Les Cosaques/06

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Hachette (p. 20-25).
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VI


Les hommes de la stanitsa passent leur vie en expéditions militaires ou au cordon, comme les Cosaques nomment le rayon où ils font sentinelle. Loukachka, dont les deux femmes avaient parlé, était ce même soir à Nijni-Prototsk, montant la garde au haut d’une échauguette, sur le bord du Térek. Appuyé sur la balustrade, il regardait au loin en clignant des yeux, ou bien les baissait vers ses camarades postés sous l’échauguette, et échangeait à de rares intervalles quelques mots avec eux. Le soleil descendait vers les cimes neigeuses des montagnes, au pied desquelles ondulaient des nuages moutonnés, qui devenaient de plus en plus sombres. Une agréable fraîcheur émanait de la forêt, mais il faisait encore très chaud près de l’échauguette. Les causeries des Cosaques s’entendaient de loin dans l’air transparent et sonore du soir. Les eaux troubles et rapides du Térek roulaient plus distinctement leurs masses brunes entre les rives immobiles ; l’eau baissait, et l’on apercevait çà et là le sable des bas-fonds. De l’autre côté du fleuve, juste vis-à-vis du cordon, tout était désert ; les joncs et les roseaux seuls couvraient la plaine lointaine jusqu’au pied des montagnes. À droite on apercevait les maisons en terre glaise, les toits plats et les cheminées à entonnoir d’un village tchetchène. Du haut de l’échauguette le jeune Cosaque suivait de ses yeux perçants les mouvements des femmes tchetchènes avec leurs robes rouges et bleues.

Les Cosaques s’attendaient d’heure en heure à une attaque des Abreks[1], qui choisissent pour leur invasion le mois de mai, quand l’eau est si basse qu’on peut traverser à gué le Térek et que la feuillée du bois est si touffue qu’on y passe avec peine. Les Cosaques avaient reçu depuis peu une circulaire du colonel, qui leur enjoignait d’être sur le qui-vive, vu que ses espions avaient apporté la nouvelle que huit Tchetchènes se préparaient à passer le Térek. Pourtant on ne remarquait aucun préparatif extraordinaire au cordon : les Cosaques étaient désarmés, ils avaient dessellé leurs chevaux, et restaient à pêcher à la ligne, à chasser et à boire. Seul le Cosaque de garde était armé, et son cheval sellé broutait à la lisière du bois. L’ouriadnik[2], grand, maigre, au dos démesurément large, et aux mains démesurément petites, était assis, l’uniforme déboutonné et les yeux fermés, sur le remblai de la cabane ; il avait la tête appuyée sur ses mains et l’air profondément ennuyé. Un vieux Cosaque à large barbe noire grisonnante, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise serrée à la taille par un ceinturon en cuir, était couché sur le rivage, suivant nonchalamment du regard les eaux troubles et uniformes du tournant du Térek. D’autres, accablés par la chaleur, à demi nus, lavaient leur linge ; les autres tressaient des bridons, ou bien, couchés sur le sable brûlant, chantonnaient à demi-voix. L’un d’eux, au visage maigre et pâle, était étendu ivre mort près de la cabane, dont l’ombre l’avait deux heures plus tôt préservé des rayons du soleil, qui, en ce moment, donnait en plein sur son visage.

Loukachka montait la garde sur l’échauguette : c’était un grand et beau garçon de vingt ans ; ses formes anguleuses, comme celles d’un très jeune homme, accusaient une grande force physique et morale. Bien que depuis peu au service, on voyait, à l’expression de son visage et au calme de son maintien, qu’il s’était déjà approprié la tenue fière d’un guerrier et qu’il était pénétré de sa dignité de Cosaque et d’homme d’armes. Son large caftan était un peu usé, son bonnet à poil rejeté sur la nuque, à la tchetchène. Son costume n’était pas riche, mais il le portait avec élégance, élégance qui consiste à imiter le Tchétchène. Un véritable djighite doit avoir de belles armes ; quant à son uniforme, il peut être usé et porté avec négligence. Un caftan déchiré joint à de belles armes donne au Cosaque un certain cachet que n’acquiert pas qui veut, et que Loukachka possédait au suprême degré : tout montagnard reconnaissait en lui le véritable djighite. Ses mains, rejetées en arrière, étaient croisées sur son bonnet à poil ; il clignait des yeux en regardant l’aoul lointain. Ses traits n’étaient pas réguliers, mais il frappait à première vue par sa vigoureuse structure, son air intelligent, ses sourcils noirs, et l’on s’écriait involontairement : Quel beau garçon !

« Que de femmes, que de femmes dans l’aoul ! » dit-il d’un ton bref et montrant ses dents, d’une blancheur éblouissante.

Nazarka, qui était couché sous l’échauguette, leva précipitamment la tête :

« Elles vont sans doute à la fontaine, dit-il.

— Quelle peur on leur ferait par un coup de fusil ! dit Loukachka en souriant, cela ferait une fameuse panique !

— Ton fusil ne portera pas si loin.

— Ha ! ha ! il portera plus loin encore. Attends seulement leur fête, j’irai prendre de la bière avec leur Ghirey-Khan », répondit Lucas, chassant avec impatience les moucherons qui l’importunaient.

Un léger bruissement dans les taillis attira l’attention des Cosaques. Un chien de chasse bigarré, agitant violemment sa queue, accourait vers le cordon. Lucas reconnut la bête de son voisin Jérochka, et le vieux chasseur lui-même parut un moment plus tard.

Diadia[3] Jérochka était un vieux Cosaque d’une taille athlétique, à l’épaisse barbe blanche ; ses épaules et sa large poitrine étaient si bien proportionnées que, en le voyant venir du fond du bois, on n’était pas frappé d’abord de sa stature gigantesque. Il était vêtu d’un caftan déguenillé et retroussé ; ses pieds étaient enveloppés de morceaux d’étoffe de laine recouverts de peau de daim et attachés par des ficelles ; sa tête était coiffée d’un petit bonnet à poil hérissé. Il portait sur une de ses épaules une kabilka, arme dont on se sert pour prendre les faisans, et un sac où étaient un épervier et un poulet pour servir d’appât. Par-dessus l’autre épaule pendait un chat sauvage qu’il venait de tuer ; il avait à la ceinture encore un sac avec des balles, de la poudre et du pain ; une crinière pour se défendre contre les moucherons, un grand poignard à étui échiqueté et barbouillé de sang, et deux faisans tués. Il s’arrêta devant le cordon.

« Holà ! Liane », cria-t-il à son chien d’une voix de stentor, qui retentit dans le bois, et à laquelle l’écho répondit au loin.

Il rejeta sur l’épaule son grand fusil à piston et souleva son bonnet.

« Bonjour, bonnes gens ! dit-il de la même voix vigoureuse et rude, sans aucun effort, mais comme s’il voulait se faire entendre de quelqu’un de l’autre côté de la rivière.

— Bonjour, bonjour, diadia ! s’écrièrent de tous côtés les voix joyeuses des jeunes Cosaques.

— Qu’avez-vous vu ? dites ! cria Jérochka, essuyant d’un pan de son caftan la sueur de son visage enflammé.

— Écoute, diadia, quelque épervier est blotti dans cette tchinara !… Hier soir il tournoyait sans cesse au-dessus de l’arbre, dit Nazarka, faisant signe de l’œil à ses camarades.

— Tu mens ! dit le vieux avec défiance.

— Vrai ! tu n’as qu’à faire le guet », dit Nazarka en riant.

Les Cosaques éclatèrent de rire.

Le malin Nazarka n’avait vu aucun épervier, mais les jeunes gens avaient l’habitude de taquiner Jérochka chaque fois qu’il venait au cordon.

« Tu n’as que des sottises à dire ! dit Lucas à Nazarka, qui se tut à l’instant.

— Eh bien ! j’attendrai ici, dit Jérochka à la grande joie des Cosaques. N’avez-vous pas vu de sangliers ?

— Où les voir ? dit l’ouriadnik, enchanté de l’occasion de causer, et se grattant le dos des deux mains ; nous avons les Abreks à guetter et non les sangliers. N’as-tu rien entendu, hein ? ajouta-t-il en clignant des yeux et en montrant ses dents blanches.

— À propos des Abreks ? demanda le vieux, non, rien. Avez-vous de l’eau-de-vie ? donnez-m’en un petit verre, bonnes gens ! Je suis très fatigué. Donne-m’en une goutte, dit-il à l’ouriadnik, et je t’apporterai sous peu de la chair de sanglier ; vrai, je t’en apporterai.

— Vas-tu rester ici ? demanda l’ouriadnik, faisant semblant d’ignorer la demande du vieux.

— Je passerai la nuit ici, répondit Jérochka ; il se peut que pour la grande fête j’abatte du gibier, et tu en auras ta part, vrai comme Dieu existe. »

— Holà ! diadia ! » cria d’en haut Loukachka d’une voix perçante pour attirer l’attention des causeurs.

Les Cosaques se tournèrent vers lui. « Remonte le torrent, tu y trouveras tout un troupeau : je te jure que je ne mens pas ! un des nôtres a tué un sanglier l’autre jour, je te le jure ! ajouta-t-il d’un ton sérieux et convaincant.

— Ha ! Loukachka, l’ourvane est ici ! s’écria le vieux chasseur, levant les yeux vers l’échauguette ; où le sanglier a-t-il été tué ?

— Suis-je si mignon que tu ne m’aies pas aperçu ? dit Lucas. Le sanglier était près du fossé ; mon fusil était dans une housse, c’est Hiouchka qui l’a tué. Je te montrerai l’endroit, vieux, c’est près d’ici ; je connais toutes les menées de la bête. Diadia Mosséi ! s’adressa-t-il d’un ton d’autorité à l’ouriadnik, il est temps de relever la sentinelle. » Et, sans attendre l’ordre du chef, il prit son fusil et descendit.

« Descends » dit l’ouriadnik, jetant les yeux autour de lui ; est-ce ton tour, Gourko ?… va ! C’est un fin matois, ton Loukachka ! ajouta-t-il en s’adressant au vieux chasseur ; comme toi, il ne reste jamais en place ; il a tué une bête ces jours-ci. »

  1. Tchétchènes hostiles aux Cosaques.
  2. Soldat-chef.
  3. Oncle, terme familier.