Les Cosaques/05

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Hachette (p. 16-20).
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V


C’était une de ces soirées comme il y en a seulement au Caucase. Le soleil se cachait derrière la chaîne, mais il faisait encore clair. Le blanc mat des montagnes tranchait sur les brillantes rougeurs du couchant. L’air était vif, calme et sonore. Les montagnes jetaient leur ombre allongée à une distance énorme. Au delà du fleuve, sur le chemin, dans les steppes, tout était calme et désert ; c’est à peine si de loin en loin on apercevait un Cosaque revenant du cordon, quelque Tchétchène quittant l’aoul[1] et on se demandait avec inquiétude si ce n’était pas un ennemi ; on se rapprochait des habitations ; les oiseaux et les bêtes seuls erraient sans crainte dans cette solitude. Les femmes, occupées à rattacher les ceps de vigne, se hâtent de rentrer avant la nuit ; les jardins deviennent déserts, la stanitsa s’anime, les habitants y rentrent de tous côtés, les uns à pied, les autres à cheval ou dans des arbas. Les jeunes filles courent, de longues branches à la main, à la rencontre du troupeau, qui avance dans un tourbillon de poussière et de moucherons. Les vaches grasses et les bufflonnes se dispersent dans les rues, suivies des femmes vêtues de bechmets bigarrés. Les joyeux propos, les éclats de rire se mêlent au mugissement du bétail. Un Cosaque à cheval, revenant du cordon, frappe à une croisée sans quitter sa monture ; une charmante tête de femme paraît à la fenêtre et l’on entend de douces paroles murmurées à voix basse. Un ouvrier nogaï, qui vient d’apporter sur son arba des roseaux du désert, dételle ses bœufs dans la cour de l’essaoul[2] et cause en tatare avec son chef. Au milieu de la rue est depuis nombre d’années une grande mare que les passants tâchent d’éviter en se serrant contre les haies ; une jeune femme y passe pieds nus, retroussant ses jupes et courbée sous un fagot de bois ; un Cosaque, revenant de la chasse, lui crie en riant : « Lève donc plus haut encore, éhontée ! » Et il la vise de sa carabine ; elle baisse rapidement sa robe et laisse tomber le fagot. Un vieux Cosaque, revenant de la pêche, porte des poissons encore frétillants dans un filet, et grimpe, pour abréger la route, par-dessus la haie déjà entamée de son voisin et se déchire aux épines. Une vieille femme passe en traînant une branche sèche ; des coups de hache retentissent ; des enfants crient en lançant leurs balles ; des femmes grimpent par-dessus les haies vives ; la fumée s’élève de toutes les cheminées, partout on prépare le repas qui précède la nuit.

Oulita, femme de khorounji[3] (qui est aussi maître d’école), est comme les autres au seuil de sa cabane, attendant le bétail, que sa fille Marianka est allée chercher. Elle n’a pas le temps d’ouvrir la claie, qu’une énorme bufflonne, poursuivie par les moucherons des steppes, s’y précipite en mugissant et enfonce la porte ; elle est suivie par des vaches dont les grands yeux se tournent familièrement vers leur maîtresse. La belle Marianka les suit, ferme la claie, jette sa branche, et court, de toute la vitesse de ses pieds légers, faire rentrer le reste du bétail. « Déchausse-toi, fille du diable ! lui crie sa mère, tu abîmes tes souliers ! » Sans s’offenser de cette apostrophe, et la prenant pour une caresse, Marianka continue gaiement sa besogne. Sur sa tête est posé un mouchoir, qui couvre en partie son visage ; elle est vêtue d’une chemise rose et d’un bechmet bleu. Elle disparaît sous l’auvent de la basse-cour et on l’entend cajoler d’une voix caressante la bufflonne, qu’elle va traire. « Reste donc en place, ma mignonne ! Allons donc ! » Plus tard la vieille femme et la jeune fille rentrent dans l’izbouchka[4], portant le lait qu’elles viennent de traire. La fumée du cornouiller s’élève bientôt au-dessus de la cheminée en terre glaise, le lait va être caillé ; la jeune fille entretient le feu pendant que la vieille retourne sur le seuil de la porte. La nuit est tombée ; on sent dans l’air l’odeur des légumes, du bétail et le parfum odorant du cornouiller. Les filles cosaques traversent la rue en courant, tenant dans leurs mains des chiffons allumés. Partout le mugissement du bétail dans les cours se mêle aux voix des femmes et des enfants. Rarement une voix masculine se fait entendre pendant la semaine.

Une grande et robuste femme, sur le retour, traverse la rue et vient demander du feu à Oulita.

« Eh bien ! babouchka[5], avez-vous déjà achevé la besogne ? demande-t-elle.

— La fille chauffe le poêle, répond Oulita ; qu’y a-t-il à ton service ? te faut-il du feu ? »

Les femmes entrent dans la cabane ; les mains dures et calleuses d’Oulita, peu habituées à manier de menus objets, ouvrent gauchement une boîte d’allumettes, luxe rare chez les Cosaques. La nouvelle venue s’assied sur le seuil avec l’intention évidente de causer.

« Ton maître est-il à l’école ? dit-elle.

— Oui, la mère, toujours avec ses écoliers, mais il vient de nous écrire qu’il passera les fêtes à la maison.

— Quel homme instruit que ton mari !

— Oui, certes !

— Quant à mon Loukachka, il est au cordon, on ne lui permet pas de rentrer. »

La femme du khorounji ne l’ignorait pas, mais la nouvelle venue avait envie de parler de son fils, qui venait d’entrer au service, et qu’elle voulait marier avec Marianka.

« Reste-t-il au cordon ?

— Il y est, la mère. Il n’est pas rentré depuis la fête dernière. Je lui ai envoyé des chemises par Fomouchkine, qui m’a rapporté que ses chefs l’aimaient. Il dit encore qu’on est sur la piste des Abreks, et que Lucas a l’air content et heureux.

— Eh bien ! que Dieu en soit loué ! répondit Oulita, ton fils est un véritable ourvane[6]. »

On avait surnommé ainsi Lucas pour avoir sauvé un petit garçon qui se noyait.

« Dieu merci ! oui, c’est un bon fils, un brave garçon, dit sa mère ; si je parvenais à le marier, je mourrais tranquille.

— Qu’à cela ne tienne ; il y a bien des jeunes filles à la stanitsa, dit la rusée vieille en fermant la boîte aux allumettes.

— Il y en a ; certes assez, dit la mère de Lucas, branlant la tête, mais on chercherait loin la pareille à ta Marianouchka. »

Oulita devinait la pensée secrète de sa compagne, et Loukachka lui paraissait un parti convenable, mais elle cachait son jeu, parce qu’elle était riche et femme d’officier, tandis que Loukachka était orphelin et simple Cosaque. Elle n’avait pas non plus envie de se séparer sitôt de sa fille, et en troisième lieu les bienséances exigeaient qu’elle agît ainsi.

« Certainement, quand Marianka sera d’âge, elle ne sera pas plus mal qu’une autre, dit-elle d’un air réservé.

— Après la vendange je t’enverrai mes compères[7], dit la mère de Lucas, je viendrai moi-même te saluer et faire ma demande à Ilia Vassilitch.

— Pourquoi Ilia ? dit la vieille avec hauteur, c’est à moi qu’il faut s’adresser, mais tout a son temps. »

La mère de Loukachka comprit qu’elle ne devait pas en dire davantage, elle alluma son chiffon et se leva.

« Ne m’en veux pas, la mère, fit-elle, et n’oublie pas ce que je viens de dire. Je m’en vais chauffer mon poêle. »

En repassant la rue, elle rencontra Marianka, qui la salua.

« Belle comme une reine et bonne ouvrière, pensa la mère de Loukachka. Quand elle sera d’âge !… C’est maintenant qu’il faut la marier et la marier à Loukachka. »

Oulita resta encore longtemps plongée dans de pénibles réflexions, assise sur le seuil de sa porte, jusqu’à ce que la voix de sa fille l’eut rappelée.

  1. Village tcherkesse.
  2. Officier supérieur, chef de centaine.
  3. Premier grade d’officier.
  4. Petite cabane.
  5. Terme familier pour grand’mère.
  6. Ourvane, du mot ourvate, « arracher » : il avait arraché un enfant à la mort.
  7. C’est ainsi qu’on nomme dans le peuple les gens chargés d’une demande en mariage.