Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 40

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 288-294).
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XL


Le lendemain, Olénine s’éveilla plus tôt qu’à l’ordinaire. Aussitôt éveillé, il songea à ce qui l’attendait et avec joie se rappela les baisers, les pressions de ses mains fermes et les paroles : « Comme tes mains sont blanches ! » Il bondit, il voulait aller immédiatement chez les propriétaires pour demander la main de Marianka. Le soleil n’était pas encore levé et Olénine crut remarquer qu’une agitation extraordinaire avait lieu dans la rue. On marchait, on galopait à cheval, on causait. Il jeta sur lui son veston et sortit sur le perron. Les propriétaires n’étaient pas encore levés. Cinq Cosaques à cheval parlaient bruyamment.

Loukachka passait devant tous, sur son large cheval de Kabarda. Les Cosaques parlaient tous à la fois, criaient, on ne pouvait rien comprendre.

— Allez au poste supérieur ! — cria l’un.

— Mets la selle et va plus vite, — dit l’autre.

— Par cette porte on sera plus vite sorti.

— Tu chantes ! — cria Loukachka — il faut prendre la porte du milieu.

— C’est vrai, ce sera plus près — fit un Cosaque tout couvert de poussière, monté sur un cheval en sueur.

Le visage de Loukachka était rouge, boursouflé par l’orgie de la veille. Son bonnet était posé derrière la tête. Il criait impérieusement comme s’il était le chef.

— Qu’y a-t-il ? Où allez-vous ? — demanda Olénine, qui à grand peine finit par se faire remarquer des Cosaques.

— Nous allons saisir des Abreks qui se cachent dans les brisants. Nous allons tout de suite, mais nous sommes peu nombreux.

Et les Cosaques, en continuant à crier et à se grouper, s’éloignèrent dans la rue. Aussitôt, il vint en tête à Olénine qu’il serait mal de n’y pas aller, et de plus, il pensait revenir de bonne heure.

Il s’habilla, chargea son fusil, sauta sur son cheval à peine sellé par Vanucha et rattrapa les Cosaques à la sortie de la stanitza.

Les Cosaques descendus de cheval formaient un petit cercle ; versant dans les coupes de bois, le vin d’un petit fût qu’on leur avait apporté, ils buvaient tous et priaient au succès de leur expédition. Parmi eux se trouvait un jeune et élégant khorounjï venu par hasard à la stanitza et qui prit le commandement des neuf Cosaques réunis. Tous les Cosaques étaient de simples soldats et bien que le khorounjï prît le rôle de chef, ils n’obéissaient qu’à Loukachka. Tant qu’à Olénine, ils n’y firent aucune attention. Quand tous furent montés à cheval, ils partirent.

Olénine s’approcha du khorounjï, et se mit à l’interroger sur ce qu’ils allaient faire. Le khorounjï, très poli d’ordinaire, se tenait avec lui du haut de sa majesté. Olénine put à grand peine tirer de lui une réponse. La patrouille envoyée à la recherche des Abreks avait trouvé quelques montagnards à huit verstes de la stanitza, dans les brisants. Les Abreks, cachés dans les ravins, tiraient et menaçaient de ne pas se rendre vivants, l’ouriadnik, qui était dans la patrouille était resté là-bas avec deux Cosaques et en avait envoyé un à la stanitza pour appeler les autres à l’aide.

Le soleil commençait à se lever. À trois verstes de la stanitza, de tous côtés, s’étendait la steppe et l’on ne voyait rien sauf la plaine monotone, triste, sèche, le sable sillonné par les traces du bétail. Çà et là des herbes fanées, dans des enfoncements, des roseaux rabougris, de rares sentiers à peine tracés et le camp des Nogaïs, qu’on apercevait à l’horizon lointain. Partout frappait l’absence d’ombre et le ton sévère du pays.

Dans la steppe, toujours le soleil se lève et se couche en feu. Quand il fait du vent, des montagnes de sable sont soulevées ; quand il fait calme, comme ce matin-là, le silence que ne rompent ni le mouvement ni les sons, est surtout saisissant. Ce matin-là, bien que le soleil se montrât, dans la steppe le temps était calme et sombre, il faisait particulièrement doux et désert. L’air même ne se mouvait pas, on n’entendait que le piétinement des chevaux, leur ébrouement et même ces bruits ne résonnaient que faiblement et s’arrêtaient aussitôt. La plupart des Cosaques chevauchaient en silence. Les Cosaques portent toujours leurs armes de telle façon qu’elles ne se touchent pas et ne font entendre aucun cliquetis : C’est une grande honte pour les Cosaques que leurs armes fassent du bruit. Deux Cosaques de la stanitza les rejoignirent en route et ils échangèrent quelques paroles. Le cheval de Loukachka s’accrocha à quelques herbes et butta. C’est mauvais présage chez les Cosaques. Ceux-ci tournèrent la tête et se détournèrent hâtivement en tâchant de ne pas faire attention à cette circonstance qui prenait une importance particulière, surtout en ce moment. Loukachka tira les rênes, fronça les sourcils avec colère, grinça des dents, souleva la cravache au-dessus de sa tête. Le bon cheval piétina des quatre pattes à la fois ne sachant sur laquelle partir et comme si, sur des ailes, il voulut s’enlever en l’air. Mais Loukachka frappa ses côtes rebondies, une deuxième fois, une troisième fois, et le kabarde, montrant les dents, soulevant la queue et reniflant partit sur les pattes de derrière et s’éloigna à quelques pas des Cosaques.

— Le bel animal ! — fit le khorounjï.

Ce fait de dire l’animal et non le cheval était un éloge particulier à l’adresse du cheval.

— C’est un lion — affirma un vieux Cosaque.

Les Cosaques avançaient sans mot dire, tantôt au pas, tantôt au trot et cela seul rompait pour un moment le silence et la solennité de leur marche.

Dans la steppe, à la distance de huit verstes, ils ne rencontrèrent qu’une hutte de Nogaïs qui, posée sur le chariot avançait lentement à la distance d’une verste d’eux. C’était un Nogaï, qui, avec sa famille, voyageait d’une place à l’autre. Ailleurs, dans un ravin, ils rencontrèrent deux femmes Nogaïs en haillons, qui, avec des paniers sur le dos ramassaient, pour le kiziak, le fumier du bétail qui paissait dans la steppe.

Le khorounjï, qui parlait mal le langage des Nogaïs, leur adressa cependant la parole, mais elles ne comprirent pas, et visiblement épeurées, se regardaient entre elles.

Loukachka s’approcha, arrêta le cheval, prononça bravement le salut habituel et les femmes, avec un air réjoui se mirent à lui parler sans aucune gêne, comme avec un compatriote.

Aïe ! aïe, kop Abrek ! — disaient-elles lamentablement en désignant de la main la direction où allaient les Cosaques.

Olénine comprit qu’elles voulaient dire « beaucoup d’Abreks ».

Olénine qui n’avait jamais vu chose pareille, et n’en avait d’autre conception que par les récits de l’oncle Erochka, voulait ne pas s’écarter des Cosaques et voir tout. Il admirait les Cosaques, regardait, écoutait tout et faisait ses observations. Bien qu’il eût pris avec lui son sabre et son fusil chargé, en remarquant comment les Cosaques le tenaient à l’écart, il résolut de ne point prendre part à l’affaire, d’autant plus qu’il jugeait avoir donné assez de preuves de courage dans son détachement et principalement parce que, maintenant, il se sentait très heureux.

Tout à coup au loin, on entendit un coup de fusil. Le khorounjï s’émut et commença à prendre des dispositions ; comment grouper les Cosaques, de quel côté s’approcher ? Mais les Cosaques ne faisaient nulle attention à ses préparatifs ; ils ne regardaient et n’écoutaient que Loukachka. Le visage de celui-ci exprimait le calme et la solennité. Il galopait en avant, les autres ne pouvaient le suivre, et en clignant des yeux, il scrutait les alentours.

— Voici un cavalier — fit-il en retenant son cheval et en se mettant à côté des autres.

Olénine regardait de tous ses yeux et ne voyait rien. Les Cosaques distinguèrent bientôt deux cavaliers et d’un pas tranquille allèrent tout droit sur eux.

— Ce sont les Abreks ? — demanda Olénine.

Les Cosaques ne répondirent point à cette question qui selon eux était une sottise. Les Abreks eussent été stupides de venir de ce côté avec des chevaux.

— Voilà, le vieux Rodka fait signe — prononça Loukachka en désignant les cavaliers que déjà l’on distinguait nettement. — Voilà, ils marchent vers nous.

En effet, après quelques instants, il vit clairement que les cavaliers n’étaient autres que les Cosaques de la patrouille, et l’ouriadnik s’approcha de Loukachka.