Les Cosaques/15

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 63-66).
◄  XIV
XVI  ►


XV


« Que te disais-je ? continua Jérochka, rassemblant ses souvenirs. Oui ! voilà quel homme je suis ! Je suis chasseur, je n’ai pas mon pareil sous ce rapport parmi les Cosaques. Je trouverai et t’indiquerai toute espèce de bête ou d’oiseau. J’ai des chiens, deux carabines, des filets, et un épervier, et tout ce dont j’ai besoin, Dieu merci. Si tu ne mens pas et que tu sois véritablement amateur de chasse, je te conduirai aux bons endroits. Voilà quel homme je suis, je trouverai la piste de la bête ; je sais où elle se repose, où elle s’abreuve, où elle se vautre. Je m’arrange un affût, et j’y passe la nuit ; pourquoi rester à la maison ? On y est induit en tentation, on s’enivre ; les femmes viennent bavarder, les enfants crient. Quelle différence de se lever avant le jour, d’aller chercher une bonne petite place, d’y aplatir les roseaux et de s’y asseoir au gué en brave garçon. On voit ce qui se passe dans la forêt, on regarde le ciel, on observe les étoiles et l’on devine l’heure. Jette-t-on les yeux autour de soi : on voit la feuillée s’agiter, on s’attend au craquement d’un sanglier qui avance, au sifflement des aiglons, au chant du coq dans la stanitsa ou aux cris des oies. Si l’on entend les oies : preuve qu’il n’est pas minuit. Je connais tout cela. Si un coup de fusil retentit au loin, mille pensées m’assaillent : je me demande qui a tiré. Est-ce un Cosaque comme moi, qui guette une proie ? A-t-il tué la bête ou l’a-t-il seulement blessée ? Et la pauvrette teint inutilement les roseaux de son sang. Oh ! que je n’aime pas cela ! Imbécile ! imbécile, dis-je, pourquoi tourmentes-tu cette bête ? Ou bien je me dis que c’est un Abrek qui a tué un pauvre petit Cosaque. Tout cela me trotte par la tête. Je vis, un jour que j’étais assis sur le rivage, un berceau flotter sur l’eau, un berceau dont le bord seul était un peu cassé ; c’est alors que des pensées m’assaillirent en foule ! D’où vient ce berceau ? Ce sont probablement vos diables de soldats qui se sont emparés de l’aoul, ont emmené les femmes, tué l’enfant… Quelque démon l’aura saisi par les pieds et lui aura cassé la tête. Est-ce que cela ne se fait pas ? Hé ! ces gens-là n’ont pas de cœur ! Tant de pensées me venaient, que j’en étais ému. On a jeté le berceau, me disais-je, et l’on a enlevé la mère, incendié la cabane ; le djighite a pris la carabine et vient commettre ses brigandages de notre côté. Je reste ainsi à songer ; tout à coup j’entends tout dans le fourré !… Je tressaille ! Approchez, petites mères ! Elles me flairent de loin, pensé-je, et je reste immobile, mon cœur bat à me soulever ; doun, doun, doun ! — Ce printemps, toute une portée de laie approchait, une belle portée. — « Au nom du Père, du Fils… » J’allais tirer, lorsque la laie cria subitement à ses petits : « Malheur ! enfants, un homme est là !… » Et toute la portée de se sauver à travers les broussailles. Je l’aurais dévorée de rage.

— Comment la laie a-t-elle expliqué à ses petits qu’un homme les guettait ? demanda Olénine.

— Et que crois-tu donc ? Est-ce que tu t’imagines que la bête est sotte ? Non, elle a plus d’intelligence qu’un homme, bien qu’elle ne soit qu’une laie. Elle sait tout ; l’homme passe devant une piste sans la remarquer, tandis que la laie le voit tout de suite et se sauve, preuve qu’elle a de l’esprit ; elle sent ton odeur, et toi non. Il est vrai que tu cherches à la tuer, et elle ne songe qu’à vivre et à se promener dans la forêt. Tu as ton idée, — elle a la sienne. Elle n’est qu’une truie, mais elle n’est pas pire que toi, et elle est aussi une créature du bon Dieu. Eh ! eh ! que l’homme est bête, bête, bête ! » répéta le vieux, et, baissant la tête, il se perdit dans ses réflexions.

Olénine rêvait aussi ; il descendit le perron et, croisant ses mains derrière le dos, il traversa la cour en silence.

Jérochka revint à lui, leva la tête et se mit à observer une phalène qui tournoyait autour de la lumière et se laissait prendre à la flamme.

« Sotte ! sotte ! disait-il, où vas-tu ? sotte ! sotte ! »

Il se leva et chassa la phalène de ses grosses mains.

« Tu périras, petite sotte ! Viens par ici, l’espace ne te manque pas, » ajouta-t-il d’une voix tendre ; et ses gros doigts essayaient de saisir les petites ailes de la phalène pour la mettre en sûreté. « Tu te perds, et tu me fais pitié. »

Il resta longtemps à bavarder et à boire, pendant qu’Olénine était dans la cour. Un léger murmure près de la porte cochère attira l’attention d’Olénine ; il retint sa respiration et entendit un rire étouffé, une voix d’homme et le bruit d’un baiser. Il s’éloigna, froissant à dessein l’herbe de ses pieds, afin d’avertir de sa présence. Au bout d’un moment il entendit craquer la haie ; un Cosaque en habit foncé et en bonnet à poils blancs (c’était Lucas) passait le long de la haie, et une femme de haute taille, en mouchoir blanc, passa devant lui. Marianna semblait dire, de sa démarche décidée : « Je ne me soucie pas de toi, et tu n’as rien à redire ». Olénine la suivit des yeux jusqu’à la porte de sa cabane et la vit, par la fenêtre, s’asseoir sur un banc et ôter son mouchoir. Il se sentit tout à coup si seul, que mille désirs indéfinis et une jalousie secrète et inconsciente envahirent tumultueusement son âme.

Les dernières lumières s’éteignaient dans les cabanes, les dernières rumeurs s’affaiblissaient. Le bétail, qu’on distinguait à peine dans les cours, les haies, les toits des maisons, les platanes élancés, tout parut s’endormir d’un sommeil doux et profond. On entendait seulement le coassement des grenouilles dans un marais lointain. Les étoiles devenaient plus rares à l’orient et semblaient se fondre en une seule lueur au milieu du ciel, où elles étaient plus éclatantes et plus serrées. Le vieux Cosaque sommeillait, la tête appuyée sur sa main. Le coq chanta dans la cour, et Olénine marchait toujours, perdu dans ses pensées. Une chanson chantée par plusieurs voix frappa son oreille, il s’approcha de la haie et écouta. Des voix jeunes chantaient gaiement en chœur, et l’une d’elles, perçante et forte, couvrait toutes les autres.

« Sais-tu qui chante ? dit le vieux en se réveillant. C’est Loukachka, le djighite : il a tué un Tchétchène et fête son exploit. Il y a vraiment de quoi se réjouir ! Imbécile ! imbécile !

— Et toi, n’as-tu jamais tué personne ? » demanda Olénine.

Le vieux Cosaque se souleva brusquement sur ses coudes et approcha son visage de celui d’Olénine.

« Démon ! cria-t-il, que demandes-tu ? Il ne faut pas en parler. Est-ce chose facile de perdre son âme ? Oh ! est-ce facile ? — Adieu, père, ajouta-t-il en se levant ; je suis gris. Faut-il venir demain pour la chasse ?

— Viens.

— Prends garde, sois prêt de bonne heure, ou gare l’amende !

— Je serai levé avant toi », dit Olénine.

Le vieux s’en alla. Les chansons avaient cessé ; on entendit un bruit de pas et de joyeux propos. Au bout de quelques moments, les chants recommencèrent, et la voix puissante de Jérochka s’y mêlait. « Quels hommes, et quelle existence ! » pensa Olénine, et il rentra chez lui en soupirant.