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Les Cosaques/14

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Hachette (p. 60-62).
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XIV


Olénine était dans la cour quand Marianna rentra, et il l’avait entendue dire : « Notre diable de locataire… ». Il avait passé toute la soirée avec Jérochka sur le perron, où il avait fait apporter une table, la bouilloire et une bougie. Il prenait le thé et fumait son cigare en écoutant les récits de Jérochka, assis à ses pieds sur l’une des marches du perron. L’air était doux ; pourtant la bougie fondait, et la flamme vacillante jetait sa lueur tantôt sur la table et le service de thé, tantôt sur la tête blanche du vieux Cosaque. Les phalènes tournoyaient, répandant la fine poussière de leurs petites ailes, s’ébattant sur la table et dans les verres, entrant étourdiment dans la flamme de la bougie et disparaissant subitement dans l’obscurité au delà du cercle lumineux. Olénine et Jérochka vidèrent cinq bouteilles de vin nouveau. Chaque fois que Jérochka remplissait son verre, il trinquait avec Olénine, lui souhaitant bonne santé. Il parlait sans discontinuer. Il contait la manière de vivre des anciens, de son père, qui portait sur son dos un sanglier de dix pouds et buvait sans s’arrêter deux seaux de vin. Il parla de son bon vieux temps à lui, de son ami Guirtchik, qui l’aidait, en temps de peste, à apporter des bourkas d’au delà du Térek. Il conta ses chasses, comme quoi il avait tué deux cerfs en une matinée, et comment sa douchinka accourait la nuit le rejoindre au cordon. Il parlait avec tant d’éloquence et faisait des descriptions si pittoresques qu’Olénine ne voyait pas fuir les heures.

« Voilà, père, comme nous vivions ! C’est dommage que tu ne m’aies pas connu dans ma jeunesse !… Aujourd’hui Jérochka n’est plus bon à rien ; autrefois il faisait parler de lui. Qui avait le plus beau cheval, la plus belle arme ? Avec qui s’amuser, boire un coup ? Qui envoyer dans les défilés pour tuer Ahmet-Khan ? toujours Jérochka ! Les femmes, qui aimaient-elles ? toujours Jérochka ! C’est que j’étais un véritable djighite ; ivrogne, bandit, voleur de chevaux, bon chanteur, j’étais tout cela ! Il n’y a plus de pareils Cosaques maintenant ; on n’a même aucune envie de les regarder. Ils portent des bottes ridicules et s’en réjouissent comme des imbéciles. Ou bien ils s’enivrent, et encore ne boivent-ils pas comme des hommes, mais je ne sais comment… Et moi donc, qui étais-je ? Jérochka, le bandit. Ce n’est pas à la stanitsa seule qu’on me connaissait, mais dans toute la chaîne des montagnes. Des princes arrivaient-ils, j’étais leur ami, Tatare avec les Tatares, Arménien avec les Arméniens, soldat avec le soldat, officier avec l’officier. Je ne faisais aucune différence entre eux, pourvu qu’ils bussent sec. On me disait : « Tu dois te purifier à cause de tes rapports avec les mondains, ne bois pas avec le soldat, ne mange pas avec le Tatare ! »

— Qui disait cela ? demanda Olénine.

— Nos docteurs de la loi. Écoute, d’autre part, un mollah ou un cadi tatare : ils disent que nous sommes des giaours infidèles et qu’il ne faut pas s’attabler avec nous. En somme, chacun tient à sa religion. À mon avis, toute foi est bonne. Dieu a créé l’homme pour être heureux ; il n’y a péché à rien. Prends exemple de la bête : elle se couche dans nos roseaux comme dans ceux des Tatares ; elle choisit son gîte où elle le trouve ; elle prend ce que Dieu envoie. Et les nôtres qui assurent qu’en punition nous lécherons des poêles ardentes ! Je suis persuadé que c’est faux, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

— Qu’est-ce qui est faux ? demanda Olénine.

— Ce que disent nos docteurs en religion. Nous avions à la tcherulenaïa un chef de sotnia, un ami à moi, un brave et beau garçon comme moi-même. Les Tchétchènes l’ont tué. Il avait l’habitude de dire que ces docteurs de la loi inventaient ce qu’ils nous enseignaient. « Nous mourrons tous, disait-il, l’herbe croîtra sur notre tombe, et c’est tout ! » (Le vieux se mit à rire.) C’était-il un enragé, celui-là !

— Quel âge as-tu ? demanda Olénine.

— Dieu sait ! Peut-être bien soixante-dix ans. Je n’étais plus un enfant que votre tsarine régnait encore ; compte donc mon âge ! Soixante-dix ans au moins.

— Oui, mais tu es encore très vert.

— Dieu merci, je me porte bien, très bien ! Seulement, une maudite sorcière m’a jeté un sort…

— Comment cela ?

— Oui, elle m’a jeté un sorti…

— Ainsi donc, après notre mort, l’herbe croîtra sur notre tombe ? » répéta Olénine.

Jérochka ne voulait pas s’expliquer plus clairement. Il garda le silence pendant quelques moments.

« Et que croyais-tu ? Mais bois donc ? » s’écria-t-il en souriant et en présentant son verre.