Les Cosaques/18

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Hachette (p. 76-82).
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XVIII


Loukachka s’en alla au cordon ; Jérochka siffla ses chiens, grimpa par-dessus la haie et passa par les arrière-cours jusqu’au logement d’Olénine ; il évitait de rencontrer des femmes en allant à la chasse. Olénine dormait encore ; même Vania, quoique réveillé, était encore au lit et se demandait s’il était temps oui ou non de se lever, quand Jérochka, son fusil sur l’épaule et en plein attirail de chasseur, ouvrit la porte.

« Mille coups de bâtons ! cria-t-il de sa voix de basse, — sonnez l’alarme : les Tchétchènes sont là ! Ivan ! chauffe la bouilloire ! Et toi, vite, lève-toi ! Qu’est-ce à dire ? Les filles sont levées et vont chercher l’eau, — vois plutôt par la fenêtre — et tu dors ! »

Olénine se réveilla et sauta à bas de son lit. Il se sentit frais et dispos à la vue du vieux Cosaque et au son de sa voix.

« Vite ! vite ! Vania, s’écria-t-il.

— Est-ce ainsi que tu vas à la chasse ? Les honnêtes gens déjeunent, et toi, tu dors ! — Lamm ! ici ! cria-t-il à son chien. — Ton fusil est-il en ordre ? disait-il avec des éclats de voix, comme si la chambre était remplie de monde.

— Je suis en faute, je l’avoue. Vania ! la poudre, la bourse, disait Olénine.

— L’amende ! criait le vieux.

Du thé, voulez-vous ? disait Vaniouchka en français et en souriant.

— Que marmottes-tu, diable ? Un baragouin inconnu ? criait le vieux, souriant et laissant voir des tronçons de dents.

— On pardonne une première faute, disait Olénine en plaisantant et mettant ses bottes hautes.

— Je pardonne cette fois, répondit Jérochka, mais, à la seconde, tu me délivreras un litron de vin. Dès que l’air se réchauffe, on ne trouve plus le cerf.

— Si même nous le trouvions, il est plus intelligent que nous et nous échapperait, dit Olénine, répétant les paroles du vieux dites la veille.

— Tu ris ! Non, tue-le et puis donne-m’en des nouvelles. Allons vite ! voilà le patron qui vient, dit Jérochka, regardant par la fenêtre. Voyez donc comme il s’est fait beau ! il a endossé un nouveau caftan, afin que tu saches qu’il est officier. Euh ! quel pauvre sire ! »

Vania vint annoncer que l’hôte voulait voir son maître.

« L’argeane ! » dit Vania d’un air significatif, prévenant son maître du but de la visite du khorounji, qui entra vêtu d’un uniforme neuf à galons d’officier ; ses bottes étaient cirées, chose rare chez un Cosaque. Il marchait en se dandinant et le sourire à la bouche, et souhaita la bonne fête à Olénine.

Ilia Vassilitch était un Cosaque civilisé ; il était allé en Russie ; il était maître d’école, mais, avant tout, gentilhomme ; il tenait surtout à le paraître. Mais, sous son clinquant d’emprunt, son parler affecté, ses manières dégagées et son air d’assurance, on devinait le même Cosaque que diadia Jérochka ; on le devinait à son teint hâlé, à ses mains, à son nez rouge. Olénine l’engagea à s’asseoir.

« Bonjour, père ; bonjour, Ilia Vassilitch, dit Jérochka se levant et saluant profondément et d’un air ironique, à ce qu’il parut à Olénine.

— Bonjour, diadia ! tu es déjà là ? » répondit le khorounji avec un signe de tête nonchalant.

Le khorounji était un homme de quarante ans, maigre, élancé, bien de figure et très frais pour son âge ; il avait la barbe en pointe et grisonnante. Il craignait visiblement qu’Olénine ne le prît pour un simple Cosaque et voulait de prime abord le pénétrer de son importance.

« C’est notre Nemrod d’Égypte, dit-il d’un air satisfait en montrant Jérochka ; c’est un grand chasseur devant l’Éternel. Il est propre à tout. Vous le connaissez déjà ? »

Diadia Jérochka, le regard arrêté sur sa chaussure humide, branlait la tête et paraissait frappé des connaissances du khorounji.

« Nemrod d’Égypte ! murmura-t-il, que n’invente-t-il pas !

— Nous allons ensemble à la chasse, dit Olénine.

— C’est ça, c’est ça, reprit le khorounji, et moi, j’ai une petite affaire à régler avec vous.

— Je suis à vos ordres.

— Vous êtes noble, commença le khorounji ; je suis aussi officier, nous pourrons nous entendre, comme on le fait entre gentilshommes. (Il s’arrêta et sourit en regardant le jeune homme et le vieux Cosaque.) Si vous désirez mon consentement à moi, car ma femme a l’intelligence obtuse de sa condition et ne vous a pas compris l’autre jour… Mon logement aurait pu être loué à l’aide de camp du régiment à raison de six monnaies, sauf l’écurie, et comme gentilhomme je puis ne pas y consentir. Je suis officier, et comme tel je ferai mes conditions avec vous.

— Il parle éloquemment », marmotta le vieux.

Le khorounji parla encore longtemps dans le même style, et Olénine finit par comprendre, non sans peine, qu’il voulait six roubles par mois pour sa cabane ; il y consentit volontiers et proposa un verre de thé à l’hôte, qui refusa.

« Vu nos absurdes préjugés, dit-il, nous croyons pécher en nous servant d’un verre qui ne nous appartient pas. Certainement, grâce à mon éducation, je devrais être au-dessus du préjugé, mais ma femme, vu la faiblesse de son sexe…

— Eh bien ! désirez-vous du thé ?

— Je vous en prie, mais je demanderai mon propre verre », répondit le khorounji. Il sortit sur le perron et cria : « Apporte un verre ! »

Quelques instants après, la porte s’entr’ouvrit, un bout de manche rose et une jeune main hâlée passèrent un verre, que le khorounji prit en disant quelques mots à voix basse à sa fille. Olénine versa du thé dans le verre du khorounji et donna un des siens à Jérochka.

« Je ne veux pas vous retenir, dit le khorounji, se hâtant d’avaler son thé et se brûlant les lèvres. J’ai la passion de la pêche : je ne suis ici que pour peu de temps, en vacance pour ainsi dire. Je m’en vais tenter la chance et essayer si je n’aurai pas une part aux dons du Térek[1]. J’espère que vous me ferez l’honneur de venir, un jour, prendre le vin de mes pères chez moi, selon l’usage de notre stanitsa. »

Le khorounji fit son salut, serra la main d’Olénine et sortit. Pendant qu’Olénine faisait ses préparatifs de chasse, il entendait la voix impérative du khorounji, donnant ses ordres chez lui ; au bout de quelques moments, il le vit passer devant la fenêtre, en pantalon retroussé, le caftan en loques et un filet sur l’épaule.

« Quel coquin ! dit Jérochka achevant son verre. Vas-tu réellement lui donner six monnaies ? Cela s’est-il jamais entendu ? On peut louer la plus belle cabane pour deux monnaies. Ah ! canaille ! Mais je te céderai la mienne pour trois monnaies.

— Non, répondit Olénine, j’aime mieux rester ici.

— Six monnaies ! c’est de l’argent jeté aux chiens. Eh ! eh ! Ivan ! donne du vin ! »

Il était près de huit heures quand, après avoir mangé un morceau et pris un petit verre, Olénine et le vieux sortirent.

Ils se heurtèrent contre une arba attelée devant la porte cochère. Marianna, le visage caché jusqu’aux yeux par un mouchoir blanc, un bechmet passé sur sa chemise, chaussée de bottes et une longue branche à la main, entraînait les bœufs.

« Mamouchka » ! s’écria Jérochka, faisant mine de vouloir l’embrasser.

Marianna le menaça de sa branche, et enveloppa le vieux et le jeune homme d’un regard de ses beaux yeux riants.

Olénine se sentit encore plus à l’aise.

« Allons, allons donc ! dit-il, jetant son fusil sur l’épaule et sentant sur lui le regard de la jeune fille.

— Ghi ! ghi ! » résonna derrière lui la voix de Marianna, et l’arba grinça en se mettant en mouvement.

Tant que le chemin menait par le bourg, Jérochka ne cessa de parler et d’injurier le khorounji.

« Qu’as-tu contre lui ? demandait Olénine.

— C’est qu’il est ladre, je n’aime pas cela ; pour qui amasse-t-il ? Il crèvera et n’emportera rien avec lui. Il a deux maisons, il a fait un procès à son frère et lui a pris son jardin. En fait de paperasses, il est passé maître ; on vient des autres stanitsas lui faire écrire des placets ; il le fait adroitement. Pour qui amasse-t-il ? Il n’a qu’un gamin et une fille qui se mariera, et c’est tout.

— Il faut une dot à sa fille, dit Olénine.

— Une dot ? On la prendra sans dot, c’est une superbe fille, mais ce diable voudrait la marier à un homme riche. Le Cosaque Lucas, mon voisin et neveu, un beau garçon (celui qui a tué l’Abrek), la demande en mariage depuis longtemps ; eh bien ! non, il refuse, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre : la fille est trop jeune, dit-il. Et moi, je sais ce qu’il veut : il veut qu’on le prie ! Que d’histoires il y a déjà eu à cause de cette fille ! Mais Lucas l’obtiendra ; il est le premier Cosaque de la stanitsa, c’est un djighite, il a tué un Abrek et il aura la croix.

— Qui était-ce hier soir qui embrassait cette fille pendant que je marchais par la cour ?

— Tu mens ! cria le vieux en s’arrêtant.

— Je te jure que non.

— La femme est un vrai démon, dit Jérochka en réfléchissant. Comment était-il, ce Cosaque ?

— Je n’ai pas pu le distinguer.

— Avait-il un bonnet à hauts poils blancs ?

— Oui.

— Un caftan rouge ? Était-il de ta taille ?

— Non, plus grand.

— Alors c’est lui ! » Et Jérochka éclata de rire. « C’est mon Marka ! c’est-à-dire Loukachka ; je l’appelle Marka pour plaisanter. C’est lui-même, j’aime ça. J’étais ainsi autrefois. Il ne faut pas prendre garde aux parents. Il arrivait que ma douchinka dormait avec sa mère et sa belle-sœur, et malgré cela je parvenais jusqu’à elle. Elle logeait très haut. La mère était une vraie sorcière, une diablesse, et ne pouvait me souffrir. Je venais sous sa fenêtre avec mon ami Guirtchik, je grimpais sur ses épaules, levais la croisée et tâtonnais ; elle dormait sur un banc près de la fenêtre. Une nuit, je la réveille ; elle ne me reconnaît pas, jette un cri : « Qui est-ce ? » Et moi, je n’ose parler, la mère remuait ; j’ôte mon bonnet, et je lui ferme la bouche avec ; elle me reconnaît aussitôt à l’ourlet du bonnet, saute de son banc et vient me rejoindre. Je ne manquais de rien alors ; elle m’apportait du lait caillé, du raisin, de tout au monde, ajouta Jérochka, et elle n’était pas la seule. Quelle existence !

— Et maintenant donc ?

— Suivons le chien, plantons un faisan sur l’arbre et tirons dessus !

— Tu aurais dû faire la cour à Marianna.

— Fais attention aux chiens ; je t’en donnerai des nouvelles ce soir, » dit le vieux, montrant son favori Lamm.

Ils gardèrent le silence.

Au bout de cent pas, le vieux s’arrêta devant une branche tombée au travers du chemin.

« Vois-tu ? dit-il, crois-tu que ce ne soit qu’une branche tombée par hasard ? Non, il y a du malin là-dessous.

— Comment cela ? »

Le Cosaque sourit.

« Tu n’as l’idée de rien ; écoute : quand tu vois un bâton en travers du chemin, ne l’enjambe jamais, fais le tour ou bien jette-le de côté en disant : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Puis continue ta route à la grâce de Dieu, il ne t’arrivera pas malheur. Mes pères m’ont enseigné cela.

— Allons donc ! quelle sottise ! dit Olénine ; parlons plutôt de Marianna. Est-ce que Loukachka lui fait la cour ?

— Chut ! tais-toi maintenant, interrompit le vieux à voix basse ; attention ! nous allons traverser le bois. »

Et le vieux, marchant sans bruit dans sa chaussure molle, tourna dans un sentier qui menait dans l’intérieur de la forêt sauvage. Il se retournait de temps en temps et fronçait les sourcils en regardant Olénine, qui faisait du bruit avec ses grosses bottes et accrochait de son fusil les branches qui barraient le passage.

« Silence, soldat ! tout doux ! » disait le vieux d’une voix basse et sévère.

On sentait que le soleil était levé ; le brouillard se dissipait, mais couvrait encore la cime des arbres, qui paraissaient d’une hauteur inaccessible. À chaque pas le passage changeait : ce qui avait paru de loin un arbre n’était qu’un buisson, et un mince roseau faisait l’effet d’un arbre.



  1. Les Dons du Térek, poésie très connue, de Lermontow.