Les Cosaques/19

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Hachette (p. 82-86).
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XIX


Le brouillard s’élevait, découvrant les toits de joncs tout humides, ou retombant en rosée, humectant le chemin et l’herbe près des haies. La fumée s’élevait de toutes les cheminées ; les habitants de la stanitsa allaient, les uns à la rivière, les autres à l’ouvrage, les troisièmes au cordon. Les deux chasseurs marchaient de front le long du sentier couvert d’herbe ; les chiens, agitant leurs queues, les précédaient, se retournant de temps en temps et se jetant de côté.

Des myriades de moucherons bourdonnaient dans l’air, poursuivaient les chasseurs et couvraient leur dos, leurs mains et leurs visages. On sentait le parfum de l’herbe et de l’humidité. Olénine se retournait sans cesse pour regarder l’arba et Marianna excitant les bœufs de sa branche. Tout était calme. Le bruit de la stanitsa s’affaiblissait de plus en plus ; les chiens seuls faisaient craquer les roseaux, et l’on entendait parfois le cri des oiseaux qui s’appelaient. Olénine savait que la forêt n’était pas sûre, que les Abreks s’approchaient, qu’une carabine est une arme indispensable dans ce lieu sauvage ; ce n’est pas qu’il tremblât, mais il sentait qu’un autre à sa place aurait eu peur. Les nerfs un peu tendus, il scrutait les profondeurs du bois humide et brumeux, prêtait l’oreille aux bruits devenus rares, tenait son fusil prêt et éprouvait une sensation agréable et toute nouvelle pour lui. Diadia Jérochka le précédait, s’arrêtant à chaque mare où étaient des pistes de bêtes fauves, les observant attentivement et les faisant remarquer à Olénine. Il ne parlait presque plus et à de rares intervalles faisait quelque observation à voix basse. Le sentier qu’ils suivaient avait été frayé par une arba, mais l’herbe avait poussé dessus depuis longtemps. Les platanes d’Orient et les ormeaux poussaient si touffus de tous côtés, qu’on ne pouvait rien voir à travers leur feuillée. Presque tous les arbres étaient enveloppés de haut en bas de pampre sauvage, et des buissons épineux croissaient à leur pied. La moindre petite clairière était couverte de roseaux à têtes panachées. On voyait par-ci par-là la large empreinte des animaux ou la petite trace des faisans, qui se perdaient dans l’épaisseur du bois. La puissance de cette végétation sauvage frappait Olénine à chaque pas. Cette forêt solitaire, le sentiment du danger, le vieux Cosaque avec son chuchotement mystérieux, Marianna avec sa taille élancée, la chaîne des montagnes, — tout lui faisait l’effet d’un rêve.

« Un faisan ! murmura le vieux, en se retournant et enfonçant son bonnet jusqu’aux yeux. Cache ton museau : un faisan ! »

Il fit signe d’un air irrité à Olénine et se mit à ramper à quatre pattes.

« Il n’aime pas le museau de l’homme. »

Olénine était encore en arrière, quand le vieux s’arrêta et se mit à observer l’arbre. Olénine aperçut le faisan, contre lequel le chien aboyait. Une détonation comme celle d’un canon partit de la grosse carabine de Jérochka ; le faisan fit un mouvement pour s’envoler et tomba, perdant ses plumes. En s’approchant, Olénine en fit lever un second, qui s’élança comme une flèche dans les airs. Olénine saisit son fusil, visa, et le coup partit ; le faisan tomba comme une pierre dans le taillis, s’accrochant aux branches.

« Bravo ! » cria le vieux chasseur, qui ne savait pas tirer au vol.

Ils ramassèrent les oiseaux et continuèrent leur chemin… Olénine, excité par le mouvement et le succès, entrait sans cesse de nouveau en conversation avec le vieux.

« Attends, dit celui-ci, j’ai vu ici hier des pistes de cerf. »

Ils tournèrent dans l’épaisseur de la forêt, et au bout de trois cents pas ils se trouvèrent dans une clairière couverte de roseaux et arrosée d’eau par endroits. Olénine restait toujours en arrière ; il était à vingt pas de Jérochka, quand celui-ci s’arrêta, se baissa et se mit à lui faire des signes mystérieux. Olénine le rejoignit et vit l’empreinte de pas humains, que le vieux lui montrait.

« Vois-tu ?

— Je vois ; quoi donc ? dit Olénine s’efforçant de paraître calme ; ce sont des pas d’homme. »

Il se souvint involontairement du Patfaynder de Cooper, des Abreks, et, voyant la mine mystérieuse du vieux, il se demandait si c’était uniquement la chasse ou bien le danger qui la provoquait.

« Eh ! c’est l’empreinte de mes pieds, à moi », répondit-il simplement.

Et il lui montra sur l’herbe la piste à peine visible d’une bête.

Le vieux avançait ; Olénine ne le quittait plus. Au bout de quelques vingtaines de pas, ils descendirent une pente et arrivèrent à un poirier branchu sous lequel la terre était noire et où l’on voyait les traces du séjour d’un cerf.

Cet endroit, tout enchevêtré de pampres sauvages, avait l’aspect d’un charmant berceau de verdure ombragé et frais.

« Il y a été ce matin, dit le vieux en soupirant ; le gîte est encore chaud. »

Un violent craquement retentit subitement à dix pas d’eux. Ils tressaillirent et saisirent leurs fusils ; on ne voyait rien, on n’entendait que le craquement des branches qui se brisaient. Un galop rapide et cadencé retentit un moment ; le craquement se perdait dans le lointain et faisait place à un bruit sourd, qui, en s’éloignant, se répandait dans la profondeur du bois.

Olénine était saisi ; il cherchait en vain du regard dans le taillis, et se tourna enfin vers le vieux Cosaque. Jérochka était immobile, son fusil convulsivement serré contre sa poitrine, son bonnet sur la nuque, ses yeux brillant d’un éclat extraordinaire ; sa bouche béante laissait méchamment à découvert ses vieilles dents jaunâtres ; il avait l’air pétrifié.

« Un vieux cerf ! » articula-t-il enfin.

Et, jetant son fusil à terre, il s’arrachait la barbe.

« Il était là !… Il fallait approcher par le sentier… Imbécile ! idiot !… Imbécile ! cuistre ! » répétait-il en continuant à s’arracher la barbe.

Quelque chose d’étrange semblait planer dans le brouillard au-dessus de la forêt ; le bruit du cerf qui s’enfuyait résonnait comme un roulement de tonnerre lointain, devenait plus sourd en s’éloignant et se perdait dans la profondeur du bois…

Il commençait à faire sombre quand Olénine, affamé, fatigué, mais heureux et dispos, revint à la maison. Le dîner était servi. Il mangea, but un verre avec le Cosaque, se sentit ranimé et alla s’asseoir sur le perron. Les montagnes reparurent devant lui à l’horizon, le vieux recommença ses interminables récits sur les chasses, les Abreks, ses maîtresses et ses prouesses d’autrefois. La belle Marianna passait et repassait dans la cour ; les formes vigoureuses et virginales de la jeune beauté se dessinaient sous la toile qui les recouvrait.