Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 35

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 259-265).
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XXXV


Le lendemain était jour de fête. Le soir, toute la population en habits de gala, brillants au soleil couchant, était sur la rue. Le vin avait été tiré en plus grande quantité qu’à l’ordinaire. Les habitants avaient achevé leurs travaux. Les Cosaques s’apprêtaient à partir en expédition dans un mois, dans beaucoup de familles on se préparait à célébrer des mariages.

Sur la place, en face de l’administration de la stanitza et de deux boutiques — l’une de bonbons et de graines de tournesol, l’autre de cotonnades et de châles — la foule était surtout compacte. Sur le seuil de la maison de l’administration ; les vieux en caftans gris et noirs, sans galons ni ornements, étaient assis ou debout. Tranquillement, à voix monotones, ils causaient entre eux des récoltes, des jeunes gens, des affaires du pays, du passé, et regardaient avec majesté et indifférence la jeune génération. En passant devant eux, les femmes et les jeunes filles s’arrêtaient et inclinaient la tête. Les jeunes Cosaques, respectueusement, ralentissaient le pas, et, ôtant leurs bonnets, les tenaient un moment au-dessus de leur tête. Les vieux se taisaient. Quelques-uns sévèrement, d’autres avec tendresse, regardaient les passants et lentement ôtaient et remettaient leurs bonnets.

Les filles n’avaient pas encore commencé leurs rondes, mais se groupaient en cercles ; et en bechmets de couleurs vives, avec des fichus blancs enveloppant leur tête et cachant les yeux, elles s’asseyaient à terre ou sur les remblais des cabanes, et, se cachant à l’ombre, des rayons obliques du soleil, bavardaient à haute voix et riaient.

Les gamins et les fillettes jouaient à la balle, qu’ils lançaient haut dans le ciel clair, et avec des cris aigus, perçants, couraient sur la place. Les adolescents et les jeunes filles, dans un autre coin de la place, faisaient déjà des rondes et avec des voix aiguës, timides, criaillaient une chanson. Les scribes, les libérés du service militaire et les jeunes gens venus pour la fête, en beaux habits de fête tout neufs, blancs et rouges, brodés de galons, le visage joyeux, se tenant deux ou trois par la main, allaient d’un groupe féminin à l’autre, et, en s’arrêtant, plaisantaient avec les femmes Cosaques. Un marchand arménien, en habits de toile bleue très fine, ornés de galons, était debout dans la porte ouverte à travers laquelle on apercevait des piles de châles de couleurs, pliés, et, avec la fierté d’un marchand oriental qui a conscience de son importance, il attendait les acheteurs. Deux Tchetchenzes, à la barbe rouge, pieds nus, venus d’au-dela du Terek pour admirer la fête, étaient assis sur leurs talons, près de la maison de leurs connaissances ; en fumant négligemment des petites pipes, et en crachotant, ils regardaient la population, et échangeaient entre eux des sons rapides, gutturaux. De temps en temps un soldat, sans habit de fête, en manteau usé, passait en se hâtant entre les groupes bigarrés qui se tenaient sur la place. Par-ci par-là, on entendait les chansons grossières des Cosaques déjà pris de vin. Toutes les cabanes étaient closes ; les perrons lavés depuis l’après-midi. Même les vieilles femmes étaient dans la rue. Dans les rues sèches, partout dans la poussière, sous les pieds, étaient jetées des enveloppes de graines de melon et de courges. L’air était chaud et immobile, le ciel, clair, bleu et transparent. La chaîne blanche des montagnes, qu’on voyait au-dessus des toits, semblait très proche et rose dans les rayons du soleil couchant. De l’autre côté du fleuve, on entendait rarement le bruit lointain d’un coup de canon. Mais dans la stanitza, il se confondait avec les sons, variés, joyeux, de la fête.

Olénine s’était promené toute la journée dans la cour, espérant voir Marianka. Mais elle, aussitôt habillée, était allée à la messe ; puis, tantôt assise sur les remblais avec les jeunes filles, elle faisait craquer des grains, tantôt avec ses amies elle venait à la maison et gaiement, tendrement, jetait un coup d’œil sur le locataire. Olénine n’osait pas plaisanter avec elle devant les autres. Il voulait achever la conversation d’hier et recevoir d’elle la réponse définitive. Il attendait le même moment que la veille. Mais ce moment ne venait pas et il ne se sentait pas la force de rester dans cette situation indécise. Elle sortit de nouveau sur la rue, et, peu après, ne sachant lui-même où il allait, il sortit derrière elle. Il passa devant le coin où elle était assise, en bechmet de soie bleue brillant, et, avec une souffrance au cœur, il entendit derrière lui le rire des jeunes filles.

La cabane de Bieletzkï était sur la place. Oiénine, en passant devant entendit : « Entrez » prononcé par la voix de Bieletzkï. Il entra. Ils causèrent un peu et s’assirent tous deux à la fenêtre. Bientôt Erochka en bechmet neuf se joignit à eux et s’assit à terre.

— Voilà, c’est un groupe aristocratique — dit Bieletzkï en désignant avec sa cigarette le groupe bigarré du coin, et en souriant. — La mienne, vous voyez, elle est là-bas, en rouge. C’est un costume neuf.

— Eh bien, quoi ! la ronde ne commence-t-elle pas ? — cria Bieletzkï en se penchant à la fenêtre. — Attendez quand tombera la nuit, nous irons aussi et ensuite nous les appellerons chez Oustenka. Il faut leur donner un bal.

— Moi aussi, j’irai chez Oustenka — dit résolument Olénine — Mariana y sera ?

— Oui, elle y sera, venez — dit Bieletzkï nullement étonné. — C’est ma foi beau ! — ajouta-t-il en désignant la foule bigarrée.

— Oui, très beau, — répondit Olénine en tâchant de paraître indifférent. Je suis toujours étonné de ces fêtes — ajouta-t-il. — Ainsi, parce que c’est aujourd’hui le 15, pourquoi tout à coup tous ces hommes sont-ils devenus heureux et gais ? Partout on sent la fête. Les yeux, les visages, les voix, les gestes, les habits, l’air même, le soleil, tout a un air de fête, et chez nous, il n’y a plus déjà de fêtes.

— Oui — dit Bieletzkï qui n’aimait pas de pareils raisonnements. — Et toi, le vieux, pourquoi ne bois-tu pas ? — s’adressa-t-il à Erochka.

Erochka cligne de l’œil à Olénine, en lui désignant Bieletzkï :

— Quoi, il est si fier ton kounak !

Bieletzkï leva son verre.

Alla birdé — dit-il, et il but.

(Alla birdé signifie « Dieu a envoyé », c’est l’exclamation ordinaire au Caucase en buvant avec quelqu’un.)

Çaou boul (À ta santé) — dit Erochka en souriant, et il vida son verre.

— Tu dis la fête ! — fit-il à Olénine en se levant et en regardant par la fenêtre. — Quelle fête ! Si tu avais vu comme on s’amusait autrefois ? Les femmes étaient habillées en sarafane[1] brodés de galons, la poitrine ornée de deux rangs de pièces d’or, des coiffures dorées sur la tête. Quand elles passaient, frfrfr, le bruit se soulevait. Chaque femme était comme une princesse. Elles se mettaient en groupe, commençaient à chanter des chansons et s’amusaient toute la nuit. Les Cosaques sortaient des tonneaux dans les cours, s’asseyaient et buvaient toute la nuit jusqu’à l’aube. En se prenant par la main, ils se répandaient dans la stanitza comme une lave. On entraînait avec soi tous ceux qu’on rencontrait et on allait les uns chez les autres. Et ça durait comme ça pendant trois jours. Mon père, je m’en souviens encore, venait tout rouge, enflé, sans bonnet, il avait tout perdu et venait se coucher. Ma mère était déjà habituée : « Apporte-lui du caviar frais et du vin » ; et elle-même courait par la stanitza pour chercher son bonnet, et il dormait comme ça pendant deux jours. Voilà quelles gens c’étaient ! Et maintenant, peuh !

— Eh bien ! Et les filles en sarafane elles s’amusaient donc seules ? — demanda Bieletzkï.

— Oui, seules ! Les Cosaques venaient, montaient à cheval, disaient : « Allons fendre la ronde, » et ils y allaient et les femmes s’armaient de bâtons. Au carnaval, il arrivait qu’un garçon s’introduisait dans la ronde et elles le battaient lui et son cheval. Il brisait la chaîne, attrapait celle qu’il aimait et l’emmenait. Ma belle, ma chérie, comme tu veux, il faut aimer. Et quelles filles c’étaient ! Des reines !

  1. Sarafane, long vêtement sans manches que portaient autrefois les femmes russes.