Les Cosaques/04

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Hachette (p. 11-16).
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IV


La contrée du Térek, où sont disposés les bourgs des Cosaques de Grebenskoy, porte sur toute son étendue de quatre-vingts verstes le même caractère. Le Térek, qui sépare les Cosaques des montagnards tcherkesses, roule des eaux troubles et rapides, mais son courant est déjà plus calme et son lit plus large à cet endroit. Ses eaux amoncellent sans cesse un sable gris sur la rive droite, plate et couverte de roseaux, tandis qu’elles creusent la rive gauche, escarpée et couverte de chênes séculaires et de tchinaras[1]. À droite sont les habitations tcherkesses des tribus amies, mais pourtant pas entièrement pacifiques ; sur la rive gauche sont les habitations des Cosaques, situées à une demi-verste de l’eau, sur une étendue de sept à huit verstes. Jadis ces stanitsas étaient au bord même du Térek ; mais le fleuve, déviant chaque année au nord des montagnes, a miné la rive, et l’on ne voit plus maintenant des anciennes habitations que des jardins abandonnés et des arbres fruitiers enlacés de mûriers et de pampres sauvages. Personne n’y habite, et l’on n’y rencontre que les traces des cerfs, des loups, des lièvres et des faisans.

La route d’une stanitsa à l’autre est percée dans la forêt ; elle a la longueur d’une portée de canon. Des cordons se trouvent le long du chemin, de distance en distance ; des sentinelles montent la garde sur des échauguettes entre les cordons. Une étroite langue de terre, fertile et boisée, d’un kilomètre à peu près de longueur, forme la propriété des Cosaques. Au nord commencent les terres sablonneuses des Nogaïs, qui se perdent dans les steppes des Tourkmènes d’Astrakhan et des Kirghiz-Kaïssak. Au sud du Térek est la grande Tchetchnia, la chaîne de Katchkalassow, les montagnes Noires, et plus loin la chaîne de neige, qu’on aperçoit à l’horizon, mais où personne n’a encore osé pénétrer. La langue de terre fertile couverte d’une riche végétation est habitée depuis un temps immémorial par une race guerrière, riche et belle : ce sont des schismatiques russes qui s’appellent Cosaques de Grebenskoy[2].

Il y a des siècles que ces schismatiques ont fui la Russie et sont venus s’établir sur le Térek, parmi les habitants de la grande Tchetchnia, au pied de la première chaîne. Ils s’allièrent aux Tchétchènes, s’approprièrent leurs us et coutumes, tout en conservant pures et intactes leur ancienne religion et leur langue maternelle. Une légende, conservée jusqu’à présent parmi les Cosaques, dit que le tsar Jean le Terrible vint un jour en personne sur le Térek, et somma les anciens des Cosaques de paraître devant lui : il leur fit don de la terre qui est de ce côté du fleuve et les engagea à vivre en paix avec les Russes, leur promettant, en revanche, liberté entière de conscience et d’action. Jusqu’à ce moment les Cosaques se regardent comme parents des Tchétchènes. L’amour de la liberté, de la guerre, de la rapine, est le trait qui les caractérise. La puissance de la Russie ne s’y fait sentir que par les troupes qui y cantonnent en passant, par quelque gêne qu’on impose à leurs élections et par la défense d’avoir des cloches à leur chapelle schismatique. Le Cosaque a, au fond, moins de haine pour le djighite[3] qui a tué son frère, que pour le soldat russe qui loge chez lui pour défendre sa stanitsa, mais qui fume dans sa cabane[4]. Il estime son ennemi le montagnard, et méprise le soldat, qu’il regarde comme un intrus. Le paysan russe est pour le Cosaque un être grossier et sauvage ; il croit le voir dans les marchands ambulants et les Petits-Russiens qui pénètrent parfois dans la stanitsa et auxquels les Cosaques donnent un nom méprisant. La suprême élégance du Cosaque consiste à imiter le costume tcherkesse. C’est chez les Circassiens qu’ils se procurent les plus belles armes, qu’ils volent leurs meilleurs chevaux. Les jeunes Cosaques se font fort de parler le tatare[5], et le parlent entre eux quand ils sont en veine de s’amuser. Malgré cela cette petite tribu chrétienne, jetée dans un coin isolé de l’univers, entourée de musulmans à demi sauvages, cette petite tribu conserve le sentiment de sa dignité, n’estime que le Cosaque et méprise tout le reste de l’humanité.

Le Cosaque passe son temps au cordon, ou bien en expédition militaire, à la chasse ou à la pêche. Il ne travaille presque jamais à la maison ; s’il y est, c’est par exception » et alors il s’amuse, c’est-à-dire il boit. Le Cosaque fabrique lui-même son vin, et l’ivrognerie chez lui n’est pas un vice, mais un usage, qu’il doit observer strictement. La femme est pour lui la source du bien-être ; une jeune fille peut être oisive et s’amuser, mais la femme mariée doit travailler toute sa vie jusqu’à la vieillesse la plus avancée, et être soumise et laborieuse comme la femme d’Orient. Sous ce régime sévère, la femme cosaque se développe singulièrement, au physique comme au moral, et, quoique résignée en apparence, elle n’en acquiert pas moins plus d’autorité réelle dans le foyer domestique que les femmes de l’Occident. Éloignée de la vie sociale, condamnée à de rudes travaux, c’est pourtant elle qui règne dans sa cabane. Le Cosaque croirait déroger en causant familièrement avec sa femme ou en ayant quelques égards pour elle en présence d’étrangers ; mais dans le tête-à-tête il reconnaît sa suprématie et sait que c’est elle qui, par son activité, apporte l’abondance dans le ménage. Le Cosaque trouve humiliant de travailler, et laisse tout l’ouvrage à son ouvrier, le Nogaïs, et à sa femme esclave, mais il s’avoue, bien que vaguement, que c’est à elle qu’il doit son bien-être et l’aisance, et qu’il est en son pouvoir de l’en priver. La femme cosaque, sans cesse courbée sous le poids du gros ouvrage et de soucis continuels, acquiert une force physique extraordinaire, beaucoup de bon sens, surtout d’indépendance et de fermeté de caractère. Elle est plus forte, plus intelligente, plus belle que les hommes de sa race. Sa beauté offre un mélange frappant du pur type tcherkesse avec celui de nos femmes du Nord. Elle porte le costume tcherkesse, qui consiste en une chemise tatare, un bechmet[6], des souliers tatares, mais elle attache le mouchoir sur sa tête à la russe. L’élégance recherchée dans sa toilette et l’exquise propreté dans sa cabane sont chez elle une habitude et une nécessité de l’existence. Les femmes, et surtout les jeunes filles, jouissent d’une grande liberté dans leurs rapports avec les hommes. La stanitsa Novomlinska forme le centre de la tribu cosaque de Grebenskoy. C’est là que se sont le mieux conservées les mœurs des anciens Cosaques, et les femmes y ont une grande réputation de beauté.

Comme moyens d’existence, la tribu a des vignobles, des vergers, des champs de melons d’eau, de courges, de millet, de maïs, puis la pêche, la chasse et les dépouilles de l’ennemi. La stanitsa Novomlinskaïa est séparée du Térek par une épaisse forêt de trois verstes de long. D’un côté du chemin, qui mène à la stanitsa, est le fleuve, de l’autre les vignobles, les jardins fruitiers, et au delà les sables mouvants des steppes des Nogaïs. La stanitsa est entourée d’un fossé planté de pruniers. On y entre par une haute porte cochère en pierre surmontée d’un toit en jonc ; d’un côté vous voyez sur un affût en bois un vieux canon, ancien trophée de guerre, rouillé depuis un siècle. Un Cosaque armé y monte ou n’y monte pas la garde, à volonté, et rend aussi, selon sa fantaisie, les honneurs militaires à l’officier qui passe. Une petite planche fixée sous la porte vous donne l’indication suivante : 266 maisons ; — population : 897 hommes, 1013 femmes.

Les cabanes sont toutes bâties sur des poteaux, à un mètre de terre ; les toits sont fort élevés et soigneusement recouverts de joncs. Toutes sont plus ou moins bien construites, propres, soignées, avec des perrons en guise de balcons ; elles ne sont pas accolées l’une à l’autre, mais pittoresquement groupées et formant des rues assez spacieuses. La plupart de ces cabanes sont à larges fenêtres et entourées de potagers, d’arbres de toute espèce, d’acacias aux fleurs odorantes et au tendre feuillage, et à côté le tournesol étale insolemment ses grosses fleurs jaunes — le pampre et les liserons y grimpent partout. La place publique au centre du village s’orne de trois boutiques, où l’on vend des cotonnades, des graines de tournesol, des pains d’épice et autres friandises. La maison du colonel s’élève au-dessus d’un grand mur et d’une rangée de vieux arbres. Elle est plus grande et plus spacieuse que les autres, et ses fenêtres s’ouvrent à deux battants. En été, pendant les jours de la semaine, on voit peu de monde dans les rues ; les Cosaques font le service au cordon ou sont en campagne ; les vieillards sont à la pêche, à la chasse ou aident les femmes à travailler dans les jardins. Les enfants et les impotents sont seuls à la maison.

  1. Platanes d’Orient.
  2. De grebène, qui veut dire « cime de montagne ».
  3. Tcherkesse.
  4. Fumer le tabac est strictement défendu aux schismatiques, qui le regardent comme un péché.
  5. Langue nationale des Tcherkesses et des Tchétchènes.
  6. Jaquette brodée.