Les Corporations ouvrières à Rome depuis la chute de l’Empire romain, par E. Rodocanachi (Lefèvre-Pontalis)

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Les Corporations ouvrières à Rome depuis la chute de l’Empire romain, par E. Rodocanachi (Lefèvre-Pontalis)
Bibliothèque de l’École des chartestome 56 (p. 181-185).
Les Corporations ouvrières à Rome depuis la chute de l’Empire romain, par E. Rodocanachi. Paris, Alphonse Picard et fils, 1894. In-4o. T. I, CX-478 pages ; t. II, 470 pages. 40 fr.


L’enquête que M. Emmanuel Rodocanachi vient de consacrer aux corporations romaines vient à une heure où il n’est pas besoin de constater la sollicitude générale vers un sujet de cet ordre. Familiarisé de longue date avec les grandes lignes de l’histoire de la Rome des papes[1], l’auteur se trouvait un des mieux préparés pour entreprendre cette laborieuse et consciencieuse étude et pour en condenser les résultats.

L’œuvre de M. Rodocanachi comprend une préface (p. I-XLVIII), une étude synoptique des prescriptions contenues dans les statuts des corporations (p. XLIX-CX), et une série d’études particulières réservées à chaque corporation (t. I et t. II), groupée avec d’autres, d’après leur objet général, tel le groupe des corporations relatives à l’agriculture, au bâtiment, aux arts libéraux, etc., etc. D’utiles appendices, — valeur comparative des monnaies citées, répertoire des bulles pontificales concernant les corporations, — ainsi qu’une série d’index alphabétiques et analytiques, commodément dressés, complètent le second tome de l’ouvrage, édité avec un soin, pour ne pas dire une perfection typographique remarquable.

Nombreuses étaient les communautés ouvrières que compta la Rome des papes, nombreuses et curieuses.

Leur quantité s’éleva jusqu’à près d’une centaine, comprenant toutes les branches de l’industrie humaine. L’auteur les a judicieusement classées en groupes divers, dans chacun desquels elles viennent naturellement s’encastrer. Reconnaissons donc avec lui les dix collectivités corporatives suivantes : agriculture ; alimentation ; boissons ; fournitures ménagères ; bâtiment ; transports ; vêtement ; industries de luxe ; arts libéraux ; corporations non classées, parmi lesquelles les quatre groupements hétéroclites des balayeurs, des tambours, des bombardiers et des notaires capitolins.

Dans ce premier classement viennent s’encadrer quatre-vingt-dix-huit corporations, plus sept corporations constituées d’apprentis. Les plus anciens règlements conservés, ceux des merciers, datent de 1317 ; les cordonniers se faisaient encore délivrer des statuts en 1789. Parmi les plus anciennes rédactions, citons les maçons (1397), les premiers règlements des notaires (fin du XIVe siècle), puis les chasseurs (1400), les selliers (1405), les agriculteurs (1407), les bouchers (1432). Le retour définitif de la papauté, l’avènement de Nicolas V, en 1449, deviennent le signal d’un développement progressif de l’industrie et de la richesse. Jusqu’à la fin du XVe siècle, six nouvelles corporations rédigent leurs statuts. Les réglementations nouvelles succèdent dès lors sans interruption pendant les deux siècles suivants. En 1791 et 1794, quelques corporations remanient encore leurs législations respectives.

Comme le remarque l’auteur, « on ne peut que rarement assigner de date précise à la formation d’une corporation, excepté lorsqu’elle naît d’une scission ou d’un concours de circonstances exceptionnel. » Rien n’est plus vrai. Ainsi ne faudrait-il pas croire que les communautés romaines n’aient commencé à exister qu’à la date des règlements qui, une à une, les constatent et les consacrent. Ainsi deux curieux documents, cités par M. Rodocanachi, un récit de procession daté de 1462, une description de carnaval en 1513, font voir qu’à ces époques un très grand nombre de corps de métiers, non encore ordonnés, participaient officiellement à ces cérémonies, d’où l’on peut conclure que les artisans dont il est fait mention formaient réellement des associations, « des corporations au sens le plus étroit du mot, » quand bien même ils n’auraient pas eu de règlement écrit. « La rédaction des statuts, premier indice que nous ayons de l’existence d’une corporation, » en est, en effet, « plus fréquemment le couronnement que le commencement. »

L’histoire des corporations romaines ne débute guère qu’avec l’année 1255, date où les membres de l’association des marchands de la Mercanzia s’assemblèrent méthodiquement dans l’église San Salvatore in Pensili et adoptèrent un règlement uniforme appelé à fortifier les attributions des consuls commerciaux. Une réforme, puis une seconde, s’imposèrent bientôt, de sorte que le texte actuel, qui porte approximativement la date de 1317, se trouve représenter la réunion de trois ordres de statuts, unis bout à bout plutôt que coordonnés ensemble. Cette hanse romaine se composait de treize arts, entre lesquels deux métiers occupaient une situation prépondérante, les bouviers, dont les nécessités de la culture de l’agro expliquent suffisamment l’importance, et les drapiers, qui représentaient « l’élite de l’industrie romaine. » Les autres arts prenaient le mot d’ordre de ces deux puissantes associations. Cependant, comme l’explique exactement M. Rodocanachi, les membres de la Mercanzia représentaient de trop disparates intérêts pour que ce factice faisceau ne se détachât pas promptement. Les merciers, diverses corporations agricoles, de commerce et d’échange opérèrent successivement leurs scissions, qui sont suivies, au fur et à mesure, de celles de la plupart des corps de métier. On vient de voir vers quelles époques on peut constater la première rédaction des règlements des plus archaïques de ces groupements industriels ou commerciaux. Vers la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, où les documents précis commencent à se faire moins rares, on peut songer à dresser des états de statistique. Un intéressant tableau, scrupuleusement composé par l’auteur, indique pour le pontificat de Grégoire XV, en 1622, les résultats suivants : 5,578 boutiques et 6,609 patrons, employant 17,584 ouvriers ou apprentis.

Cette faible proportion d’employeurs à employés, comme on serait amené à dire de nos jours, n’est pas un des résultats les moins concluants de cette étude. Elle n’est particulière ni à Rome ni à l’Italie, et il ne faudrait certes pas la prendre pour une révélation. L’équation n’en projette pas avec moins de force un nouveau rayon de vue sur les conditions du travail d’autrefois : salariat et patronat confondus, main-d’œuvre et direction fusionnées, avec les avantages et les inconvénients, le patriarcal caractère, mais aussi l’étroitesse de conception du système. Involontairement reviennent à la mémoire, devant ce simple chiffre, les pages classiques dans lesquelles Herbert Spencer, dégageant les lois de l’évolution des sociétés, a gravé de quelques traits si sûrs le tableau de l’industrialisme en enfance. « Différant d’eux seulement en ce qu’il était le chef de la maison, le maître travaillait avec ses apprentis et un ou deux aides, partageant avec eux sa table et son logement, et vendant lui-même l’ensemble de leurs produits[2]. » — La formule du monde a changé depuis. Faut-il, ou non, regretter la disparition de « ces petits groupes producteurs primitifs, à moitié socialistes,… lentement dissous parce qu’ils ne pouvaient se maintenir[3] ? » La question dépasserait singulièrement notre cadre. Qu’il suffise de noter que l’enquête de M. Rodocanachi apporte à la discussion du problème des éléments neufs et certains, que plus d’un philosophe et plus d’un économiste s’estimera heureux de voir ainsi coordonnés.

Le grand écueil de ces corporations romaines, réduites à ce petit nombre d’associés participants, fut toujours une tendance fatale au monopole, à la transformation en castes recrutées parmi les seuls héritiers des patrons. Là en effet, comme partout, tandis qu’au moyen âge la qualité d’ouvrier ou de marchand justifiait l’admission dans la corporation, l’esprit des siècles plus modernes rendit peu à peu l’accès du groupe accessible seulement à quelques privilégiés. Tendance que révèle suffisamment l’étude des transformations statutaires d’une même corporation ayant pu traverser plusieurs siècles, ou bien l’examen des règlements de corporations diverses rédigés à des dates différentes. L’élévation progressive des droits d’entrée, l’imposition des examens de capacité, une enquête, qui paraît avoir été aussi arbitraire, concernant la solvabilité et l’honorabilité des candidats, se distinguent comme les moyens les plus communément employés. Par contre, pour les fils ou les héritiers directs des patrons, ni droit d’entrée, ni examens, ni enquête, ni même de stage ou de limite d’âge. Dans presque tous les statuts, en somme, conclut M. Rodocanachi, « perce le désir d’assurer aux familles patronales le monopole de la profession, de créer des castes. »

Dans toute la partie qui a pour titre : « Étude synoptique des prescriptions contenues dans les statuts, » l’une des plus substantielles de l’ouvrage, M. Rodocanachi étudie, en les groupant et en les comparant les uns aux autres, les points successifs de ces règlements divers. Les conditions d’admission, tant des patrons que des ouvriers et apprentis, la création des officiers de chaque corporation, leurs fonctions, les devoirs des membres, les conditions dans lesquelles les statuts pouvaient être modifiés, sont ainsi l’objet d’un examen approfondi.

Le cautionnement exigé des candidats ne possédant pas de biens-fonds, le droit de sceau, l’installation des nouveaux membres et le serment, sont successivement passés en revue. Les officiers, consuls, camerlingues et conseillers, déjà mentionnés dans les statuts de la Mercanzia de 1255, voient bientôt s’accroître leur nombre, et une tendance à multiplier les états-majors commerciaux et industriels ne tarde pas à se manifester. Un curieux mode d’élection est celui que signale l’auteur, sous le nom d’imbossolazione, qui consistait à voter longtemps d’avance, plusieurs années quelquefois, par tablettes enfermées dans des urnes scellées du sceau de la corporation, et dont l’ouverture préalable était interdite sous les pénalités les plus sévères. Le jour assigné au dépouillement survenu, les bulletins étaient contrôlés et comptés avec le soin le plus minutieux. Ces désignations à longue échéance rendaient, paraît-il, les compétitions moins âpres et les rivalités commerciales moins préjudiciables aux intérêts généraux de l’association. Procédé ingénieux peut-être, mais auquel ses inévitables inconvénients obligèrent bientôt à renoncer.

Les associés sur qui s’étendait le pouvoir des chefs ainsi désignés, soit par ce mode d’élection, soit par tout autre, se liaient entre eux par de nombreuses et strictes obligations. Le sentiment de la solidarité était chez eux très vif, et cette pensée fondamentale, impliquée dans tous les règlements, explique fortement la durée et la puissance des corporations romaines. Pour éviter les abus de la concurrence, il était interdit aux boutiquiers de s’installer à moins d’une certaine distance les uns des autres. Si deux associés se séparaient, la distance était au moins doublée. Dans toutes les corporations, sauf deux, un patron n’avait pas le droit de posséder à la fois deux boutiques. Quant à l’accaparement, on le prévenait d’une manière particulière : les patrons qui manquaient de matières premières ou de marchandises étaient autorisés à se faire délivrer, au prix coûtant, une partie du stock détenu par un de leurs collègues : la proportion que le détenteur se trouvait obligé de céder pouvait s’élever en certains cas jusqu’à moitié de son approvisionnement. Ajoutons que les statuts autorisaient souvent les consuls à fixer le prix de la matière première et que défense était faite aux associés d’essayer de se concilier les fournisseurs en les séduisant par quelque avantage particulier. Quant à la loyauté des transactions, elle se trouvait assurée par une série de stipulations relatives aux marques de fabrique, à la vérification des poids et mesures, à l’inspection des marchandises suspectes. Il est certain néanmoins que les statuts s’occupent beaucoup plus de l’organisation intérieure des corporations et du maintien des privilèges des associés que des intérêts du public.

Là était le vice originel, le défaut constitutif du régime des corporations. La guerre acharnée que lui déclara Turgot en France, et qui se termina par l’édit d’abolition de 1776, eut à Rome son contre-coup par l’ordonnance de 1801, rendue sous le pontificat de Pie VII, et qui supprima totalement, là comme ailleurs, jurandes et maîtrises. La lutte des disciples de Turgot contre le régime corporatif fut certes nourrie de sophismes, de phraséologie facile et creuse, et à peu près d’autant d’erreurs que de mots. Il ne faut pas cependant oublier que le régime de la concurrence, malgré les maux qu’il a pu déchaîner sur l’univers, est le seul conforme au plan général de la nature, dont le règne humain ne peut avoir la prétention de s’abstraire.

Certes, entre les tranquilles corporations d’autrefois et les formidables groupements exigés par l’industrie moderne, nulle comparaison ne s’autorise ni ne s’admet. Mais, à l’heure où le principe d’association, élargissant démesurément ses frontières, semble devoir représenter la formule de la société imminente de demain, à l’heure où, selon la forte et simple expression de von Hartmann, l’ « association libre[4] » paraît appelée à constituer la « quatrième et dernière phase de l’organisation économique[5], » il est d’un intérêt tout spécial de trouver réunis et codifiés les résultats de plusieurs siècles du régime corporatif, dans un État exceptionnel, où le libéralisme théorique aurait eu plus de leçons qu’on n’en pourrait croire à méditer et à s’assimiler. M. Rodocanachi, en faisant pénétrer dans le public ce nouvel élément de discussion, me paraît avoir mené à bonne fin une œuvre d’une réelle portée historique et sociale.


Germain Lefèvre-Pontalis.


  1. Cola di Rienzo, Histoire de Rome de 1342 à 1354. Paris, Lahure, 1888, in-8o, XV-442 p.Le Ghetto à Rome. Le Saint-Siège et les Juifs. Paris, Firmin-Didot, 1891, in-8o, XV-339 p.
  2. From Freedom to Bondage, Intr.
  3. Ibid., id.
  4. Phil. des Unbewussten, II, X.
  5. Ibid., id.