Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 17

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 129-134).
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XVII


En sortant de chez Erochka, Loukachka rentra chez lui. Maintenant, le brouillard, humide de rosée, se soulevait de terre et enveloppait la stanitza. Le bétail, qu’on ne pouvait distinguer, commençait à se mouvoir de divers côtés. Les coqs se répondaient plus souvent et avec des cris plus aigus. L’air devenait transparent et les habitants commençaient à se lever. Arrivé tout près de la stanitza, Loukachka reconnut la haie humide de brouillard de sa cour, le petit perron de la cabane et le loquet ouvert de l’enclos ; on entendait, au milieu du brouillard, le son d’une hache sur le bois. Loukachka rentra dans la cabane. Sa mère, déjà levée, debout devant le poêle, y jetait du bois. Sur le lit dormait encore une petite sœur de Loukachka.

— Eh bien, Loukachka, tu t’es bien amusé ? — lui demanda doucement sa mère. — Où étais-tu toute la nuit ?

— À la stanitza, — répondit le fils, sans beaucoup d’empressement, et en maniant son fusil qu’il venait de tirer de l’étui.

La mère hocha la tête.

Après avoir vidé la poudre sur le bassinet, Loukachka prit un petit sac, ôta de là quelques cartouches vides et se mit à verser la poudre en la renfermant soigneusement par une balle enveloppée d’un petit chiffon. Ensuite, arrachant avec ses dents le tampon de la cartouche fermée et l’examinant, il posa le sac.

— Eh bien, petite mère, je t’ai demandé de raccommoder le sac, l’as-tu fait, hein ? — fit il.

— Oui, certainement, c’est la muette qui l’a raccommodé dans la soirée. Est-il déjà temps que tu partes au cordon ? Je ne t’ai pas vu du tout.

— Voilà, je m’arrangerai seulement et il faudra partir — répondit Loukachka en enveloppant la poudre. — Et la muette, où est-elle ? Est-elle sortie ?

— Elle fend le bois, sans doute. Elle était tout attristée à cause de toi. Je ne le verrai pas du tout, disait-elle. Elle montrait, comme ça, avec la main, son visage qu’elle claquait, puis portait la main à son cœur, ça voulait dire qu’elle était triste. Veux-tu que je l’appelle ? Elle a tout compris, à propos de l’Abrek.

— Appelle, — dit Loukachka — et apporte-moi de la graisse, je dois graisser mon sabre.

La vieille sortit et quelques instants après, par les marches grinçantes, la muette, sœur de Loukachka, entra dans la cabane.

Elle avait six ans de plus que son frère, et aurait eu avec lui beaucoup de ressemblance, sans cette physionomie sotte, hébétée, grossièrement mobile, commune à tous les sourds-muets.

Elle était vêtue d’une chemise grossière, toute rapiécée. Les pieds étaient nus et sales. Elle avait sur la tête un vieux châle bleu foncé. Le cou, les mains et le visage étaient veinés, comme ceux des paysans. On voyait à son vêtement et à sa personne qu’elle était habituée aux rudes travaux masculins.

Elle apportait un fagot de bois qu’elle jeta près du poêle. Ensuite elle s’approcha de son frère avec un sourire joyeux qui rida tout son visage, puis lui toucha l’épaule, et, de la main, du visage et de tout le corps, se mit à lui faire des signes rapides.

— Bon, bon, bravo Stiopka ! — répondit le frère, en agitant la tête. — Tu as raccommodé, préparé tout, bravo ! Voilà pour toi ! — Et tirant de sa poche deux pains d’épices, il les lui donna.

Le visage de la muette devint rouge, elle poussa de sauvages cris de joie. Saisissant le pain d’épices, elle se mit à faire des signes encore plus rapides, montrant souvent le même côté et passant son doigt épais sur ses sourcils et son visage.

Loukachka la comprenait et agitait toujours la tête en souriant un peu. Elle exprimait que le frère donne des galettes aux filles, que les filles sont amoureuses de lui, mais que l’une d’elles, Marianka, est la meilleure et qu’elle l’aime. Elle désignait Marianka en montrant rapidement, du côté de sa cour, ses sourcils, son visage, en faisant claquer ses lèvres et en hochant la tête. « Elle t’aime, » montrait-elle, en appuyant la main sur son cœur, en baisant sa main, et en faisant le simulacre d’étreindre quelqu’un. La mère revint dans la cabane, et, comprenant de qui parlait la muette, elle sourit et hocha la tête La muette lui montra le pain d’épices, et de nouveau poussa des cris de joie.

— J’ai parlé ces jours-ci à Oulita, je lui ai dit que je ferais la demande en mariage, et elle a bien pris mes paroles, — prononça la mère.

Loukachka la regarda en silence.

— Quoi, petite mère ! Il faut emmener le vin, il faut un cheval.

— Je l’apporterai quand il en sera temps. Je préparerai les fûts, — dit la mère, qui évidemment, ne désirait pas que son fils se mêlât du ménage. — Quand tu t’en iras, — lui dit-elle, — prends dans le vestibule un petit sac, je l’ai emprunté chez des amies, pour que tu l’emportes au cordon. Veux-tu le mettre dans la sacoche ?

— Bon, — répondit Loukachka. — D’autre part, si Guireï-Khan vient, envoie-le au cordon, parce que, maintenant, de longtemps il n’aura pas de congé. J’ai besoin de lui parler.

Il se préparait à partir.

— Je l’enverrai, Loukachka, je l’enverrai. Eh quoi ! Alors on s’est amusé tout le temps chez Iamka ? — fit la vieille. — C’est pourquoi, pendant la nuit, quand je me suis levée pour aller voir le bétail, j’ai entendu ta voix ; tu chantais.

Loukachka ne répondit pas. Il sortit dans le vestibule, mit la sacoche en bandoulière, fit bouffer son zipoune[1], prit son fusil et s’arrêta sur le seuil.

— Adieu, mère, — prononça-t-il, en tirant la porte derrière lui. — Envoie un fût par Nazarka, je l’ai promis aux camarades ; il passera le prendre.

— Que le Christ te protège, Loukachka ! Que Dieu soit avec toi ! J’enverrai, j’enverrai du nouveau tonneau, — répondit la vieille en s’approchant de la haie. — Écoute ! — ajouta-t-elle en se penchant par-dessus la clôture.

Le Cosaque s’arrêta.

— Tu t’es amusé ici, et Dieu soit loué ! Pourquoi un jeune homme ne s’amuserait-il pas ? C’est bien, quand Dieu envoie le bonheur, c’est bien. Mais là-bas, prends garde, mon fils, pas ça… Et surtout sois bien avec le chef, autrement c’est mal. Moi je vendrai le vin, je réunirai l’argent pour acheter le cheval, et je ferai la demande en mariage.

— Bon, bon ! — répondit le fils en fronçant les sourcils.

La muette poussa un cri pour attirer à elle l’attention. Elle montra la tête et les mains, ce qui signifiait : la tête rasée, le Tchetchenze. Ensuite, en fronçant les sourcils, elle feignit de viser avec un fusil, poussa un cri, et chanta rapidement en hochant la tête. Elle voulait dire à Loukachka de tuer encore un Abrek.

Loukachka comprit, sourit, et d’un pas léger, rapide, en soulevant le fusil derrière le dos, il disparut dans la brume épaisse.

La vieille, un moment, resta silencieuse près de la porte, puis rentra dans la cabane, et aussitôt, se remit au travail.

  1. Caftan court sans collet, que portent les paysans au travail.