de ces petites niches. Le premier Médecin à qui en ſa qualité de phyſicien elles ne pouvaient échaper, était malin comme un vieux ſinge, & riait ſous cape de la colere de Leurs Hautes Puiſſances.

Cependant une vieille dame d’atours fort atachée aux anciennes étiquetes, voyant les Princeſſes croître & embellir, ſans qu’il fût queſtion le moins du monde de les mettre ſous la protection des Fées, prit ſur elle d’en parler à Régentine. Le moment fut bien choiſi. Régentine ne vit dans la propoſition qu’une occaſion de donner une ſuite de fêtes ſuperbes, de déployer ſa magnificence, de faire diverſion par un événement quelconque à l’uniformité d’une cour toujours amuſée & par conſéquent toujours ennuyée. Je vous ai, Madame, dit-elle à la vieille d’atours, une véritable obligation. Vous me rappellez un tort que j’ai & qu’il faut réparer. Je ne tarderai pas à marier mes filles. Si je ne me trompe, Céleſte a besoin d’être tirée un peu hors d’elle-même, & je voudrais bien que Reinete ne fût pas ſi ſinge ; c’eſt vraiment le moment de s’occuper de leur étoile. D’ailleurs cela nous amuſera ; & quand ces dames ſeront retournées chez elles, le Grand-Ecuyer nous les contrefera à ravir.

Auſſi-tôt elle nomma trois ambaſſadeurs, pour ſe rendre de ſa part auprès des trois Fées, & les inviter à venir honorer l’île heureuſe de leur préſence auguſte. Le conſeil ſe mit à rédiger leurs inſtructions, qui furent regardées dans le temps comme un chef-d’œuvre de fineſſe & de profondeur. Deux miniſtres d’état eurent le caractere repréſentatif, pour ſe rendre près la Fée Prévoyante & ſa ſœur cadete, la Fée Prudente, qui réſidaient dans le même palais en l’air. C’étaient deux dames bien fâmées, & au tatillonage près, d’un fort bon commerce. La troiſieme avait une réputation un peu équivoque. L’usage était de la choiſir par politique, afin de l’empêcher, par les égards qu’on lui témoignait, de jouer de mauvais tours aux enfans, qu’on lui faiſait, pour ainſi dire, adopter ſans la consulter. Elle s’appellait la Fée Capricieuſe. Un officier aux gardes fut choiſi pour s’acquiter auprès d’elle de la commiſſion de Régentine.

Cette commiſſion était délicate ; elle exigeait une grande habitude dans les afaires, pour maſquer l’oubli qui avait été commis, & pour écarter tout ce qui pouvait rappeller à ces dames leur vœu précipité. Il s’agiſſait de leur perſuader que Régentine, par un excès de diſcrétion, n’avait voulu les incommoder & les détourner de leurs fonctions importantes qu’à la derniere extrêmité, & qu’au moment où leur protection & leurs lumieres devenaient d’une néceſſité abſolue à ſes filles : bien différente en cela de ces meres inquietes & aveugles qui oſaient les interrompre à tout inſtant pour oui & pour non, & qui dérangeraient les deſtins de l’univers pour l’amour d’une morveuſe.

On s’en rapporta ſur une infinité de détails à la dextérité des ambaſſadeurs & à leur tact de ſaiſir l’à-propos : on ſe contenta de leur faire ſentir que ce qui toucherait les Fées Prévoyante & Prudente, ne ſerait qu’une médiocre impreſſion ſur la Fée Capricieuſe, qui vivait la plupart du temps, ſeule & délaiſſée, dans un palais écarté, dont toutes les pieces étaient en boudoirs. Ce fut l’architecte de ce palais ſingulier, qui s’immortaliſa le premier par l’invention des boudoirs, pour complaire à ſon auguſte maîtreſſe ; & il eſt avéré que leur deſtination originaire était, qu’on pût s’y ennuyer tout à son aiſe.

Les deux Fées, qui ſans tant de boudoirs ne laiſſaient pas que de s’ennuyer auſſi dans leur palais, & d’avoir bien des momens vuides au milieu des grandes afaires qui les abſorbaient, eurent une joie bien vive de l’arrivée des ambaſſadeurs de l’île heureuſe. Elles les reçurent, à la vérité, avec une dignité un peu froide, & avec un reſſentiment d’autant moins invincible, que Leurs Excellences eurent l’adreſſe de gliſſer dans la négociation, dès la premiere audience, que Régentine n’avait différé la cérémonie que pour la rendre plus éclatante, & qu’il ne lui avait pas fallu moins de temps pour s’y préparer. Cette inſinuation fit une impreſſion profonde, parce qu’elle promettait des fêtes admirables. Il ne s’agiſſait plus que de paſſer l’éponge sur les frais perdus d’une toilete inutile. On la recommença de grand cœur, mais avec la lenteur convenable, pour ſauver les apparences, & dérober aux ambaſſadeurs, obſervateurs déliés de leur métier, un empreſſement qui n’était que trop véritable.

La toilete achevée, une femme de chambre eut l’imprudence de rappeller à ces dames leur vœu. Heureuſement il était trop tard de faire des réflexions. Prudente lui lança pour toute réponse un regard furieux, lui ordona de se démettre de ſa charge, fit enharnacher ſon beau ſerpent tricolor, monta deſſus à califourchon, & prit en croupe Prévoyante, qui munie de ſa lunete à longue vue, avait beſoin des épaules de ſa ſœur, pour l’ajuſter de façon à ne laiſſer rien échaper de l’avenir pendant la route. Rendues en trois clins-d’œil à l’île heureuſe, qui n’était qu’à dix-neuf cens vingt-trois ſtades de leur réſidence, elles firent tout de ſuite leur entrée ſolemnele in fiocchi par deſſus les toits, au milieu des acclamations d’un peuple immenſe de la capitale, qui chantait à grand orcheſtre le chœur de Piccini :

Allons, allons, accourez tous :
Ces dames vont deſcendre.

L’ambaſſadeur officier n’eut pas ſi beau jeu auprès de Capricieuſe. Elle avait à la vérité fait vœu de ſe rendre à l’île heureuſe ; mais c’était préciſément une raiſon pour n’en rien faire. Et puis, elle voulait y tomber comme une bombe, ſans être priée ; avoir l’air de n’y venir qu’en paſſant, & ſurtout y étaler un dédain des plus magnifiques. Ce n’était pas non plus ſon compte de s’y trouver en ſociété avec les deux bégueules ſes voiſines ; c’eſt ainſi qu’elle avait coutume d’appeller des couſines qu’elle ne pouvait ſoufrir. Ainſi l’arrivée de cet ambaſſadeur la contraria horriblement & de toute maniere.

Sans perdre une minute, elle fixa la premiere audience pour le lendemain à cinq heures préciſes du matin. Si l’ambaſſadeur dut être flaté de cet empreſſement extraordinaire, il aurait déſiré d’avoir au moins un jour, pour ſe refaire des fatigues d’un voyage très-pénible, & ſe préparer convenablement à une cérémonie ſi auguſte ; mais tout fut preſſé de façon que cette entrée devint célebre dans l’hiſtoire, ſous le nom de la Marche des déterrés, parce que tout le cortege en avait l’air & le jeu, & l’étalage de la magnificence rendit l’enſemble encore plus ridicule.

Deſcendu au pied du grand eſcalier du palais, l’ambaſſadeur fut conduit dans le boudoir des nains de la cour, où il eut tout le temps de reprendre ſes eſprits & de reſſaſſer le plan de ſa négociation : car la Fée le fit atendre cinq heures mortelles. Le Grand-Maître des cérémonies, malgré ſes longs ſervices & ſa grande expérience, n’avait jamais rien vu de pareil ; il fumait & n’oſait lever les yeux ſur ſon Excellence. L’ambaſſadeur, ne voulant pas avilir ſon caractere par l’impatience d’un ſoldat, ſe promenait d’un air fort dégagé en long & en large, dans une piece qui n’avait pas ſix pieds ſur quatre, & ſe mit à ſifler tous les airs d’opéra-comique qu’il ſavait ; mais il fallut en recommencer pluſieurs, ce qui le mortifia beaucoup. Enfin il fut introduit dans le boudoir d’audience & reçu avec une affabilité, une grace, Une bonté extraordinaires. La Fée lui fit tant de complimens ſpirituels pour lui & pour celle qu’il avait l’honneur de repréſenter, l’accâbla de tant de queſtions ingénieuſes, intéreſſantes & polies, que ſon Excellence déconcertée, anéantie, ne trouva jamais moyen de balbutier un mot de ſa harangue, ni de l’objet de ſa miſſion.

Un mois entier ſe paſſa ſans que l’ambaſſadeur, négociant jour & nuit, pût entamer ſon afaire, encore moins l’avancer. Capricieuſe voulait gagner du temps, pour pouvoir régler ſa conduite ſur celle de ſes couſines, c’eſt-à-dire, faire préciſément le contraire. Elle fut outrée de dépit, lorſqu’elle les ſut parties & arrivées. Son déchaînement ſur le mépris & l’oubli du vœu fut extrême. Dans ſa fureur elle préféra la reſſource de parcourir tous les trois cens ſoixante-cinq boudoirs de ſon palais, d’enrager & de faire enrager ſes femmes, à l’horreur de partager les hommages de l’île heureuſe avec les deux bégueules.

Le plus preſſé était de ſe défaire de l’ambaſſadeur. Elle tomba tout exprès malade, pour le renvoyer poliment. On l’introduiſit dans le boudoir à coucher ſur la pointe des pieds. On le prévint que la Fée avait en ce moment le genre nerveux dans un état épouvantable, & qu’elle exigeait de ſa complaiſance de réciter ſa harangue à voix baſſe, ſans cependant en rien retrancher, parce que tout ce qui tenait au droit des gens était ſacré pour elle. Une de ſes dames envelopée de coëfes s’était miſe au lit par ſon ordre, avec la reſpiration infiniment courte & gênée ; les rideaux étaient reſtés fermés. La Fée voyait tout d’un boudoir voiſin, & ce fut le ſeul moment de bonheur pur qu’elle eut.

L’ambaſſadeur ne harangua qu’environ une demi-heure, mais ſi bas qu’il avait déja fini depuis une autre demi-heure, avant que perſone s’en fût aperçu. Alors la prétendue Fée entr’ouvrit les rideaux, lui tendit un gant, couleur de piſtache, à baiſer ; le chancelier dit le reſte, mais comme de raiſon encore plus bas que l’ambaſſadeur, qui fut reconduit avec les cérémonies uſitées, après avoir reçu le préſent ordinaire en cure-dents.

Régentine ne s’occupa guere du prodigieux ſuccès de cette ambaſſade ; elle avait d’autres embaras. Les deux vieilles s’étaient rendues plutôt à ſes inſtances qu’elle n’avait compté, & rien n’était prêt pour les fêtes. D’ailleurs on ne pouvait pas banir dans les premiers momens l’étiquete & le cérémonial avec de ſi grands personages, & c’était ce que la Souveraine de l’île heureuſe déteſtait le plus cordialement. Une autre circonſtance ajoutait à ſon déplaiſir. Quand on faiſait venir ces dames pour des enfans nouveau-nés, elles finiſſaient l’afaire de leur étoile en un clin-d’œil dans la chambre de l’accouchée dont il fallait ménager la ſanté ; mais ici les Fées prétendirent que l’oracle touchant deux Princeſſes ſi illuſtres & prêtes à ſe marier, devait être prononcé en public avec le plus grand appareil. Elles ſe promettaient bien, dans une occaſion ſi éclatante, de ſe surpaſſer elles-mêmes, & il n’y eut jamais poſſibilité de les faire démordre de cette idée.

Régentine, de ſon côté, n’aimait pas à donner ſes fêtes incognito ; elle étoit charmée de voir les oiſifs accourir de toutes les parties du monde, pour admirer ſon goût & ſa magnificence. La raiſon d’état ne permettait pas toutefois d’admettre des étrangers à la cérémonie de l’oracle, parce que la corde des ſecrets de famille paſſés, préſens ou à venir, était trop délicate à toucher en leur préſence, & qu’on ne pouvait répondre de la langue des vieilles, quand leur tête était exaltée. Leur manie, à laquelle il fallut ſouſcrire, contraria de toute façon Régentine. On fit les billets d’invitation aux princes voiſins, amis & alliés, pour les fêtes qui devaient ſuivre l’oracle & durer neuf jours. Cette tournure, ouvrage du génie de l’intendant des menus plaiſirs, conciliait tout & fut univerſellement admirée. Il avait été d’ailleurs inſéré dans les gazetes & gazetins, que tout étranger ayant le droit de porter lunetes vertes, ſerait reçu à la cour, à la même époque, ſans faire d’autres preuves.

Les grimoires de ces dames ayant été ſuffisament conſultés, le jour de l’oracle fut fixé & annoncé à ſon de trompe dans toutes les places & tous les carrefours de la ville. Le peuple s’aſſembla dès ſix heures du matin ſur la grande place devant le palais. A neuf heures les deux Fées parurent en grandes robes de cérémonie avec leurs baguetes de sucre candi, ſur le grand balcon, ſur lequel on avait pratiqué en dehors une eſtrade ſpacieuse, couverte d’un plafond de gaze, & ornée avec toute la richeſſe & l’élégance poſſibles. Elles prirent ſéance avec beaucoup de majeſté ſur deux trépieds fort élevés & artiſtement ſculptés en figures cabaliſtiques ; ayant du reſte les pieds pendans, ſuivant le coſtume, parce qu’il ne fallait tenir à la terre que par le trépied, & qu’il n’était permis à aucun tabouret ou marche-pied profane d’approcher du ſiege ſacré de l’inſpiration. Le trône de Régentine ſe trouva placé du côté droit, à une diſtance convenable, afin de ne pas gêner les geſticulations de ces dames. Les deux jeunes Princeſſes étaient aſſiſes ſur des plians devant leur mere, dans l’atitude de victimes qui attendaient leur arrêt. Tous les grands officiers de l’état entouraient leur Souveraine. Le ſerpent tricolor planait dans les airs au milieu de la place, & mêlait des ſiflemens pleins d’augures aux fanfares de la maiſon militaire de Régentine, qui paradait en face du grand balcon, derriere la piece d’eau, dont le jet plus fort & plus haut que ceux de Saint-Cloud & de Herrnhauſen combinés, ſervait de repoſoir rafraîchiſſant au ſerpent tricolor pendant la cérémonie.

Dès que tout le monde eut pris place, un ſilence univerſel ſuccéda au bruit des fanfares & des acclamations du peuple. Alors les deux Fées, après s’être mouchées trois fois, & fait réciproquement beaucoup de mines, qui annonçoient les approches de l’inſpiration, rendirent l’oracle le plus pompeux, le plus diffus, le plus obſcur, le plus entortillé, le plus inſignifiant, le plus long, dont l’hiſtoire ait conſervé la mémoire. Il dura, ſans diſcontinuer, près de ſix heures d’horloge, avec des agitations, des cris, une geſticulation & une véhémence au deſſus de tout ce qu’on peut imaginer. Les deux ſœurs se relayaient tour-à-tour, preſſées à toute outrance par un flux de paroles, qui rompit toutes les digues de la patience humaine. A meſure que l’afaibliſſement de la voix annonçait l’épuiſement total de l’une, des cris perçans de l’autre relevaient le mot expirant de ſa ſœur, jusqu’à ce que celle-ci, étoufée ſous l’abondance des matieres, pût profiter à ſon tour de l’épuiſement ſurvenu à ſa coadjutrice, & s’emparer avec de nouvelles forces de l’étoile des Princeſſes. Pendant les derniers cinq quarts-d’heures, l’inſpiration étant montée progreſſivement à ſon comble, les deux ſœurs ſe mirent à parler en même temps, avec une telle volubilité, un glapiſſement ſi extraordinaire & ſi ſoutenu, des contorſions & des geſticulations ſi violentes, que leurs baguetes furent réduites en canelle : une extinction de voix totale, un anéantiſſement de forces abſolu terminerent l’oracle, au grand regret des Fées, qui craignirent n’avoir pas aſſez fait pour de ſi grandes Princeſſes, dans une occaſion ſi éclatante.

Ce jour fut conſigné comme un des plus calamiteux dans les annales de l’île heureuſe. Les accidens qu’il occaſiona furent innombrables. Régentine elle-même, malgré la force de ſon caractere & de ſon tempérament, perdit connaiſſance deux ou trois fois, & il fallut la faire revenir avec des eaux ſpiritueuses. Quoique les Princeſſes euſſent bien déjeûné, on leur apporta à goûter à tout moment, pour les ſoutenir ; & toute la cour profita de l’occaſion pour se reconforter au delà de ſes beſoins. Le peuple entaſſé & ſerré sur la place, conſomma en moins de deux heures tout ce qu’on lui avait préparé de rafraîchiſſemens pour les neuf jours de fête qui devaient suivre. Ainsi, sans compter ces frais énormes & imprévus, une cérémonie des plus auguſtes, commencée avec tant de décence & de gravité, dégénéra, par ſa longueur inatendue, en une ſcene de tumulte des plus ſcandaleuſes. Heureuſement les Fées, trop possedées, trop remplies de leur ſujet, ne voyant rien, n’entendant que les arrêts qu’elles proféraient avec tant d’éloquence & de perſévérance, ne purent ſe choquer de rien de ce qui ſe paſſait autour d’elles.

Ce qu’il y avait de plus preſſé fut de leur faire changer de chemiſe & prendre une bavaroiſe. Tandis que toute la cour s’empreſſait autour d’elles, pour les complimenter ſur leurs ſuccès, le premier Médecin, plus outré qu’un autre, de la cérémonie aſſommante qu’il venait d’eſſuyer, s’avança, tâta le pouls des deux énergumenes ; & pour s’en venger, quant à ſa part, leur ordona de ſe mettre immédiatement au lit, ſans prendre, pour le moment, d’autre nouriture.

Cet arrêt les conſterna. Elles aimaient paſſionément la bonne chere, & celle qu’on faiſait à la cour de Régentine était exquise ; ſans compter qu’elles avaient le plus urgent beſoin de réparer, dans l’état de délabrement où l’oracle les avait réduites. Cependant, comment oſer déſobéir à une ordonance ſi préciſe ? Elles croyaient plus à la médecine, que le premier Médecin ne croyait aux oracles. Neuf jours de fêtes conſécutives, où il fallait veiller & briller, leur firent peur pour la fraîcheur de leur teint, à laquelle on atache un grand prix à un certain âge, & qui, lorsque la premiere jeuneſſe eſt paſſée, demande, comme on ſait, plus de ſoins qu’on ne s’imagine. Elles ſe réſignerent, non ſans beaucoup de chagrin, aux plus grands ſacrifices.

Lorsqu’on fut revenu du premier accâblement de cette cérémonie, perſone ne fut en état de ſe ſouvenir d’un ſeul mot du galimathias inintelligible qui lui avait ronflé autour des oreilles ; tout ce qu’on put ſe rappeller diſtinctement, fut cette phraſe triviale & populaire : Que Céleſte ſerait à celui qui la prendrait ſans verd, tandis qu’on prendrait Reinete à travers le verd. Après tout, on fut ſi content de s’être tiré de l’éfroyable fatigue de cette journée ſans autre domage, & il répugnait en général ſi fort au public de l’île heureuſe de s’occuper long-temps du même objet, que chacun ſe fit à lui-même l’interprétation la plus favorable de ce qu’il avait entendu, afin de n’en plus entendre parler davantage. Par laps de temps, ce célebre oracle, auquel perſone n’avait compris le traître mot, devint ſi clair, qu’à tout ce qui arrivait aux Princeſſes, tout le monde s’écriait : L’oracle l’avait bien prédit !

Dès le ſoir même de ce jour mémorable, l’affluence des étrangers fut ſi prodigieuſe, que le plus grand nombre ne put être logé que ſous des tentes, & qu’on eut tout lieu de craindre que le redoutable fléau de la famine ne changeât ces jours de fête, conſacrés à la joie, en jours de deuil & de déſeſpoir. Cet incident fut généralement regardé comme un tour de Capricieuse ; mais il s’agiſſait d’y porter un remede prompt & efficace. Les deux Fées protectrices conſentirent de pourvoir à l’aproviſionement, moyénant que tout fût payé argent comptant ou en bonnes lettres de change ; mais elles penſerent ſe trouver hors d’état de tenir cet engagement. Avec leurs baguetes, les trois quarts de leur puiſſance étaient en canelle, & ce fut, à ce qu’on prétend, un ſecond moment de joie pure pour Capricieuſe, que de voir leur embaras, du plus élevé de ſes boudoirs. Le premier Médecin au contraire ſemait des ſarcaſmes ſur l’inconſidération avec laquelle ces vieilles folles avaient briſé leur outil le plus néceſſaire ; & le peuple eut toute la peine du monde à conſerver quelque reſpect pour des Fées ſans baguete.

Enfin le Grand-Maréchal propoſa de mettre tous les fourgons du pays à la queue du ſerpent tricolor, & de le dépêcher dans cet équipage à tous les marchés du continent à la fois. On calcula qu’en ſoixante-treize minutes onze ſecondes, il pouvait être de retour, ſuffisament aproviſioné. Mais comment déterminer un ſeigneur de ce rang, à ſe charger d’une miſſion ſi ſubalterne ? Les deux Fées elles-mêmes, accompagnées des deux Princeſſes en ſuppliantes, allerent en riſquer la propoſition. Il fallut vaincre bien des préjugés ; mais que ne peut la beauté en larmes, que ne peuvent l’humanité & le patriotiſme ſur un grand cœur ! Celui du ſeigneur ſerpent ſe laiſſa atendrir ; il partit gaiment avec tous ſes fourgons à la queue comme un ſimple pourvoyeur ; & à son retour il reçut, à bien juſte titre, la courone civique, qu’on remarque encore dans ſes armes, pour avoir préſervé les citoyens. Son acaparement ſubit fut au reſte la véritable cauſe, mais peu connue, de la famine qui déſola vers ce temps tout le continent : tant il eſt difficile de faire un peu de bien d’un côté, ſans qu’il en arrive un peu de mal de l’autre.

A peine ſe trouva-t-on hors de cet embaras, qu’un autre, à la vérité moins alarmant, ſe fit ſentir. On avait dépenſé des millions en équipages, en chevaux, en harnois, en livrées ; c’était à qui ſe ruinerait le mieux & avec le plus de goût. Toute cette dépenſe fut à-peu-près perdue, parce que l’affluence du peuple ne permit pas un ſeul jour d’aller en caroſſe. Cependant les Fées qui aimaient ce genre de magnificence, avaient uſé du bout échapé de leurs baguetes, pour reculer toutes les maiſons, & donner à toutes les grandes rues la largeur de Piccadilly de Londres ; & Régentine elle-même, au plus fort de l’épidémie, qui changea tant de beaux jardins en vilaines rues, n’avait jamais permis qu’on construisît de ces gaînes étroites & ſerrées, où deux caroſſes ne peuvent s’éviter ſans ſe heurter, & où l’air libre ſe trouve intercepté dans ſa circulation, par un double rang de maiſons à quatre ou cinq étages : malgré cela le paſſage des caroſſes devint impraticable, & tout le monde en fut pour ſes frais. Mais les Fées ayant d’ailleurs commandé le plus beau temps de la nature, l’on en ſentit moins le beſoin, & les ſeigneurs étrangers & nationaux ſe dédomagerent de cette cruelle contradiction, en faiſant faire à leurs jockeys les plus ſuperbes courses, à environ dix lieues de la réſidence, c’eſt-à-dire, à l’endroit le plus proche poſſible pour faire courir ou pour pouvoir rouler en caroſſe, ſans cauſer des accidens à la foule. Les paris furent énormes ; mais la loi ne permettant de parier que des oranges de Malte, ces excès même tournerent en dernier reſſort à l’encouragement de la culture. Les dames aſſiſtaient très-exactement à ces courſes, y étalaient leurs graces, & avaient encore l’agrément de la promenade à pied, en allant & en revenant. Les deux vieilles s’y rendaient ſur leur ſerpent, & n’en manquerent pas une.

Il serait auſſi téméraire qu’inutile d’entrer ici dans le détail des fêtes qui se ſuccéderent pendant neuf jours, avec autant de rapidité que de magnificence. Tout le monde connaît la ſuperbe deſcription dédiée aux deux Fées, que le poête de la cour en publia, par ordre du Grand-Chambellan, au génie créateur duquel il rend toute la juſtice qu’un protégé doit à ſon protecteur. Aucun hiſtorien ne s’eſt aviſé de luter contre un ouvrage ſi justement & ſi univerſellement admiré, ſoit pour la richeſſe du fond, ſoit pour l’élégance, la variété & l’agrément des formes. Il nous ſuffira de remarquer que tout ce qui reſte de ſouvenir de fêtes ſuperbes & brillantes, fut entiérement éfacé par les fêtes de l’île heureuſe. Cavalcades & tournois en champ clos, illuminations, bals parés, bals maſqués, opera ſeria, opera buffa, comédies, ſpectacles de toute eſpece ne laiſſerent pas un moment de vuide, ni le temps de reſpirer. Les feux d’artifice ſurpaſſerent tout ce qu’on peut imaginer en ce genre. On avait eu, par un artificier Ruſſe, le ſecret de ces admirables feux de la Chine, couleur d’orange, de blanc, d’argent mat ; mais le feu verd ſurtout, en tempérant par ſes reflets l’éclat du teint de Céleſte, & faiſant une alluſion ſi naturelle & ſi heureuſe aux lunetes vertes, eut un ſuccès incroyable.

Le peuple fut de toutes ces fêtes, & ses amuſemens particuliers ne furent pas négligés. On avait fait venir la troupe du Petit Diable, le prodige de ſon ſiecle, ſecondé par le ſieur Placide & le ſieur Dupuis, deux autres prodiges. Tout ce qu’il y avait à la cour de plus diſtingué ſuivit avec fureur ce ſpectacle deſtiné au peuple, & le ſieur Petit Diable attira deux fois par jour toutes les lunetes vertes, préférablement à Céleſte. Jeanot, le grand Jeanot, s’était auſſi préſenté pour donner à ces fêtes un luſtre immortel ; mais quoique tous les journaux ne fuſſent remplis que de ſes succès merveilleux dans une capitale voiſine, quoiqu’il fût devenu en peu de mois le perſonage le plus illuſtre de ſon ſiecle, & que toutes les réputations ſe fuſſent anéanties devant la ſiene, on eſt encore à comprendre par quel étrange caprice Régentine ne voulut jamais admettre ſon ſpectacle parmi les amuſemens ni de la bonne ni de la mauvaiſe compagnie. Les cabales, les intrigues innombrables qui ſe formerent à la cour en ſa faveur, ne produiſirent aucun effet. Régentine pouſſa la pédanterie au point, de défendre, pour le maintien du bon goût, à ce que diſait son édit irrévocable, l’entrée des Jeanots en biſcuit de porcelaine & ſur tabatiere dans ſes états, au moment même où leſdits Jeanots avaient ménagé à leur patrie une nouvelle branche de commerce d’une étendue prodigieuſe. On en murmura tout haut à la cour de l’île heureuſe ; on reprocha à Régentine ſes préventions, ſon inſenſibilité aux belles choſes. Le déchaînement fut grand, & l’on ne ſait juſqu’où il aurait pu être pouſſé, ſi le Lieutenant de Police ne ſe fût aviſé de faire chanter dans les rues pendant trois jours conſécutifs.

Jean s’en alla, comme il était venu.

Durant tout le temps de ces amuſemens, il y eut dans toutes les places publiques, dans les carrefours, dans les jardins, dans tout emplacement quelconque, des tables dreſſées & perpétuellement ſervies avec autant de profuſion que de goût & de propreté. Les convives s’y relayerent neuf jours & neuf nuits de ſuite ſans interruption. Le détail des conſommations, conſervé dans les archives, pétrifie encore aujourd’hui d’admiration les calculateurs les plus habiles.

Quant aux jeux de hazard, on s’atendait à les voir pouſſés aux derniers excès de fureur ; c’eſt pourquoi Régentine ne jugea pas à propos de les défendre. Mais ſes meſures furent priſes avec tant de ſageſſe, que quoiqu’on trouvât des tables de jeu par-tout, on n’eut jamais un seul inſtant ni le temps ni le déſir de toucher aux cartes ; les banquiers bâillaient, ou dormaient, ou faiſaient, pour ſe déſennuyer, la grande patience devant leurs énormes tas d’or. L’hiſtorien remarque, avec raiſon, comme le plus grand miracle de ces fêtes merveilleuſes, que pendant tout le temps de leur durée il n’y eut pas une ſeule Régentine d’or de gagnée ni de perdue.

On ſoufre de le dire, mais on ne peut ſuppoſer qu’un motif bien bas à l’historien-poête, qui par état devrait avoir l’élévation en partage, d’avoir paſſé ſous ſilence celui de tous les ſpectacles qui eut le plus grand ſuccès, & qui, au jugement de tous les eſprits cultivés, avait atteint cette perfection ſi difficile, de réunir le plus grand agrément à la plus grande utilité. De jeunes perſones, choiſies parmi les demoiſelles d’honeur, également diſtinguées par leur naiſſance, par les graces de leur jeuneſſe, par le charme de leur figure, par une éducation très-ſoignée, repréſenterent pendant trois jours de ſuite de petites comédies devant un auditoire choiſi, dans l’intérieur des apartemens du palais, ſur un charmant petit théâtre. Régentine s’était plu à ordoner elle-même ce ſpectacle à l’inſu du Grand-Chambellan, ce qui explique ſuffiſament le ſilence de ſon protégé.

On repréſenta, la premiere ſoirée, avec le plus brillant ſuccès, les Flacons & l’Iſle heureuſe. La conformité du nom de la piece avec celui du pays où elle était jouée, lui mériterent ſans doute cette préférence ; mais ſon ſuccès fut très-indépendant de cette circonſtance. On remarqua ſeulement que les deux Fées n’avaient pas partagé l’ivreſſe des ſpectateurs, & qu’elles étaient devenues un peu ſérieuses vers la fin du ſpectacle. Le premier Médecin qui ſe piquait d’expliquer tout ce qui ſe paſſait au fond de leurs ames, diſait tout haut qu’elles avaient fait, malgré elles, un parallele très-déſavantageux entre elles & les Fées de la piece, & que la comparaiſon involontaire de leur commérage avec le ton naturel, élégant & noble de Lumineuſe & de Bienfaiſante les avait infiniment mortifiées. Il prétendit que le choix de la piece, malgré ſon titre, n’avait pas été heureux dans la circonſtance.

Le ſecond jour on joua Agar dans le déſert & la Curieuſe. L’une & l’autre, pleines de traits ſenſibles & de la morale la plus touchante, furent rendues avec une perfection qui couta des larmes à toute l’aſſemblée.

Enfin le troiſieme jour on repréſenta l’Enfant gâté & les Dangers du monde ; & le ſuccès fut d’autant plus éclatant, qu’on crut remarquer l’impreſſion particuliere que ces deux pieces avaient faite sur les jeunes Princeſſes. L’Enfant gâté leur avait déja fait faire bien des réflexions ſalutaires ; l’impreſſion des Dangers du monde fut encore plus forte. Céleſte crut ſe reconnaître trait pour trait dans la Vicomteſſe, & Reinete craignait d’approcher beaucoup du caractere faible & mobile de la Marquiſe. Régentine s’applaudiſſait de l’heureuſe idée d’avoir pour la premiere fois mêlé ſans inconvénient un but utile aux frivoles amuſemens de la cour ; & pour la premiere fois auſſi la cour applaudiſſait avec tranſport à une idée heureuſe de ſa Souveraine, ſans que la flaterie ou la complaiſance y entrât pour rien.

Ces comédies charmantes étaient l’ouvrage d’une dame de la cour, célebre par les graces de ſon eſprit & par la diverſité de ſes talens. Elle s’était ſouſtraite à la ſociété dont elle faiſait le charme, pour conſacrer son temps à un but infiniment plus intéreſſant & plus noble. Il était bien naturel qu’à la cour de Régentine il ſe trouvât une femme d’un mérite ſi rare ; mais perſone ne pouvait concevoir, comment une Princeſſe auſſi éclairée ne lui avait pas confié l’éducation de ſes filles.

Quand on dit que perſone ne pouvait le concevoir, on ne prétend pas inſinuer que quelqu’un y ait penſé ; mais, ſuivant l’uſage du pays, tout le monde fit ou répéta cette remarque, lorſque la nouvelle ſe répandit qu’une Princeſſe, dont une Fée bien différente des nôtres s’était plu à former l’ame pure & céleſte, allait enlever cette dame à la cour de Régentine & la charger de l’éducation de ſes filles, qui pour rendre le contraſte encore plus frapant, étaient auſſi jumelles. La réſignation de la Souveraine de l’île heureuſe, en cette occasion, ne peut encore être expliquée que par la légéreté phyſique de l’athmoſphere. On dit que Capricieuſe eut à ce ſujet un troiſieme mouvement de joie ſenſible.

Les fêtes tiraient à leur fin, & les deux vieilles, pour ſignaler leur généroſité & ſur-tout leur ſenſibilité à tout ce que Régentine avait fait pour elles, voulurent ſe ſurpaſſer elles-mêmes, en dotant les jeunes Princeſſes d’une infinité de qualités rares qui ne leur coûtaient rien, & dont l’enſemble, ſi tout avait également pris, aurait pu faire, dans le même caractere, une bigârure très-bizâre. Capricieuſe ſauva les Princeſſes de cet écueil, ſans le vouloir, par ſes contre-charmes ; & le plaiſir de contrecarrer ſes couſines ne lui permit pas de voir dans le moment que, ſans y penſer, elle préſervait ces demoiſelles du danger de devenir d’ennuyeuſes commeres ou d’inſupportables bégueules.

Les deux vieilles, après s’être ruinées en dons, ſans bourſe délier, ſouhaiterent de voir les jeunes Princeſſes, au plutôt, en pleine jouiſſance de leurs bienfaits, & perſuaderent à Régentine qu’il fallait profiter de l’affluence des étrangers, pour choiſir parmi eux des époux dignes de poſſéder des Princeſſes ſi acomplies. Le premier Médecin, craignant peut-être que ces dames ne vouluſſent revenir une ſeconde fois pour les fêtes du mariage, prétendit que ce projet était la ſeule choſe ſenſée qui eût jamais paſſé par la tête des deux ſorcieres, & qu’il fallait faire les épouſailles ſur le champ ſans autre cérémonie.

Dans toute cette foule d’étrangers il n’y avait cependant que trois ſujets dans le cas d’aſpirer à la main des Princeſſes ; c’était le Prince Trois Etoiles, le Prince Phénix, & le Prince Colibri. Pour les définir en trois mots, on peut dire que le premier était un Prince comme il faut ; le ſecond, un Prince comme il n’y en a point ; le troiſieme, un Prince comme il faudrait qu’il n’y en eût point.

Le premier avait perdu ſon pere en bas âge, & ſon grand-pere, qui ſe nommait Pacifique, s’était ſi parfaitement tranquiliſé, qu’il avait laiſſé tomber ſes états au pouvoir d’une branche collatérale, & fait par conſéquent de ſon petit-fils Trois Etoiles, un Prince de fortune, ce qui l’obligea à avoir beaucoup de mérite.

Le ſecond était l’héritier préſomptif de ſon oncle Songecreux, qui gouvernait ſon pays, comme il plaiſait à dieu, tantôt bien, tantôt mal, ſuivant qu’il avait bien ou mal digéré. Un des phénomenes de ce ſiecle, que les ſavans entreprirent vainement d’expliquer, c’était de voir s’élever un neveu ſi parfait à côté d’un oncle ſi découſu. Le Prince Phénix joignait les qualités les plus éminentes à la figure la plus avantageuſe. Dans un âge où les autres ſont à peine regardés, il avait déja une réputation ; & les vertus les plus ſolides ne terniſſaient point en lui cet éclat tendre & précieux des agrémens de la premiere jeuneſſe. Il commençait ſes voyages par celui de l’île heureuſe.

Le troiſieme était ſi petit, ſi menu, ſi fluet, ſi gentil, ſi joli, ſi mignon, ſi pétillant, ſi ſautillant, ſi glapiſſant, ſi fredonant, ſi ſiflant, que machinalement tout le monde s’écartait de lui comme d’une choſe importune ; peut-être auſſi de peur de l’écraſer ou de l’eſtropier ſans le vouloir. On ne concevait pas comment il pouvait être le propre fils, & encore fils aîné, du Landgrave Toutrond, dont la cour était la moins ſemillante poſſible. Celle de Régentine le jugea la choſe la plus frêle, la plus frivole, la plus inſignifiante qu’on eût vu paraître depuis deux générations.

Le début du Prince Phénix fut un peu différent. Dès le lendemain il ſe trouva au ton de la cour la plus ſpirituelle, comme s’il y avait paſſé ſa vie, & tout le monde s’acorda à dire qu’il ne méritait pas le malheur d’être étranger. Il ſouriait à ces propos, ſe prêtait à toutes les prétentions dont il ſe trouvait comme envelopé, ſur-tout à celle d’avoir de l’eſprit, qui était la plus commune, & à l’abus continuel qu’on faisait de l’eſprit ; & ſans jamais prétendre à rien, il laiſſoit, on ne ſait par quelle magie, l’impreſſion la plus avantageuſe par-tout où il ſe montrait. En peu de jours il était devenu, ſans le vouloir, ſans le ſavoir, l’objet & le centre de l’atention de toute la cour. On remarqua que Céleſte commençait à être moins regardée, & que les lunetes vertes ſe tournaient insenſiblement vers ce Prince. Lui-même, ſans aucune affiche de ſingularité, s’était diſpensé d’en porter ; & ce qui aurait perdu tout autre, lui réuſſit au point, que ſon ſeul exemple penſa en faire tomber la mode.

Un Prince ſi acompli dut être plus touché qu’un autre des perfections de Céleſte. Il reſſentit bientôt les ſymptômes les plus graves de cette maladie redoutable, qui, au dire des courtiſans, faiſait des ravages continuels dans une cour ſi incroyablement ſenſible, mais que le premier Médecin aſſurait n’avoir eu à traiter qu’une ſeule fois dans tout le cours d’une longue pratique. Phénix fut éfrayé de ſa paſſion, dont la découverte charma au contraire toute la cour, qui y trouvait un ſujet de converſation pour près de vingt-quatre heures. Tout-à-coup la gouvernante des Princeſſes ſe ſentit illuminée, & s’écria : L’oracle eſt acompli ! Voilà l’époux de Céleſte ! Il la prend ſans verd.

Ce rayon de lumiere ne frapa pas l’eſprit de Céleſte comme celui de ſa bonne. Ce n’eſt pas qu’elle n’eût remarqué avec ſatiſfaction la paſſion du Prince. Comment donc pouvait-elle y être indifférente ? La calomnie qui s’atache préférablement aux plus hautes & aux plus belles deſtinées, prétend que le double tort du Prince, d’avoir partagé avec elle l’atention publique, & de s’être diſpenſé de porter lunetes vertes, avait bleſſé un cœur ſi ſupérieur d’ailleurs à ces petites faibleſſes. Mais aujourd’hui qu’on puiſe plus que jamais dans les ſources, & que le flambeau de la critique éclaire tous les pas de l’hiſtorien, des mémoires authentiques ne laiſſent aucun doute que Capricieuſe, par un tour abominable de ſon métier, préparé dans le plus dangereux de ſes boudoirs, n’ait faſciné les yeux de la Princeſſe la plus ſpirituelle, au point de la tromper dans ce moment déciſif ſur ſa gloire, ſur ſes vrais intérêts, & ſur le bonheur de ſa vie.

Qui le croirait ? La plus charmante des Princeſſes ſe déclara épriſe de Colibri. Ce petit original, pour faire le ſinge de Phénix, s’était dit éperdument amoureux de Céleſte ; & afin que ſa paſſion ſautât aux yeux de tout le monde, il était devenu vingt fois plus ſemillant & plus inſupportable qu’à l’ordinaire. Comme il ſe piquait toujours d’être du meilleur ton, il n’eut qu’un cri après les lunetes ſenſibles ; mais leur extrême mobilité s’acorda mal avec l’inſtabilité du petit perſonage. En vain ſon écuyer s’exerça-t-il vingt-quatre heures de ſuite ; il ne put jamais réuſſir à ſaiſir ce ſoixante-huitieme d’un clin-d’œil qui était néceſſaire, pour que la lunete rencontrât le petit nez mignon de Son Alteſſe, & pût s’y cramponer ſolidement. Par bonheur le papillotage continuel de ſes yeux le préſerva du danger de devenir chat-huant ; mais le petit colifichet ne ſe diſait pas moins déſeſpéré, de ne pouvoir donner cette marque de reſpect à la Princeſſe.

Il n’en fallut pas davantage à la vieille d’atours, pour prouver à Régentine que c’était là l’époux déſigné par l’oracle & choiſi par le deſtin, parce qu’il prenait la Princeſſe ſans verd, non pour avoir dédaigné d’en porter, mais pour n’avoir pu en porter, en dépit de tous ſes éforts ; ce qui, ſelon elle, faiſait une différence capitale dans le ſens de l’oracle. Régentine reſta interdite & confuſe du réſultat meſquin de ſi pompeux préliminaires. Ceux qui avaient un grand uſage de la cour & du monde, ſe confierent que le cœur d’une femme était un abyme inexplicable, & tout le monde remarqua que cela n’avait jamais été dit. Les philoſophes ſeuls trouverent la choſe ſimple & dans l’ordre. Ils ſe rappellerent le conte : Ce qui plaît aux dames, d’un de leurs confreres, & trouverent bien naturel, qu’en fait de mari, une femme d’eſprit donnât la préférence à un colifichet qu’elle gouvernerait à ſa fantaiſie, ſur un homme qui lui en impoſerait toujours, malgré elle & malgré lui-même, par des qualités trop éminentes.

Régentine, perplexe, humiliée de la perſpective d’un tel gendre, & ſentant trop bien que cette alliance ôterait à ſa cour ce grand air qu’elle était ſi jalouſe de lui conſerver, s’adreſſa aux deux Fées protectrices, dans l’eſpérance qu’après avoir accâblé ſes filles de tant de dons inutiles, elles voudraient bien une ſeule fois lui être vraiment utiles dans une circonſtance eſſentielle, en guériſſant Céleſte d’une paſſion ſi ridicule & ſi déplacée ; mais ces dames enchantées de trouver avant leur départ encore une occaſion de déployer leur éloquence, enfilerent une kyriele de lieux communs, pour lui prouver que les décrets du deſtin étaient immuables ; qu’il ne convenait point à de faibles mortels de s’y oppoſer ; que ce qui nous paraiſſait un malheur était ſouvent la ſource d’un grand bonheur, & vice versâ ; qu’il ne fallait pas par conſéquent juger ſi vîte, &c, &c, &c. Prévoyante crut même ſe rappeller d’avoir vu un colibri pendant tout ſon voyage voltiger devant son téleſcope, & l’impatienter, à force de l’empêcher de voir l’avenir. Ce fut pour elle un trait de lumiere, qui lui prouva clair comme le jour, que le Prince Colibri devait être l’époux de la Princeſſe. Cette démonſtration victorieuſe ne dura pas moins de temps qu’environ le tiers du fameux oracle.

Régentine qui avait tous les courages, excepté celui de ſupporter l’ennui monté à un certain degré de hauteur, ſuccomba de nouveau en cette occaſion, & reſta anéantie. Les Fées, charmées de ſa docilité, ſe chargerent de tout, donnerent toutes les diſpenſes de bans & d’autres formalités, & firent ſi bien, que le mariage de Céleſte avec le Prince Colibri fut projeté, arrêté & terminé en moins de vingt-quatre heures, ſous la ſeule réſerve, que le Prince ſe fixerait pour toujours dans les états de Régentine, qui devaient être un jour ceux de Céleſte. Colibri en fit le vœu avec une voix trois fois plus flutée qu’à l’ordinaire ; & Phénix incertain ſi ce qui ſe paſſait ſous ses yeux était un rêve ou une réalité, mais ne pouvant ſe méprendre ſur la douleur mortelle dont il ſentit les atteintes, s’éloigna au plus vîte d’une cour ſi funeſte à ſon repos, avec le vœu ſolennel & ſacré, de ne jamais revoir une beauté ſi fatale, & d’aller loin d’elle chercher la mort dans les hazards de la guerre. On dit qu’en ce moment Capricieuſe ſe trouvant dans ſon boudoir de la Chine, fit tant de ſauts & de bonds de joie, qu’elle mit pour trois millions de porcelaine en pieces.

Le lendemain du mariage toutes les lunetes vertes diſparurent, tous les yeux reſterent baiſſés. On n’oſait les lever ni ſur Régentine, ni ſur Céleſte. La vieille d’atours ayant eu une forte colique la nuit, ſe diſpenſa de paraître à la cour. Le premier Médecin jeta feu & flamme au chevet du lit de tous ſes malades ; & les deux Fées, étonées elles-mêmes de leur ouvrage, décontenancées, commençaient à n’être pas ſûres d’être bien aiſes de la belle équipée qu’elles venaient de faire. On n’entendit à la cour & dans la ville, pendant la journée entiere, que le ſeul mot : Ah Phénix ! prononcé d’un ton profondément lugubre.

La premiere choſe qui frapa Régentine, lorſqu’elle revint de l’anéantiſſement où l’éloquence de ces dames l’avait réduite, fut le ſingulier oubli de toutes les bienſéances, qu’on avait obſervé à l’égard du Landgrave Toutrond. Cette circonſtance, en dépit de toute la protection des vieilles ſorcieres, pouvait avoir les ſuites les plus ſérieuſes ; & ſi Capricieuſe avait voulu, ſans perte de temps, quiter ſes boudoirs, faire une petite apparition à la cour de Toutrond, & lui échaufer la tête, que ce Prince, tout bon-homme qu’il était, avait très-près du bonet, c’en était fait de la gloire de Céleſte & du repos de Régentine. Heureuſement la vieille aux boudoirs eut tant d’humeur du dégât de ſes porcelaines, dont pour comble de malheur elle ne pouvait accuſer perſone ; elle avait d’ailleurs naturellement une ſi grande averſion pour l’uniformité de la cour de Toutrond, que cette excellente niche ne ſe préſenta pas à ſon eſprit. Régentine nomma, ſans perdre un inſtant, une ambaſſade ſolemnele, pour ſe rendre auprès du Landgrave, & lui faire goûter un mariage qu’on avait oſé contracter, ſans ſe rappeller que ſon conſentement y manquait.

Cette miſſion était un peu plus délicate que celle à laquelle l’île heureuſe était redevable de la préſence des Fées. Les ambaſſadeurs furent chargés de quantité de lettres. Colibri en écrivit une à ſon papa, à ſa maniere, à laquelle le bonhomme était fait, & dont il faiſait le cas qu’elle méritait. Céleſte y joignit une lettre fort ſoumiſe, qui fut regardée comme un chef-d’œuvre d’eſprit & d’adreſſe. Les deux Fées écrivirent avec leur éloquence acoutumée ; Régentine, avec un mélange admirable de dignité, de ſageſſe, d’amitié & de nobleſſe. La vieille d’atours écrivit au Maître des Cérémonies qu’elle avait connu autrefois, & qui avait un grand aſcendant ſur l’eſprit de Toutrond, malgré l’averſion de ce Prince pour tout ce qui ſentait la cérémonie. Le premier Médecin écrivit à ſon confrere, avec qui il avait fait autrefois ſes premieres armes dans un hôpital du Landgraviat, pour l’exhorter à employer les narcotiques & ſoporifiques dans une occaſion ſi importante. On n’oublia pas de charger les ambaſſadeurs de préſens magnifiques, & entre autres d’une voliere artiſtement travaillée & remplie de petits oiseaux, & ſur-tout de colibris, qu’on ſavait que le bonhomme aimait à la paſſion.

Les ambaſſadeurs n’étaient pas encore aux portes de ſa réſidence, que Toutrond avait déja lu dans les gazetes tout le détail du mariage de ſon fils ; il s’était même beaucoup diverti, en pleine cour, de l’impertinence du gazetier, qui dans un temps apparemment de grande rareté de ſotiſes humaines, mariait ſon fils à son inſu & ſans ſon conſentement, avec le plus grand étalage, pour avoir de quoi remplir ſa miſérable feuille. Au milieu de ce flux de bonnes épigrammes, on annonça les ambaſſadeurs de l’île heureuſe. Lorſque le bon Landgrave fut certain de l’objet de leur miſſion, il entra dans une telle colere, que c’eſt l’avis des plus ſavantes facultés, que ſans la terrible exploſion qui s’enſuivit immédiatement, il reſtait étoufé ſur la place. Je reconnais bien, dit-il, mon poliſſon de fils à cette belle équipée ; mais à quoi penſait donc cet animal d’écuyer dont je l’avais fait eſcorter, & qui me répondait de ſon ſuccès dans ce pays-là ſur ſa tête ? Ce n’était pas, j’en conviens, engager grand’choſe ; je devais me méfier d’un homme qui louche, & qui n’a jamais regardé les gens que de travers. C’eſt pourtant la nourice de mon poliſſon de Colibri qui m’a embâté de cet animal, & qui m’a répondu de ſon expérience ſur ſa tête. Après cela, confiez vos enfans. Que les parens ſont à plaindre ! Pouvais-je moi laiſſer-là le gouvernement, & courir avec mon poliſſon de fils la prétentaine, pour le produire dans le grand monde ? Si par miracle feu la Landgrave vivait encore, je ne ſaurais, d’honeur, où me fourer.

Dans ce premier accès perſone n’oſa prendre le parti, ni du Prince, ni de l’écuyer ; mais on remarqua qu’au milieu de ſa plus grande véhémence, il n’échapa au bonhomme aucun mot déſobligeant, ni contre Régentine, ni contre la Princeſſe, ſa bru malgré lui. En revanche, les deux Fées ne furent pas épargnées. Je ne m’appelle pas Toutrond, s’écria-t-il, ſi je ne fais tympaniſer ces vieilles radoteuſes dans toutes les gazetes. C’eſt bien la peine de porter la Prudence & la Prévoyance dans leurs armes, & de ſe mêler, ſous ce prétexte, d’afaires de familles qui ne les en prient pas, pour ne leur faire faire qu’un tas de ſotiſes ! Je ferai examiner leurs titres dans mon conſeil, & je veux perdre mon bonet de Landgrave, ſi je ne les fais pas déſarmoiriſer, pour leur apprendre à marier les enfans de famille ſans le conſentement de leur père… C’eſt bien domage que l’hiſtoire ne nous ait conſervé que quelques fragmens de ce diſcours ſublime qui, ſur-tout, par le ton bourgeois dont le bonhomme Toutrond ſavait aſſaiſoner ſes propos, eut une grande ſupériorité ſur la plus belle des Philippiques ou des Catilinaires.

Plus ces premiers tranſports furent violens, plus leur évaporation ſoudaine faiſait bien augurer aux ambaſſadeurs du tour que pouvait prendre leur négociation. En peu de jours les choſes ſe civiliſerent en effet ſinguliérement. Tout fut oublié, pardoné, approuvé, ratifié, au gré de l’ambaſſade. Toutrond ne reſta inébranlable que ſur un ſeul point. Il ne voulut pas entendre parler de la ſucceſſion de l’île heureuſe. Il exigea que ſon fils, au lieu de faire le petit fat à la cour de Régentine, ſe rendît immédiatement avec la Princeſſe ſon épouſe auprès de lui, pour qu’on pût mettre la derniere main à une éducation qui en avait un ſi grand besoin, & qu’il ſe contentât de l’héritage éventuel du Landgraviat. C’eſt à cette ſeule condition qu’il pouvait ſe réſoudre à reconnaître la validité du mariage.

Cette criſe occupait la cour de Régentine de diverſes manieres, lorſqu’un matin Reinete ſe promenant dans un endroit écarté des jardins de ſa mere, avec ſa dame de compagnie, fille de la vieille d’atours, en tendit parler aſſez haut dans un boſquet voiſin. En demoiſelle bien élevée elle voulut s’en éloigner à grand pas ; mais la dame de compagnie l’arrêta tout court. Vous n’y penſez pas, Princeſſe, lui dit-elle tout bas ; Maman m’a dit qu’il ne fallait jamais manquer une occaſion d’écouter aux portes, lorſqu’elle ſe préſentait ; que c’était le moyen d’apprendre bien des choſes qu’on n’aurait pas ſues ſans cela. Or ſi l’on peut s’arrêter devant une porte fermée, à plus forte raiſon devant un boſquet ouvert. La Princeſſe ne fut pas convaincue de la bonté de ces principes ; mais ſa dame lui dit : Allez où il vous plaira, pour moi je reſte ; & comme l’étiquete ne permettait pas à Reinete de rentrer de la promenade ſans dame, elle fut bien obligée d’entendre, malgré elle, ce qui se diſait dans le boſquet.

Le Prince Trois Etoiles s’y entretenait familiérement avec ſon compagnon de voyage, de tous les événemens qui venaient de se paſſer ſous leurs yeux. La conduite des Fées lui parut ſur-tout choquante. Sur quoi eſt donc fondée la haute réputation de ces dames ? Ah Prince, lui répondit ſon compagnon, vous verrez bien d’autres réputations inconcevables dans le cours de vos voyages. On rendit juſtice aux qualités de Céleſte ; mais à quoi ſervent l’eſprit & la beauté, s’il n’en réſulte que la femme d’un Colibri ? Ces réflexions amenerent le chapitre de Reinete qui n’était pas acoutumée à être un objet d’attention pour perſone. — Elle n’aurait pas été capable de faire un choix ſi baroque ; elle aurait connu le prix d’une conquête comme celle du Prince Phénix, dit le Prince. Ou comme la vôtre, interrompit ſon compagnon, ſi ſa modeſtie lui avait permis de s’en apercevoir. Un ſilence total ſuccéda à ce propos. Enfin le Prince reprit : Puiſque vous avez pénétré le ſecret de mon cœur, il eſt inutile, cher ami, de vous le cacher. Oui, j’aime Reinete ; mais je ſais me rendre justice ; je ne ſuis pas un parti aſſez conſidérable pour elle. Toute cadete qu’elle eſt, elle doit former des eſpérances d’autant plus hautes, que le choix de ſa ſœur a dû à coup sûr tromper celles de ſa mere.

Le Prince n’eut pas encore achevé ces paroles, que la dame de compagnie ſe mit à courir de toutes ſes forces vers le château, & Reinete à troter après elle, faiſant en un clin-d’œil plus de réflexions qu’elle n’en faiſait auparavant, malgré ſon eſprit réfléchi, dans toute une journée. Avant d’arriver au château, elle avait déja découvert au Prince Trois Etoiles une infinité de qualités aimables, ſolides, intéreſſantes, qu’elle ne lui avait pas remarquées juſqu’à ce moment. La dame de compagnie ſe rendit en grande hâte auprès de ſa mere, pour lui rendre compte de ſa découverte. La vieille d’atours ne perdit pas un inſtant pour en faire confidence aux Fées. Celles-ci ſaiſies de l’enthouſiaſme qui ſuivait chez elles certains momens lucides, ſe mirent à crier, comme des folles : A travers le verd ! L’oracle eſt acompli ! A travers le verd ! Elles ſe féliciterent ſur-tout d’avoir trouvé leur revanche pour réparer la ſotiſe du premier mariage. Leur éloquence brilla pour la troiſieme fois, & produiſit ſur Régentine ſon effet ordinaire. La choſe la plus ſage fut projetée, conduite & terminée comme l’avait été la choſe la plus folle, excepté qu’on remarqua en ce moment à Capricieuſe une humeur diabolique.


Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Et quoi, ma fille ?

Emilie.

Nous voilà arrivées, & mon conte n’eſt pas fini, à beaucoup près.

La Mere.

Eh bien, il ne vous échapera pas ; vous le finirez une autre fois. Deſcendons, & voyons d’abord ſi notre potager eſt en bon état. Cela nous menera inſenſiblement au moment de nous mettre à table.

Emilie.

Voyez-vous, Maman, comme bêtes & gens ſont bien aiſes de vous revoir. Bon jour, Mariane… Bon jour, mes amis… Comment ſe porte le pere Noël ?… Ah, te voilà, mon pauvre Placide !… Maman, Crampon me reconnaît encore… Après dîner, Mariane, vous aurez notre viſite. Nous verrons la baſſe-cour, comme ſi nous étions à demeure. N’eſt-ce pas, Maman ?… Maman, ils diſent que vous trouverez le pere Lahaie & ſon fils dans le potager.

La Mere.

Eh bien, entrons-y. — Je ne vous demande pas comment vous avez trouvé ce conte de Fées. Il me ſemble qu’il vous a fait aſſez rire.

Emilie.

C’est vrai, Maman, il eſt bien drôle : cependant il m’a paru un peu long, par-ci, par-là. Et puis, il y a peut-être des choſes que je n’entends pas bien.

La Mere.

Cela pourait bien être.

Emilie.

Malgré cela, Maman, j’ai une grande curioſité de ſavoir comment tout cela finira.

La Mere.

Eh bien, vous le ſaurez demain ou après, au premier moment de loiſir que vous aurez.

Emilie.

Ah, chere petite Maman, dites-le moi ſeulement en peu de mots, pour que je n’aie pas tous ces gens-là autour de moi, pendant que nous irons à la baſſe-cour, à la ferme, à la lingerie. Vous l’avez lu, vous ſavez tout cela.

La Mere.

Mais ce ſerait vous ôter bien mal-à-propos le plaiſir de la ſurpriſe.

Emilie.

Oh, cela n’y fait rien. Ces gens-là ſont drôles, ils m’amuſeront toujours aſſez. Et puis, vous ſavez bien, Maman, qu’Andromaque & Mérope m’ont fait pleurer, quoique je les aie bien lues, & que j’en ſache les plus beaux morceaux par cœur.

La Mere.

Mais, quand je voudrais vous obliger, je ne le pourai peut-être pas. Je vous avoue que j’ai lu ce conte un peu ſuperficiélement ; je ne me ſouciais pas de me lier avec tous ces perſonages. Vous ſavez d’ailleurs que je n’ai point de mémoire, & je vous en rendrais vraiſemblablement un bien mauvais compte.

Emilie.

Eſſayez toujours, ma chere Maman. Que je ſache ſeulement en deux mots le dénouement.

La Mere.

Le dénouement ? Je ne ſuis pas ſûre que l’auteur en ait voulu faire un, en commençant ſon conte. Mais n’importe, voyons à vous ſatiſfaire. Donnez-moi toujours le cahier, pour que je puiſſe me retrouver, ſi je me perds.

Nous avons laiſſé les deux Princeſſes mariées un peu bruſquement, quoique le récit de l’hiſtorien ne ſoit rien moins que bruſque. On congédia les deux Fées, & le départ de ces dames produiſit d’abord le bon effet que Capricieuſe n’eut plus ſes boudoirs ouverts du ſeul côté de l’île heureuſe, & qu’elle ne fit plus de Régentine & de ſes filles les uniques objets de ſes petites attentions. Pour apaiſer le Landgrave Toutrond, il fallut que Céleſte oubliât ſon vœu, & conduiſît ſon colifichet de mari aux pieds de son pere. Régentine crut de ſon devoir d’acompagner ſa fille, afin de prévenir toute nouvelle tracaſſerie. Elle confia la régence de ſes états à ſa fille cadete, ou plutôt à ſon époux, le Prince Trois Etoiles.

Cependant le beau Phénix cherchait par-tout des périls, pour ſe délivrer de ſa paſſion avec la vie, & par-tout où il ſe montra incognito, il ne trouva que des ſuccès & de l’admiration. A peine ſon oncle Songecreux eut-il appris les mépris de Céleſte pour ſon neveu, le beau Phénix, qu’il ſe mit à parler, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix-huit mois. Mais toutes les fois qu’il ſe mettait à parler, il en réſultait des choses mémorables, dont on ſe ſerait très-ſouvent bien paſſé. Il y avait à ſa cour un vieux corſaire retiré, qui s’y était fait dévot, pour faire ce qu’on appelle une fin, après avoir écumé les mers pendant trente ou quarante ans, & pillé amis & ennemis indiſtinctement. Songecreux ſe faiſait conter par lui ſes aventures, pour ſe déſennuyer, tandis qu’il ſongeait à autre choſe. Ce pirate lui perſuada qu’il fallait venger l’afront qu’on venait de faire à ſon neveu, & réaliſa ainſi des deſſeins creux & vindicatifs, qui ſans lui n’auraient peut-être jamais eu d’exécution. Lorſqu’on y penſa le moins, l’île heureuſe fut envahie, conquiſe, ſubjuguée ; le corſaire s’aſſura de la perſone de Reinete & du Prince ſon époux, les fit embarquer & les envoya à Songecreux, qui les fit enfermer dans une tour, à côté d’un petit pavillon qu’il occupa lui-même, afin de les garder à vue. Le corſaire ſe nomma, de ſon chef, viceroi de Songecreux dans l’île heureuſe, & en fit une île très-malheureuſe.

Dès que ces événemens ſiniſtres furent connus à la cour de Toutrond, Colibri s’échape comme un étourdi qu’il était toujours, ſe rend à la cour de Songecreux, avec le projet de le tuer, & de délivrer ſon beau-frere & ſa belle-ſœur. Il arrive, fait tant de virevouſſes autour de la tour de Reinete & du pavillon de Songecreux, qu’un garde-chaſſe de celui-ci le prend pour un écureuil, & le tire au beau milieu de ſes reconnaiſſances avec la plus merveilleuſe adreſſe. Colibri tué, on ſut encore moins qu’en faire que de ſon vivant. Les plus célebres ſavans, comme les têtes les plus profondes, y perdirent leur latin. On prit enfin le parti de le conſerver dans de l’eſprit de vin, & de fonder un prix à perpétuité à l’académie de Songecreux, pour celui qui devinerait le mieux l’eſpece générique de cette erreur de la nature ; c’eſt la qualification que ce malheureux Prince obtint dans le programme. Songecreux qui ne ſe mêlait ni de ſes garde-chaſſes, ni de ſon académie, ignorait tout cela, & ne ſe doutait ſeulement pas qu’il y eût eu à ſa porte l’héritier préſomptif d’un Landgraviat, tué comme un écureuil.

Emilie.

Ah, bon jour, pere Lahaie ! Je ſuis bien aiſe de vous revoir en bonne ſanté. Nous ſommes dans ce moment-ci très-loin de vous ; mais patience ; nous vous reviendrons ; nous aurons temps pour tout, s’il plaît à dieu.

La Mere.

Tandis que Toutrond déplore l’eſcapade de ſon fils, bien ſûr qu’il ne s’eſt abſenté que pour faire quelque ſotiſe d’éclat, & ne ſoupçonant pas qu’il ne lui en reſtoit plus à faire, Phénix apprend les entrepriſes de ſon oncle dans l’armée ruſſe, où il étoit allé chercher la mort, en faiſant la guerre aux infideles. Il demande au Général un corps de Coſaques pour un coup de main ; part comme un éclair pour l’île heureuſe ; fait les troupes de ſon oncle priſonieres de guerre dans une eſcarmouche, tandis qu’un de ſes Coſaques tue le vieux corſaire, ſe disant viceroi. Cette expédition miſe à fin, il va courir aux pieds de ſon oncle, bien ſûr que la plus courte remontrance de ſa part ſuffit pour le faire repentir de ſon entrepriſe injuſte. Pendant que ses Coſaques environent la tour, & s’occupent de la délivrance de Reinete & du Prince Trois Etoiles, le Prince Phénix s’approche du pavillon de ſon oncle. L’exempt des gardes du corps lui apprend que Songecreux a défendu qu’on entrât chez lui ſans qu’il ſonât, & qu’il n’a pas ſoné depuis la mort d’un certain écureuil, c’eſt-à-dire, depuis environ ſix ſemaines. Jamais il ne lui était arrivé de ſonger creux & de rêver ſeul ſi long-temps. Ses plus fortes ſéances n’allaient pas au delà de quinze jours, ſans qu’il ſe montrât au moins à la fenêtre, pour voir monter la garde.

Le beau Phénix prend ſur lui d’entrer chez ſon oncle malgré la défenſe. Sa surpriſe fut extrême, non de le trouver ſans mouvement, cette atitude lui était ordinaire, mais ſans pouvoir reprendre le mouvement.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Il était mort ; & l’on vit par la date de la lettre qu’il avait commencé à écrire à ſon neveu, qu’il était mort depuis ſix ſemaines, le jour même où Colibri avait été tué à ſa porte, en qualité d’écureuil. On ſoupçona que ce fut le bruit de ce coup de fuſil qui lui avait cauſé une apoplexie. Ainſi le même jour ménagea à l’auteur de grandes facilités de finir ſon conte.

Emilie.

Comment donc cela encore, Maman ?

La Mere.

Il rendit Céleſte veuve, & diſpensa Phénix de négocier la reſtitution de l’île heureuſe à ſes maîtres légitimes.

Emilie.

Ah, j’entends, Phénix ſuccede à ce triſte Songecreux ; il n’a plus beſoin de lui demander ſon avis. Je parie qu’il va épouſer Céleſte.

La Mere.

Il ſe contenta d’être à ſon égard le plus généreux, le plus magnanime, le plus délicat des amans. Ses premiers empreſſemens furent pour Reinete & ſon époux. Phénix avait pris la précaution, après la repriſe de l’île heureuſe, d’amener avec lui le premier Médecin de Régentine, afin qu’il pût donner ſes ſoins à Reinete au ſortir de la captivité. Il ne prononça pas à celle-ci le nom de Céleſte ; mais Reinete prononça le ſien avec d’autant plus d’atendriſſement & de reſpect, dans ſes lettres à ſa mere & à ſa ſœur. Le malheur avait réparé, en peu de temps, toutes les ſotiſes des Fées, & tous les ravages de la proſpérité ; il avait rendu la mere & les deux ſœurs jumelles, trois créatures parfaites.

Reinete n’avait pas eu beſoin du premier Médecin de ſa mere pour ſa ſanté ; mais celui-ci faiſant un jour, par déſœuvrement, un tour à l’académie, y découvre la figure du Prince Colibri dans un bocal d’eſprit de vin, Cette découverte fit gagner au premier Médecin le prix de l’académie, ſans y penſer. Elle apprit auſſi à Toutrond la triſte fin de ſon fils, & il en fut ſoulagé, parce que la certitude d’un mal eſt préférable à l’incertitude. D’ailleurs le Landgrave avait un fonds de bon ſens ; il ſentit très-bien qu’un fils de cette tournure ne lui donnerait jamais de la ſatiſfaction, & que ce poliſſon n’était pas fait pour être l’époux d’une Princeſſe auſſi acomplie que Céleſte. Tout conſidéré, il s’écria : Dieu ſoit loué ! C’eſt un ſot enfant de moins dans le monde. Il ſe borna à réclamer le bocal d’eſprit de vin où il était conſervé ; & l’académie de Songecreux ſe fit un devoir de l’envoyer à ce pere affligé, envelopé dans un ſonnet à l’honneur de la mort glorieuſe du Prince Colibri.

Emilie.

Et le mariage ?

La Mere.

Ce fut encore Toutrond qui rompit la glace. Céleſte qui avait moleſté tant d’yeux par l’éclat de ſa beauté, ne put penſer à Phénix ſans baiſſer les ſiens. Plus ce Prince avait mis de délicateſſe & de magnanimité dans ſa conduite, plus la plus belle Princeſſe du monde ſe ſentit confuſe & conquiſe. Sa paſſion, devenue plus violente par les éforts qu’elle avait faits pour l’étoufer, ne lui laiſſa entrevoir aucune poſſibilité de ſe rapprocher d’un Prince, dont la ſupériorité l’humiliait ſi fort à ſes propres yeux. Toutrond aplanit tout. Il pria le Prince Phénix de venir recevoir de ſa main, la plus belle & la ſeule récompenſe digne de lui. La noce ſe fit chez le Landgrave, qui fut enchanté des Coſaques que le beau Phénix avait amenés avec lui. Il ne leur permit de retourner dans leur patrie, qu’après avoir aſſiſté à toutes les fêtes du mariage, comblés d’honeurs & de préſens. Leur chef fut chargé, par Phénix, d’un camée de Minerva Victrix d’un travail grec ſuperbe, que ce Prince eſpérait faire préſenter à l’Impératrice, en reconnaiſſance de la protection qu’il en avait reçue.

Emilie.

Et voilà le conte fini.

La Mere.

Et les Fées ?

Emilie.

Quoi, ces vieilles radoteuſes reparaiſſent encore, pour tout gâter ?

La Mere.

Elles n’eurent garde de manquer un repas de noces de cette conſéquence. Le Landgrave qui ne les aimait pas plus que vous, s’était excuſé de les recevoir, ſous prétexte qu’il ne pouvait les loger convenablement à leur rang ; mais il ne leur coûta qu’un mot pour ajouter deux ailes au château de Toutrond. Il ſe réſigna donc à leur préſence, comme à un mal néceſſaire ; mais pour les faire enrager, il fit prier Capricieuſe avec la plus grande cérémonie, & la logea dans l’apartement d’honeur, tandis que ces dames avaient été obligées, pour ainſi dire, de faire les frais de leur logement.

Emilie.

Maman, nous ne ſortirons jamais de ce conte. Voilà les choſes plus embrouillées que jamais.

La Mere.

Point du tout. Les deux vieilles, très-confuſes de leurs ſotiſes paſſées, n’oſerent plus ſoufler. La troiſieme, Capricieuſe, fiere de briller ſeule, eut une idée très-bonne, quoiqu’au fond très-ſinguliere. Elle propoſa un double mariage, entre Phénix & Céleſte, & entre Toutrond & Régentine. Régentine était encore dans l’âge de plaire. Toutrond ſaiſit avec tranſport une idée ſi extraordinaire, & dit qu’il ne commenceroit à vivre que vers l’automne de ſa vie. Capricieuſe décora le premier Médecin d’un brevet de Conseiller d’Etat, en apparence à l’honeur de ce mariage, mais dans le fait à cauſe de l’averſion qu’il avait pour les deux bégueules. Elle débaraſſa aussi Régentine de la vieille d’atours, qu’elle prit à ſon ſervice en la même qualité, afin d’avoir le plaiſir de la faire enrager tout à son aiſe.

Toutrond & Régentine gouvernerent le Landgraviat long-temps avec beaucoup de gloire.

Pour que rien ne manquât à la ſatiſfaction du bonhomme, il eut de ce ſecond mariage un fils digne de ſa mere, c’eſt-à-dire, très-différent de Colibri ; & l’on remarqua que Régentine, tout en élevant ce fils, avait auſſi changé le pere conſidérablement à ſon avantage, & que ſon ton en particulier n’était plus reconnaiſſable.

Phénix & Céleſte, d’autant plus enchantés l’un de l’autre, qu’ils s’étaient coûtés plus de larmes, allerent gouverner les états de Songecreux. Le Prince Trois Etoiles & Reinete régnerent ſur l’île heureuſe. On vit alors ce qu’on n’a vu depuis qu’une ſeule fois, trois grands états à la fois bien gouvernés, quoiqu’aucun des vœux de tant de grands perſonages n’eût en ſon exécution.

Emilie.

Je ne m’attendais pas au mariage de Régentine… Eh bien, Maman, voilà un bien beau conte.

La Mere.

A la bonne heure ; mais je n’en ai pas mieux fait de vous le faire lire.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Parce qu’il y a une infinité de détails, de plaiſanteries, d’alluſions, qui ſont au deſſus de votre portée, & dont vous ne pouvez pas ſentir le mérite ou le défaut.

Emilie.

Eh bien, je les ſentirai quand je ſerai plus grande.

La Mere.

Voilà mon excuſe ; & votre perſécution de vous faire lire un conte de Fées me juſtifie auſſi.

Emilie.

Mais perſone ne vous accuſe, Maman.

La Mere.

J’aime encore mieux, qu’en fait de fadaiſes, vous en liſiez qui vous paraîtront meilleures, à meſure que vous grandirez, que de celles qui vous paraîtront pitoyables dans la même progreſſion.

Emilie.

Je vous aſſure qu’à tout prendre, ce conte m’a fort amuſée. Mais vous-même, Maman, qu’en penſez-vous au juſte ?

La Mere.

Je penſe que l’auteur eſt auſſi drôle que ſes perſonages ; qu’il l’a écrit dans un moment de déſœuvrement, ſans autre objet que de s’amuſer ou de paſſer ſon temps, & ſans s’inquiéter où ſa plume ou ſa tête vagabonde le menerait. En conſéquence, il s’eſt permis toutes les folies, toutes les extravagances qui ſe ſont préſentées à ſon imagination. Je ne trouve point d’invention dans ſon conte, mais une infinité d’alluſions à nos défauts, aux uſages de ſociété, aux ridicules du jour. Tous les événemens, tous les incidens lui ont été également bons, pourvu qu’il ſe moquât de nous. En cela ſon conte reſſemble à-peu-près à tous les contes de Fées, qui peignent bien moins les mœurs, qu’ils ne s’atachent aux modes paſſageres, aux ridicules du moment ; mais les ridicules changent, les modes paſſent, & les contes de Fées auſſi. Le ſien a auſſi le défaut d’être beaucoup trop long, & le ton m’en paraît bien familier en plus d’un endroit.

Emilie.

Sur-tout, Maman, il manque de reſpect aux Fées ; c’eſt un auteur à réprimander. Jamais Prudente & Prévoyante ne ſe ſont conduites auſſi follement.

La Mere.

Je ſoupçone qu’en cela, comme en beaucoup d’autres endroits, il a voulu ſe moquer des auteurs, ſes confrères, qui donnent ſouvent à leurs perſonages les plus beaux noms & les plus beaux caracteres en paroles, ſans avoir la force de les repréſenter réellement tels qu’ils voudraient nous les montrer.

Emilie.

Ah, ah ! Voilà, par exemple, une choſe que je n’aurais jamais devinée toute ſeule.

La Mere.

Il y en a tant de ce genre, que je ne conçois pas comment ce conte a pu vous amuſer.

Emilie.

Ah, Maman, vous êtes ſervie. On vient vous avertir.

La Mere.

Dieu merci, nous n’entendrons plus parler de Fées, ni de Princes & Princeſſes de leur connaiſſance : car vous vous rappellez nos conventions.

Emilie.

Vraiment, Maman, il ſerait beau voir nous occuper de ces fadaiſes, comme vous les appellez, tandis que nous avons tant de choſes importantes à régler.

La Mere.

Certainement nous n’aurons point de temps de reſte.

Emilie.

A peine, Maman, aurons-nous le temps de dîner. D’abord, après le café, rendre nos devoirs à Mariane & à ſes poules, enfin à toute ſa cour.

La Mere.

Proprement dite la baſſe-cour.

Emilie.

Puis la laiterie. Puis le colombier. Puis la lingerie ; examiner ſi tout eſt bien blanchi, bien plié, bien rangé dans les armoires pour l’année prochaine. Puis voir au village la bonne mere Gillet, qui eſt toujours malade, Puis faire une viſite au moulin, ſavoir ſi pere & mere ſont bien fâchés d’avoir fait inoculer leurs enfans ſuivant vos conſeils. Puis aller à la ferme, où l’on voudra peut-être nous faire manger de la crême. Puis revenir au potager, où les Fées nous ont empêchées ce matin de faire notre devoir. Puis, avant de partir, donner un coup-d’œil à la maiſon & même à la cuiſine, pour voir ſi tout eſt remis en ordre…

La Mere.

Quel bel étalage de ſoins & d’occupations ! Savez-vous bien que vous me fatigueriez l’imagination, à me faire peur pour mes forces, ſi je ne connaiſſais pas l’étendue de nos domaines.

Emilie.

Eh bien, oui, vous direz qu’il n’y a qu’un pas, pour aller par-tout-là ; cela n’empêche pas que nous n’ayons de quoi nous occuper, & même de quoi nous fatiguer… Ah, Maman, pourquoi n’avez-vous pas fait prier Monſieur le Curé de venir dîner avec vous ? Vous l’aimez. C’eſt un ſi excellent homme.

La Mere.

Et ſi vous le trouviez dans le ſalon ?

Emilie.

J’en ſerais bien aiſe. Mais vous ne lui avez rien fait dire ?

La Mere.

Vous croyez donc que, tandis qu’Emilie joue avec ſon mouton, ou fait ſa révérence au chien de baſſe-cour, ſa mere ne pense à rien ?

Emilie.

Ah, ah !… Vous ſouvenez-vous, Maman, de l’énigme qu’il me donna à deviner le jour de notre départ ?

La Mere.

Non, en vérité.

Emilie.

Je devais lui dire ce qu’il y avait de plus faible & de plus fort au monde.

La Mere.

Et c’était ?

Emilie.

Un enfant.

La Mere.

Sa faibleſſe me paraît aiſée à démontrer ; mais ſa force ?

Emilie.

Monſieur le Curé diſait qu’il portait les forces de toute ſa vie ſous ſa petite envelope.

La Mere.

Ah, ah ! Je ne me rappelle pas cela ; mais je ne vous le diſpute pas. Il eſt certain que l’Impératrice de Ruſſie & le Roi de Pruſſe ont été bercés comme Emilie.

Emilie.

Comment, Maman, vous ne vous rappellez pas cela ? Et vous diſiez qu’en ce cas l’éducation conſiſtait à ranger le bien du côté fort, & le mal du côté faible, pour renforcer journélement l’un, & diminuer journélement l’autre, ou le faire diſparaître avec le temps.

La Mere.

Ai-je dit cela ?

Emilie.

Oui, Maman. Je me ſouviens, moi, de ce que vous dites.

La Mere.

Ah, ſi cela était auſſi aiſé à faire qu’à dire !

Emilie.

Maman, voilà Monſieur le Curé qui vient au devant de nous. Il faut que j’aille courir & le recevoir de votre part.